Pendant deux ans, Bernard Kouchner aura servi de caution humanitaire et progressiste à un gouvernement trop « pragmatique » pour écouter les malades. En promettant beaucoup, il entretenait l’illusion que Lionel Jospin, Martine Aubry ou Dominique Strauss-Kahn se souciaient des questions de santé publique ; en ne faisant rien, il révélait son impuissance et les véritables priorités du gouvernement : les impératifs budgétaires. Ce rôle d’alibi, Bernard Kouchner l’a joué avec trop d’enthousiasme pour que l’on puisse vraiment lui pardonner.
Ainsi, pendant le mois précédant son départ, Act Up-Paris n’a cessé de dénoncer ses engagements non tenus en matière de santé publique et de lutte contre le sida. Une vingtaine de communiqués de presse envoyés aux médias et aux cabinets ministériels, ont rappelé, jour après jour, chacun des sujets sur lesquels le « french doctor » s’était engagé sans tenir ses promesses : prévention, réduction des risques liés à la toxicomanie, prise en charge médicale et sociale des malades, santé en prison, CMU, réforme des COTOREP, plan anti-douleur, etc. La liste est longue.
Act Up-Paris, derrière Bernard Kouchner à toutes occasions, a exigé des comptes. Act Up-Paris l’a interpellé le 15 juin 1999, gare de l’Est, alors qu’il inaugurait le « train de l’éclipse » : 15 secondes avant que les forces de l’ordre n’interviennent, mais 15 secondes suffisantes pour déployer notre banderole « Kouchner ment » et lire sur le visage, un instant décomposé, de notre victime, cette envie sans cesse déçue : être aimé des malades et des activistes. On croirait rêver !
Cette campagne n’avait qu’un objectif : noyer les cabinets ministériels et les administrations sous nos communiqués, mettre les responsables face à leurs contradictions.
C’est ainsi qu’un conseiller technique du secrétaire d’Etat à la Santé nous téléphone un matin, dérangé par cette campagne de presse « très exagérée » : « Bernard Kouchner a tenu de nombreuses promesses ». Malheureusement, il est incapable d’en citer une seule. Un second conseiller nous assure que, contrairement à ce que nous affirmons, l’engagement de Bernard Kouchner dans la réforme des COTOREP est « réel et sincère ». Il a, d’ailleurs, donné un signal politique fort : une note interne aux administrations de l’action sociale, de la santé et des finances. Une prise de position publique sur le sujet aurait été un signal autrement plus fort, mais visiblement, ni Bernard Kouchner, ni son entourage n’en ont senti la nécessité.
Le départ de Kouchner est l’occasion de faire un bilan de deux ans de politique de santé « de gauche ». C’est édifiant :
– deux mois après sa démission, le directeur de la DGS n’a toujours pas été remplacé. Visiblement, Lionel Jospin ne rêve que d’une chose, la dissolution de cette administration ;
– le départ prévisible de Bernard Kouchner n’a naturellement pas été anticipé. Le Premier ministre veut prendre du temps pour « réfléchir » à une nouvelle nomination afin de ne pas heurter les susceptibilités de ses alliés politiques. En attendant, la santé publique n’a aucun responsable, qu’il soit politique ou administratif. Quelle garantie et quels interlocuteurs avons-nous concernant les dossiers les plus urgents : la mise à disposition de nouvelles molécules pour répondre aux échappements thérapeutiques, la réforme du guide-barème et des COTOREP, ou la recherche de financement pour le FSTI, par exemple ?
Depuis deux ans, il est clair que nous assistons à une véritable gestion de droite de la santé publique. Dans ses arbitrages entre les ministères, Lionel Jospin a toujours favorisé les impératifs budgétaires et sécuritaires sur les exigences de la santé publique.
– Lionel Jospin ne prête attention aux malades sans-papiers que lorsqu’ils en viennent à se trancher les veines ou après cinquante jours de grève de la faim, lorsque les conséquences sur leur santé sont irréversibles. Il sait tendre l’oreille aux propos de Jean-Pierre Chevènement, mais reste sourd à ceux des malades.
– Dominique Strauss-Kahn, dans ses choix budgétaires, préfère défiscaliser les stock-options et promouvoir les fonds de pension plutôt que de favoriser des projets au service des malades, comme la réforme des COTOREP.
– Martine Aubry, avec son projet de CMU, s’apprête à créer un véritable apartheid médical excluant les sans-papiers. Elle n’a pas hésité à brader cette couverture maladie universelle aux assureurs, qui se réjouissent déjà que les précaires soient la tête de pont qui leur permettra de faire main basse sur l’ensemble de la couverture maladie.
– Jean-Pierre Chevènement, perdu dans ses délires sécuritaires de contrôle migratoire, refuse la régularisation des sans-papiers atteints de pathologies graves, donc inexpulsables. Il crée ainsi des situations absurdes, où des personnes autorisées à rester sur le sol français ne peuvent accéder à la moindre prestation sociale et restent soumis à l’arbitraire des administrations et des préfectures.
– Elisabeth Guigou refuse de réformer le système des grâces médicales en prison, de dépénaliser l’usage des drogues d’abroger la loi de 1970 ; elle n’assure aucun respect de la loi de 1994 sur la continuité des soins en prison.
– Ségolène Royal et Claude Allègre auront tout entrepris pour faire régresser la prévention au sein de l’Education Nationale : laissant la circulaire qui prévoie deux heures de prévention sida au collège jouer les Arlésiennes ; laissant un poste de réfèrent santé au ministère de l’Education Nationale inoccupé pendant des mois ; s’opposant à la diffusion d’une plaquette de prévention dans les écoles et les collèges, sous prétexte d’incitation à la débauche.
Voilà de quelle façon ce gouvernement gère la santé. Pendant deux ans, Bernard Kouchner aura servi de tampon entre nos revendications et la politique de droite du gouvernement Jospin ; il n’aura eu aucun pouvoir sur les orientations gouvernementales en matière de santé ; les autres ministres auront régulièrement choisi pour lui.
Que son successeur s’inquiète : nous ne supporterons plus d’avoir à dialoguer avec le faire-valoir des préoccupations gestionnaires, sécuritaires ou puritaines de ses collègues.
En attendant, la maison est vide. Lionel Jospin s’imagine sans doute que le sida est parti en vacances.