Les 28 et 29 juin, s’est tenu à Genève le Conseil de Coordination du Programme d’ONUSIDA, regroupant décideurs politiques, agences des Nations Unies et ONG internationales autour d’un objectif : faire le bilan des activités menées durant l’année écoulée et établir le plan de travail de l’ONUSIDA pour l’année à venir.
Act Up-Paris s’est rendu à ce meeting en tant qu’observateur, désireux de mesurer le contenu des débats et des problématiques soulevées en vue de stopper la propagation alarmante de l’épidémie, et de venir en aide aux populations touchées. Nous avons perdu notre temps et notre argent.
Il est clair que les personnes présentes ces deux jours, l’étaient avant tout pour faire bonne figure et se congratuler réciproquement, et qu’elles ne trouvent pas, dans la situation actuelle d’urgence absolue une motivation suffisante pour sortir de leur confort bureaucratique habituel. Il est clair que la lutte contre le sida se joue ailleurs.
Dans le cadre d’une offensive multisectorielle contre l’épidémie en Afrique, les responsables présents ont annoncé leur volonté d’élargir l’éventail des interlocuteurs et des ONG impliqués. Quelles garanties peuvent-ils nous donner que cela ne servira pas simplement la dissolution de la lutte contre le sida dans un marasme général couvert par l’englobante étiquette de Développement ?
Nous avons combattu pendant des années pour que l’argent de la lutte contre le sida dans les pays en développement ne soit pas monopolisé par des consortiums d’ONG, fortes de leurs appuis politiques locaux ou internationaux, et soi-disant engagées contre le virus, mais pour qu’il parvienne à ceux qui en ont le plus besoin et qui sont directement touchés : aux associations de malades du sida. Cet objectif n’aura jamais été atteint ; sans argent, sans traitement, les associations et les malades continuent de mourir.
Des associations de malades que les responsables de la lutte contre le sida invoquent pourtant allègrement lors de conférences et de rencontres internationales, mais qu’au quotidien ils ignorent et/ou méprisent ; des associations qui, dans bien des pays, se substituant aux défaillances et à l’inertie des Etats, assurent avec des moyens dérisoires le minimum de prise en charge psychosociale et médicale existant ; des associations, instrumentalisées à l’occasion, exploitées sur le terrain, mais jamais véritablement soutenues, ni logistiquement, ni financièrement.
La lutte contre le sida ne se fera jamais sans les malades qui, mieux que personne, savent ce que représente la séropositivité dans leur pays, connaissent la réalité de la maladie, l’état de la prise en charge médicale et les carences des systèmes de santé.
Pourtant, comme il y a 15 ans en Occident, chacun préfère s’entretenir entre soi : entre médecins, chercheurs, fonctionnaires, politiques, etc.
Ceux-là même qui ont perdu des années à opposer prévention et accès aux traitements par souci d’économies, laissant se propager l’épidémie, laissant mourir les malades et condamnant l’efficacité des politiques de lutte contre le sida ; ceux qui conçoivent l’Afrique comme un vaste champ d’expérimentations thérapeutiques et vaccinales, et voient en l’éthique un frein au progrès ; ceux qui refusent d’affronter la réalité, obnubilés et sans scrupules, s’imaginent que le prix des traitements antirétroviraux pèse plus dans la balance que la vie des personnes ou la cohérence des politiques ; ceux qui, avec condescendance et hypocrisie, répètent du haut de leur tribune ou devant les caméras, combien il est essentiel d’impliquer les malades à tous les niveaux de la lutte contre le sida mais ne prêtent ni intérêt ni attention à ce qui se produit sur le terrain. Qui espèrent-ils leurrer ?
