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Il aura fallu quinze jours de procès à la Cour de Justice de la République pour permettre à l’avocat général Roger Lucas d’identifier les véritables responsables dans l’affaire du sang contaminé : s’il faut blâmer Edmond Hervé, c’est d’abord de n’avoir pas su résister aux « pressions des homosexuels » qui refusaient, en 1983, d’être désignés comme « groupe à risques ». Et l’avocat général d’expliquer l’application aléatoire de la circulaire du 20 juin 1983 – qui invitait les Centres de Transfusion Sanguine à pratiquer une sélection des donneurs – par l’efficacité manoeuvrière du « lobby homosexuel ».
Deux jours plus tard, Jean-Michel Darrois, avocat de Laurent Fabius, ne pouvait être en reste. Aussi surenchérissait-il en affirmant que les véritables fauteurs du trouble avaient été les homosexuels, qui « ne voulaient pas qu’on parle du sida ».
Avant l’ouverture du procès, beaucoup craignaient que les trois ministres ne soient les boucs émissaires d’un drame en mal de responsables. Quinze jours plus tard, accusation et défense, également d’accord pour demander la relaxe des ministres, se retrouvaient encore sur un point : les homosexuels, parce qu’ils auraient sacrifié le « souci de la santé publique » à leurs « intérêts individuels », seraient indirectement responsables de la contamination des hémophiles et des transfusés. C’est clair et beau comme une première leçon d’anthropologie : le sacrifice du bouc émissaire opère la réconciliation des parties adverses. Il suffisait d’y penser.
Nous devions être fous pour ne pas nous y être préparés. Car les affirmations de Darrois et Lucas ne font que reprendre un vieux refrain déjà cent fois servi, qui prétend faire de la population la plus touchée par le sida la première responsable de son extension. C’est connu : nous aurions favorisé, par nos comportements, la propagation du virus ; nous aurions contribué à l’aveuglement des populations quant aux dimensions réelles de l’épidémie en « homosexualisant le sida » ; nous aurions détourné les campagnes de prévention à des fins de prosélytisme ; nous aurions « confisqué » la lutte contre le sida, etc. – toutes accusations qui ont valu à leurs auteurs quelques uns des zaps les plus énervés de l’histoire d’Act Up.
Avec le procès des ministres, tous les militants qui se battent contre le sida aujourd’hui et qui luttent contre le silence dans lequel il est à nouveau retombé ont vu soudain resurgir le sida dans les médias, sous les auspices de l’archive. Avec lui, et contre tout ce qu’on pouvait espérer, les mêmes fantasmes ignobles, les mêmes insultes, le même mépris des malades. Ce sont des conjectures folles, qui prêtent aux associations d’homosexuels beaucoup plus de pouvoir qu’elles n’en eurent jamais – tout de même, nous n’étions pas 10 000 à la Gay-Pride de l’époque – et qui exhument de tout petits faits sans leur contexte : si beaucoup de gays n’ont pas pris, au début des années 80, la pleine mesure de l’épidémie, c’est peut-être parce que l’information dont ils disposaient les en empêchait – comment des pédés qui s’étaient battus pendant des années pour émanciper l’homosexualité du discours et du contrôle médical pouvaient-ils prendre sérieusement ce que des journaux présentaient alors comme le « Cancer gay » ? Faut-il rappeler, enfin, qu’à cette époque où Edmond Hervé, Georgina Dufoix et Laurent Fabius refusaient que soit levée l’interdiction, vieille de 1920, de promotion publique du préservatif, des homosexuels à l’origine de Aides diffusaient les premières plaquettes de prévention à l’intention de toutes les populations ?
Il faut le rappeler, en effet, pour ne pas laisser dire ceux qui refont l’histoire à leur convenance. Parce que le fantasme du « lobby homosexuel », tel qu’il s’est à nouveau exprimé à l’occasion de ce procès, est toujours mis en avant par ceux qui n’ont rien fait, par ceux qui n’ont commencé à se préoccuper un tant soit peu du sida qu’à partir du moment où il était devenu impossible d’imaginer qu’il menaçait seulement les pédés et les drogués : par ceux qui n’ont que l’universel et l’intérêt général à la bouche, mais qui ne conçoivent pas que les pédés, les gouines, les drogués et quelques autres puissent être partie prenante de cet universel et contribuer à cet intérêt général. Alors, ils agitent l’épouvantail du « lobby ». Le mot a atrocement servi pour d’autres minorités, au point qu’il en est devenu presque interdit. Mais il ne mange pas de pain quand on parle des gays. Lisez Alain Finkielkraut : c’est le lobby gay qui ébranle les fondements du républicanisme. Ecoutez Christine Boutin : c’est lui qui menace la famille quand il défend le PaCS. Voyez Irène Théry : c’est lui qui compromet l’ordre symbolique en réclamant le mariage et la reconnaissance de l’homoparentalité.
