Irène Théry voudrait qu’on l’épargne. Nous aimerions juste pouvoir l’oublier. Fin octobre, lobbying oblige, elle communiquait à Philippe Mangeot, comme à une foule d’autres destinataires, un tiré à part de son rapport sur les femmes séropositives , accompagné d’un mot tout amical : Irène Théry a su nous pardonner après le » zapping d’Act Up « qui l’a offensée ; elle sait faire la part des choses entre » [son] désaccord profond avec le président d’Act Up et [son] estime pour l’individu « Philippe Mangeot. Mais elle continue à aligner des clichés d’un autre âge sur notre compte. Ce texte consacré à la » féminité blessée des femmes séropositives « n’apporte rien, sinon exaspération et consternation : pourquoi l’ANRS publie-t-elle ce genre d’études ?
On ne peut souhaiter à personne de devenir l’objet d’études d’Irène Théry. Après avoir couru les médias pour » démontrer » que les homosexuels incarnaient l’amour du même « et que le droit à l’adoption ne pouvait leur être accordé, elle se penche sur les femmes séropositives et leurs problèmes d’image et de » féminité « . Elle s’intéresse à une souffrance qui nous serait spécifique : le sentiment d’ » être sale « – notion violente, précise-t-elle, » du fait de ses connotations non seulement de malpropreté, mais aussi d’impureté, d’impudeur et de bassesse « .
Irène Théry a été féministe, et s’imagine l’être encore, peut-être, en produisant cette étude. Mais en s’interrogeant sur la stigmatisation des femmes atteintes par le VIH, elle exhume une série de clichés qui n’aboutissent qu’à la justifier. Sa recette est exemplaire : elle choisit d’entendre le » je me sens sale « de quelques femmes, puis va chercher deux ou trois définitions éculées de la » féminité « qui viendront conforter ce sentiment de stigmatisation. Tout est dans l’ordre. Comme toujours.
Seulement les biais de son étude sont énormes. D’une part elle recycle dans cette étude des entretiens réalisés il y a quatre ans dans le cadre d’une enquête centrée sur le stigmate et le secret, publiée en 1996 sous le titre » Silence, secret et confidence dans les relations entre les personnes atteintes par le VIH et leurs proches « . Elle approche » la question de la féminité « au travers du secret et de la honte. D’autre part elle extrait de cette étude les 66 entretiens qui lui paraissent les plus caractéristiques (sur 150 réalisés : 75 avec des hommes, 75 avec des femmes), et » oublie » de confronter le regard des femmes interrogées à celui que portent les hommes sur leur propre corps et leur propre sexualité – balayant le problème sous prétexte que nul homme n’y emploie spontanément le terme de » saleté « . Elle isole la question de la sexualité des femmes pour lui garantir sa spécificité. Enfin elle utilise pour étayer ses analyses des concepts d’une grossièreté effarante, tirés non de la bouche des femmes qu’elle interroge, mais d’une série de lectures choisies, qui viennent redoubler les représentations les plus archaïques de la » féminité « , sans jamais en interroger les ressorts.
C’est ainsi qu’on y lit qu’ » être une vraie femme, c’est non seulement avoir un corps désirable et beau, et avoir un corps sain, accueillant et prolifique, mais c’est aussi avoir un corps qui soit un bien rare au plan sexuel « . Que la séropositivité porte atteinte à l’image d’un » corps accueillant ; accueillant à l’enfant à naître, comme nid protecteur, accueillant à l’homme aussi « . Ou qu’ » être soi-même malade (…) est vécu [par les femmes séropositives] comme une inversion des rôles, une atteinte spécifique à la féminité comme don de soi « , ce » don « qu’elle juge » irréductible à une aliénation « , puisqu’ » il est source d’une réelle fierté des femmes « .
Ce texte fait frémir. Il est même terrifiant. Parce qu’il nous renvoie – nous, femmes – à des identités sexuelles dont nous ne voulons plus depuis longtemps. Parce qu’il ne dit ni vrai ni faux sur les démêlés des femmes avec leur sexualité, ni avec les images sociales de la » féminité « , mais les enferme dans des clichés douteux. Parce qu’il prétend poser des questions malignes : le sida serait-il sexué ? la maladie aurait-t-elle un genre ? mais n’aboutit qu’à des truismes écrasants. Que les femmes aient à combattre différentes formes de domination, que vivre sa sexualité avec le sida soit un problème, nous le savons depuis toujours.
Cette étude ne sert à rien. Irène Théry cherche à entendre ce que les femmes séropositives « ont à lui apprendre de toutes les femmes », mais elle n’entend rien. Ni aux problèmes des femmes séropositives, ni aux problèmes des femmes en général. Elle n’entend que sa propre fascination pour les ordres dominants. Sa » sociologie » ne mène à rien. Elle n’est que la forme savante d’un discours commun que nous avons appris à détester.
Cette étude ne mériterait même pas qu’on en parle, si elle ne posait la question des choix de l’ANRS. Cette sociologie dévouée à la confirmation des préjugés sociaux ne nous intéresse pas, mais l’ANRS la soutient et la finance. Des sociologues se prennent de passion pour les symboles et les » représentations » des personnes atteintes, mais le sida ne relève ni du symbole, ni de la représentation : c’est une maladie, contre laquelle il nous faut combattre. Trop souvent encore, les études en sciences sociales soutenues et financées par l’ANRS oublient l’actualité, paraissent trop tard ou décalées, ou ignorent les enjeux de la lutte contre le sida. Les femmes interrogées dans cette étude étaient-elles traitées ? Le texte n’en dit rien. Les traitements permettent-ils aux femmes atteintes par le VIH de se défaire de la peur ou du sentiment de « souillure », et de retrouver une sexualité plus sereine – ou jouent-ils au contraire contre leur libido ? Ces entretiens réalisés avant les succès des trithérapies, il y a quatre ans, ne permettent pas d’examiner les questions qui nous intéressent aujourd’hui. Dans quoi s’ancre aujourd’hui encore la puissance de ces représentations archaïques de la femme, de son rôle, de son corps ? comment, par où les femmes peuvent-elles se défaire de ces idées imposées, d’ » impureté « , de » saleté « ou d’ » impudeur « ? La question ne semble à aucun moment effleurer Irène Théry.
Nous n’avons pas besoin aujourd’hui et ici, sur le terrain de la lutte contre le sida, de sociologies qui se contentent de prendre acte des dominations – et encore moins de sociologies qui soignent l’ordre symbolique. Nous avons besoin aujourd’hui d’une sociologie de la résistance : qui nous permette de nous défendre face à la maladie, et de combattre les stigmatisations qui privent des moyens de l’affronter, qui contribuent à isoler les femmes, qui les écartent des essais thérapeutiques, qui nuisent à la prévention.
Nous n’avons pas besoin d’une sociologie de la » féminité « , nous avons besoin d’une sociologie féministe. Irène Théry nous fait perdre notre temps.