Le 10 janvier dernier, l’un de nos plus vieux slogans est devenu le mot d’ordre très officiel d’une réunion spéciale du Conseil de sécurité de l’ONU consacrée aux ravages de l’épidémie en Afrique. Cette fois ça y est : « le sida, c’est la guerre ».
Ce jour-là, chacun file la métaphore. Pour Peter Piot, directeur de l’ONUSIDA — l’agence sanitaire des Nations-Unies — , « conflits et VIH sont liés comme des jumeaux diaboliques ». Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, exhorte donc le Conseil de sécurité, précisément parce qu’il est chargé du maintien de la paix, à faire de la lutte internationale contre le sida une « priorité immédiate ». James Wolfensohn, président de la Banque mondiale, cède lui aussi aux transports de la nouvelle rhétorique : « avec le sida, nous sommes confrontés à une guerre qui affaiblit plus que la guerre elle-même, parce que dans la plupart des pays il est à peine évoqué, parce qu’il ne fait pas les gros titres, parce que la voix des victimes n’a pas l’oreille du pouvoir ». Probablement ému, Al Gore, vice-président américain et président de la séance, annonce une aide exceptionnelle des Etats-Unis : 100 millions de dollars. La somme est insuffisante, tout le monde le sait et M. Wolfensohn le rappelle : « toute guerre nécessite un trésor de guerre, mais celui qu’apporte la communauté internationale est vide ». Mais la cause est entendue : désormais, les appels de fonds s’entonnent au clairon.
Curieuse conversion. Lorsque que les gardiens de la paix mondiale affirment que « le sida c’est la guerre », il faut certes entendre un appel à la mobilisation, qui rejoint le nôtre : le sida tue, comme (et plus) que les conflits armés. Mais il faut surtout entendre, très littéralement, un souci stratégique qui n’a que peu de chose à voir avec le contenu de nos revendications.
Le sida, nous explique-t-on, déstabilise les économies, engendre la pauvreté, et favorise la guerre ; à rebours, la guerre, ses exactions et ses désordres facilitent la propagation de l’épidémie. Le maintien de la paix devient donc un paramètre de la lutte contre le sida, mais c’est surtout la réciproque qui mobilise les Nations-Unies : pour Al Gore, « sans nul doute, les ravages causés par le sida et le coût extorqué menacent notre sécurité ». Pour les Etats occidentaux, le sida en Afrique n’est la guerre que dans son rapport à la stabilité du monde, leur monde. Le 10 janvier dernier, le sida est devenu une hypothèse d’état-major.
Nous parlons d’une autre guerre, moins abstraite. Son horizon n’est pas la « sécurité » des nations inquiètes, mais la survie très élémentaire, très opiniâtre et très précaire des personnes séropositives. On nous sert aujourd’hui une géopolitique du virus, proche, sans nul doute, des intérêts vitaux des Etats, donc susceptible de délier leurs bourses, mais très éloignée des réalités de la maladie. C’est là tout le problème : l’enjeu de cette « guerre » qui préoccupe tant le Conseil de sécurité, c’est l’épidémie, pas les malades. Ceux-ci n’apparaissent qu’en creux, statistiquement, comme porteurs du virus, vecteurs de contaminations potentielles. Il semble que les millions de séropositifs africains ne servent qu’à agiter l’épouvantail de la contagion mondiale.
Ce que tous les observateurs ont présenté comme une avancée risque donc fort d’être, au contraire, un recul : retour à une vision strictement épidémiologique de la maladie, résurgence d’une suspicion officielle envers les personnes atteintes, relégation du soin derrière la prévention. En l’indexant au « travail pour la paix et la sécurité », c’est-à-dire, dans le langage bureaucratique, à une politique de « prévention des conflits », les Nations-Unies, loin de réorienter la lutte internationale contre le sida, l’enlisent encore davantage dans le tout-prévention.