Nous ne supporterons plus :
– la lâcheté de l’ONUSIDA, incapable de soutenir les malades, et qui courbe l’échine sous la pression américaine. ONUSIDA qui, il y a deux ans, avait au moins le courage d’ouvrir le débat sur l’accès aux traitements dans les pays en développement et la volonté de maîtriser dans les meilleures conditions la distribution des antirétroviraux, vacille sous les pressions de ses détracteurs : ceux qui ont essayé de faire croire que la prévention suffirait à juguler l’épidémie, que les traitements antirétroviraux étaient plus coûteux que les conséquences de leur inaction, ceux qui, après 20 ans, de réflexions profondes et de recommandations savamment ajustées ne sont toujours pas parvenus à instaurer le moindre accès aux traitements de base ;
– la prétention de l’USAID qui tente d’imposer son leadership sur la lutte contre le sida alors qu’elle méprise l’expérience des malades et refuse de participer à la solidarité internationale pour l’accès aux traitements ;
– l’hypocrisie de l’Union Européenne, qui, derrière Lieve Fransen, et de plus en plus en retrait de la scène publique, tente par tous les moyens de réduire sa contribution financière à la lutte contre le sida, alors que la réalité de l’épidémie réclame qu’au contraire elle la démultiplie ;
– les querelles et compétitions mesquines entre agences bilatérales, organismes internationaux ou ministères, et leur incapacité à se coordonner pour être efficaces.
Nous ne supporterons plus que des individus à salaires plus que confortables, vivant à Genève, Bruxelles, Washington, Paris, etc. et « travaillant à » la lutte contre le sida, se contentent d’aligner des propos bureaucratiques vides de sens et sollicitent indéfiniment notre patience.
L’épidémie de sida, elle, n’attend pas. 10% de contamination de plus par an, ce n’est pas supportable. Combien de milliers de personnes meurent chaque jour ? Combien sont contaminées sans espoir d’aucun soin ni d’aucune prise en charge ? Dans les pays les plus touchés, nos amis séropositifs ou malades luttent et crèvent sans traitements, sans soins, sans un local fixe pour leur association, sans un téléphone, sans un fax, sans un ordinateur, sans électricité parfois. Cette lutte qui n’a pas peur de se faire là où sont les malades survit au gré d’éventuelles petites charités. Cela ne peut plus durer.
Combien d’associations de malades auraient pu être sorties de leur isolement et de leur précarité si les sommes d’argent considérables, gaspillées lors de conférences sciemment rendues stériles, comme celle organisée à Genève en juillet 1998, avaient été utilisées pour les soutenir ?
Nous, que les thérapies et les soins font survivre en Occident, ne resterons pas silencieux devant tant d’hypocrisies et d’inerties. Nous n’attendrons pas une prochaine assemblée de la lutte contre le sida d’ONUSIDA pour nous faire entendre. Ce qui intéresse les malades et le reste de la population, ce sont les mesures concrètes qui doivent être mises en oeuvre pour les protéger et les aider : une information, une prise en charge médicale et psychosociale, un accès aux tests décents et suffisants.
Act Up-Paris, largement investie dans la lutte contre le sida dans les pays en développement, aux côtés d’autres malades, est en colère et exige des décideurs qu’ils aient enfin le courage et l’honnêteté de mener une véritable lutte contre l’épidémie, ou qu’ils se reconvertissent.
Nous exigeons :
– que les bailleurs de fonds (Union européenne, Banque mondiale, USAID, Coopérations bilatérales française, allemande, anglaise, hollandaise, belge, japonaise, etc.) cessent leurs calculs mesquins et soutiennent enfin véritablement les associations de malades qui luttent sur le terrain ;
– qu’ils engagent enfin les moyens financiers nécessaires pour développer l’accès aux soins et aux traitements, ce sans quoi aucune politique de prévention ne parviendra à juguler l’épidémie ;
– qu’ONUSIDA, par la voix de son directeur exécutif, affiche clairement sa stratégie et ses recommandations, ainsi que les moyens qu’elle entend mettre en oeuvre pour y parvenir ;
– qu’ONUSIDA joue enfin son rôle de coordinateur auprès des bailleurs de fonds ;
– qu’ONUSIDA, l’OMS et la Banque Mondiale refusent de se plier aux pressions et aux chantages américains qui les conduisent à faire le jeu de l’épidémie au lieu de soutenir et de protéger les populations ;
– que l’Union Européenne cesse de se terrer et de planifier insidueusement son désengagement de la lutte contre le sida, qu’elle adapte son budget aux impératifs et qu’elle fasse enfin front devant l’épidémie.
Que les décideurs de la lutte contre le sida et leurs bataillons de bureaucrates choisissent leur camp : celui de la lutte ou celui de l’épidémie. En refusant d’entendre et de soutenir les malades, ils se font complices du sida et des millions de morts à venir. Leur incompétence ne les décharge pas de leur responsabilité.