Clairement, l’Agence Nationale de recherche sur le sida (ANRS) a choisi de travailler en Afrique. Après l’essai sur la réduction de la transmission mère-enfant du VIH, mené en Côte d’Ivoire et au Burkina-Faso (voir Action 35), un nouvel essai est promu par l’ANRS à Abidjan.
Il s’agit d’étudier la tolérance et l’efficacité du Bactrim, dans la prévention des infections opportunistes chez les personnes séropositives. A l’issu d’une phase d’inclusion d’une durée estimée à un an, 730 recrues seront réparties au hasard en deux groupes. Dans le premier bras, les personnes séropositives recevront le médicament, dans le second un placebo (succédané du médicament sans aucune efficacité). La durée moyenne de suivi sera de deux ans à partir de la date d’inclusion.
« L’efficacité préventive du Bactrim n’est rigoureusement démontrée que contre la pneumocystose. Elle n’est que constatée (dans plusieurs études) contre la toxoplasmose. Or les infections opportunistes les plus répondues en Côte d’Ivoire ne sont pas les mêmes qu’en France ou qu’aux Etats-Unis. Ainsi la prévalence de la pneumocystose en Côte d’Ivoire est estimée à 5% environ, celle de la toxoplasmose à 15%. Et on ne possède aucune donnée concernant l’activité prophylactique du Bactrim, contre les diverses maladies intestinales et pulmonaires qui sont fortement prévalentes à Abidjan et contre lesquelles ce médicament possède une efficacité curative. Il faut donc utiliser un placebo ». Voilà comment, lors de la réunion de présentation de l’essai à l’ANRS le 19.10.1995, les investigateurs principaux justifièrent leur choix méthodologique. En ajoutant l’argument suivant : « Le coût d’une telle prophylaxie pour un malade ivoirien s’élèverait à environ 100FF par an. Bien que modeste, cette somme n’est pas négligeable. Il faut donc être capable de certifier aux ivoiriens que cela vaut vraiment la peine de la dépenser. »
Pour sa part, Act Up-Paris critique cet essai, et notamment l’utilisation d’un placebo. En effet, la présomption de l’efficacité d’une prophylaxie des infections opportunistes par le Bactrim, est très forte. Certains cliniciens ivoiriens l’utilisent déjà systématiquement pour leurs patients lorsque ceux-ci ont moins de 200 T4.
Or une étude effectuée par l’ANRS au cours de l’été 95 permet de conclure que 20% environ des recrues de l’essai auront moins de 200 T4 au moment de l’inclusion. En donnant pendant deux ans un placebo à la moitié d’entre elles, on leur fait courir un risque inacceptable. Doit-on attendre plus de trois ans une démonstration rigoureuse et chiffrée de l’efficacité préventive du Bactrim ? Si l’on veut mener un essai sur ce thème, pourquoi ne pas tester une dose forte contre une dose faible et déterminer ainsi s’il est possible de diviser par deux le coût d’une prophylaxie que des cliniciens ivoiriens préconisent déjà ?
La réponse de Jean Dormont, responsable des essais cliniques à l’ANRS, est cinglante : « Oui ce protocole pourrait être meilleur, mais en Afrique, on doit faire simple. On ne peut pas vraiment faire de la médecine ». Effectivement, tout dans ce protocole d’essai est simplifié. C’est aux enquêtrices, chargées d’apporter aux recrues leur ration mensuelle de médicaments, qu’il revient de dépister aussi précocément que possible les infections opportunistes ainsi que les effets néfastes du Bactrim, en attendant la consultation médicale trimestrielle. Mais ces enquêtrices n’ont aucune compétence pour faire cela : au mieux, il s’agira d’assistances sociales.
Il n’y a pas non plus de procédure claire et précise de levée d’aveugle, c’est-à-dire de procédure pour déterminer si une recrue qui tombe malade doit être informée de ce qu’on lui donne dans le cadre de l’essai (Bactrim ou placebo). Cela ne choque absolument pas M. Dormont : « Il faut éviter à tout prix de lever l’aveugle car c’est catastrophique pour l’essai ». Enfin, le nombre de perdus de vue au cours de l’essai est estimé à 5% : n’est-ce pas optimiste ? « Nous nous arrangerons pour qu’il en soit ainsi ! », décrète M. Salamon, l’investigateur principal.
Pour Act Up-Paris, le respect des malades prime. Pour l’ANRS, la méthodologie de la recherche passe avant tout : les considérations éthiques s’opposent à un point de vue purement scientifique. Ainsi, M. Salamon explique que les problèmes posés par la présentation du placebo lors du recueil du consentement libre et éclairé au moment du recrutement sont de deux ordres. D’une part, les personnes vraiment bien informées risquent de fuir l’essai. D’autres part, une bonne information des recrues introduit un effet psychologique qui peut influer sur les résultats, ce qui est méthodologiquement regrettable. « Bien expliquer ce qu’est le placebo, c’est lever à moitié l’aveugle » dit-il. Quant à Jean Dormont, sa théorie est simple : « On randomise et on compte les morts ».
Ce n’est pas tout : l’ANRS se prévaut à tort d’un avis favorable du Comité d’Ethique d’Abidjan, créé par arrêté ministériel le 24.05.1995 et constitué de douze membres. Cependant cet essai, examiné le 26.05.1995, ne l’a pas été par ce Comité Officiel, mais par un comité informel constitué de neuf membres dont deux seulement étaient présents. En fait, l’ANRS se retranche derrière une autorisation du ministère de la Santé ivoirien. « On ne va pas demander au ministère ivoirien d’appliquer la loi Huriet ! », plaide Jean Dormont. On peut, en revanche, demander à l’ANRS d’agir en Afrique dans le respect scrupuleux des personnes séropositives et de leurs droits. C’est pour elle une question de devoir.