Un fait, cependant, manque à leur clairvoyance. Il devrait pourtant apporter un sérieux démenti à leurs divagations : il n’y a personne, ou presque, pour répondre à leurs insultes. Juste une poignée d’intellectuels, deux ou trois titres de la presse gay, et des associations qui comptent leurs militants. Où sont les autres ? Où sont les pédés et les gouines ? Est-ce parce que nous avons la certitude d’être du côté de ce qui est juste et de ce qui est bon que nous pouvons accueillir les déclarations de guerre avec une ironie de bon aloi, une tristesse impuissante ou un mépris hautain ? Est-ce plutôt parce que nous avons tellement pris l’habitude de la haine homophobe que nous ne parvenons même plus à en discerner la violence ? C’était peut-être une folie, de la part d’Act Up-Paris, de déployer sur le Palais de Chaillot une banderole marquée « HOMOPHOBES ! » devant 50 000 boutinistes. Si c’était une folie, c’est surtout parce que nous étions seuls. Sans nous, pourtant, le cortège poursuivait son chemin, ponctué de pancartes s’en prenant aux « tantouzes », sans que nul ne proteste. Qui a sérieusement protesté, après tout, quand un député de droite, lors du débat sur le PaCS, a estimé qu’accorder des droits aux homosexuels équivalait à légiférer sur la zoophilie ? Alors, il ne s’est trouvé aucun député – pas même un député homosexuel – pour exiger une sanction.
Il s’appelle D., mettons. Il est pédé ; il est aussi député. Il entend ne rien faire savoir de son homosexualité. C’est son droit – même si on peut le regretter. Son silence accrédite l’idée qu’il serait honteux d’être homosexuel. Surtout les modalités de ce silence ont des effets directement politiques : D. craint tellement que son homosexualité ne soit considérée comme le motif de ses convictions qu’on ne l’a jamais vu s’engager dans aucun combat pour les droits des gays et des lesbiennes. D. oeuvre dans un univers abstrait et désincarné.
Si D. répugne à se montrer solidaire des gays et des lesbiennes, on le sait moins pointilleux sur ses amitiés. Le groupe politique auquel appartient D. a de la sympathie pour Christine Boutin ; D. a donc de la sympathie pour Christine Boutin. C’est pourquoi il a participé à la manifestation du 31 janvier. Certes, il n’y est pas resté très longtemps : il n’entendait pas défiler avec le Front National – celui-là même qui l’avait traité de pédé à l’occasion d’une élection. Qu’importe néanmoins à D. s’il côtoie, le temps qu’il passe à la manifestation, des banderoles explicitement homophobes. Que lui importe si des manifestants crieront bientôt « Les pédés au bûcher ». Ce qui gêne D., c’est le FN. D. est un cas d’école. C’est un pédé qui lutte objectivement contre les droits des homosexuels. Sa présence à cette manifestation valide objectivement les insultes homophobes. Le fait même de ces insultes devrait faire voler en éclats le partage souvent hypocrite entre vie privée et vie publique. D. se retranche pourtant derrière cette frontière pour ne rien dire – et faire le pire.
D. nous lasse. D. nous inspire du mépris et de la colère. On dira peut-être, on dira bientôt le nom de D., comme on le ferait de n’importe quel autre ennemi politique. On sait pourtant que cela peut coûter à Act Up jusqu’à 300 000 francs d’amende. D. a le droit de défiler près d’une banderole qui me dit que je suis une tantouze. Je n’ai pas le droit de dire qu’il est homosexuel. En France, l’incitation à la haine homophobe n’est pas un délit ; l’atteinte à la vie privée en est une. Il faudra bien qu’un jour quelqu’un s’affronte, d’une manière ou d’une autre, à cette contradiction. D. a tenu à nous rencontrer après que nous l’avons contacté. Il entend bien notre colère, mais reste arc-bouté sur ses catégories. Il ne voit pas que la notion de « vie privée » est beaucoup moins étendue pour un hétérosexuel, chez qui la « révélation » de son hétérosexualité ne devrait pas poser de problème. C’est que la vie privée d’un hétérosexuel commence avec les personnes qu’il aime en particulier, pas avec leur sexe en général.
Surtout D. se retranche, une fois de plus, dans la rhétorique de l’universel : dire son homosexualité, et condamner dans un même mouvement les agressions homophobes de la manifestation à laquelle il a participé, ce serait inévitablement, selon lui, en rabattre sur l’universel, et créditer l’hypothèse selon laquelle il ne poursuivrait que des intérêts particuliers.
Avec Act Up, cela tourne vite au dialogue de sourds. Si nous oeuvrons pour l’intérêt général, c’est toujours depuis la position singulière qui est la nôtre ; c’est d’abord parce que la lutte contre les discriminations dont souffrent les malades du sida et les homosexuels s’est étendue à d’autres discriminations – par là, à d’autres luttes. Nous ne voulons pas, nous ne comprenons rien à un universel qui se décrète a priori, et dans l’horizon duquel aucune situation individuelle minoritaire ou singulière n’est pensable.
On comprendra, dans ces conditions, que nous fassions de la contestation de la Couverture Maladie Universelle (CMU) l’un des grands chantiers des mois à venir. Si l’on en croit le gouvernement, elle devrait régler tous les problèmes d’accès à la santé des personnes précaires. Mais l’Aide Médicale, que la CMU devrait remplacer, si bancale et insuffisante soit-elle, concernait au moins tout le monde, quelle que soit sa situation administrative. La CMU, au contraire, sélectionne ses bénéficiaires, et en exclut les sans-papiers. Ce pourrait être la morale de la fable : toujours se méfier de quiconque préfère mettre l’universel en bannière qu’en pratique.