James Wolfensohn ne s’y est d’ailleurs pas trompé. S’il se permet de sermonner les bailleurs trop chiches, c’est que la nouvelle urgence géopolitique lui permet de rafraîchir les vieilles options de la Banque mondiale : « Nous devons faire de la prévention la question centrale. Nous estimons que le coût de la prévention se situe entre 1,5 et 3,5 dollars par personne et par an – comparés à plus de 7 dollars par personne et par an pour des traitements de base. Et, bien sûr, le coût du traitement véritable d’un patient est astronomiquement plus élevé. » On ne saurait être plus clair : protéger du virus les personnes qu’il n’a pas encore contaminées, qui assureront demain le remboursement de la Dette et la stabilité du pays, quitte à sacrifier les personnes déjà malades, trop chères à soigner et perdues pour le travail ; privilégier la prévention sur l’accès aux traitements ; l’épidémie contre les malades.
Au-delà des réserves morales que suscite ce type de discours, il faut dire avant tout que le calcul est mauvais. Car le tout-prévention a montré ses limites en termes de prévention ! Nul ne peut citer honnêtement un pays d’Afrique où la seule prévention a permis d’endiguer la propagation de l’épidémie. C’est qu’il n’y a pas de prévention efficace ni crédible sans prise en charge des personnes atteintes : on ne peut pas s’attendre à ce que dans un contexte d’extrême rejet social des malades, entretenu par le fait qu’aucun soin ne peut leur être apporté, les personnes – généralement ignorantes de leur statut sérologique – se plient aux exigences de la prévention et imposent l’utilisation du préservatif (se désignant ainsi comme d’éventuels vecteurs de transmission). Tant que la maladie restera une fatalité, une condamnation à mort, personne n’ira se faire dépister pour tout perdre et ne rien gagner. Le sida restera un tabou, parce qu’on ne fait face aux problèmes que lorsqu’on a les moyens de les affronter.
Mais les Nations Unies raisonnent de trop haut pour entendre ces évidences. « Beaucoup d’entre nous assimilions le sida à une question de santé, nous avions tort. Le sida ne peut plus être confiné aux secteurs de la santé et du social » nous dit M. Wolfensohn. A nouveau, on ne saurait être plus clair, et on ne saurait être plus faux : le sida n’a jamais, en Afrique, été considéré comme une question de santé publique. Le sida est constamment demeuré une question de prévention donc, strictement, de sécurité. Avant d’être appréhendé comme une maladie, il est ressenti comme un danger, et ce danger, les Africains désarmés s’en détournent.
Mais le président de la Banque mondiale enfonce le clou : « Nous estimons que le montant total nécessaire pour la prévention en Afrique est de l’ordre de 1 à 2,3 milliards de dollars, et pourtant à l’heure actuelle, l’Afrique ne reçoit que 160 millions d’aide officielle pour la lutte contre le VIH/Sida ».
Quid des sommes nécessaires pour le dépistage, pour la prévention et le traitement des maladies opportunistes ? Combien pour que le sida prenne un visage humain, pour que le déni cesse, en Afrique comme au sein des Nations Unies ?
James Wolfensohn ne le dit pas. Il reprend intégralement le discours du directeur de l’ONUSIDA à la récente conférence de Lusaka, qui n’en avait pas d’avantage parlé. Pas plus qu’Al Gore, d’ailleurs, qui entend faire, comme les autres, du tout-prévention. S’ils ne le disent pas, c’est qu’ils ne veulent pas sortir de ce même déni qu’ils entendent combattre en Afrique. S’ils le disaient, ils ne pourraient plus cacher la faiblesse obscène des sommes investies pour soigner les malades. En vérité, l’option du tout-prévention est prise pour des raisons stratégiques qui n’ont rien à voir avec le souci d’efficacité.
Il faut donc réinterpréter l’événement du 10 janvier. La réunion extraordinaire du Conseil de sécurité ne dénote pas une prise de conscience. Elle ne marque pas le passage de la passivité au combat, ni même l’écart entre l’urgence des besoins et la parcimonie des moyens. Elle marque l’apothéose d’une géopolitique en surplomb, dont les malades restent absents, et le triomphe d’une macroéconomie aveugle, où les investissements sont mesurés non pas à leur efficacité sur la santé des personnes, mais à leur rentabilité pour les Etats bailleurs.
Le front réel de la lutte contre le sida dans les pays du Sud, c’est celui qui oppose les tenants du tout-prévention, politique intéressée et sans issue, à ceux qui revendiquent un accès aux traitements, par tous les moyens : en obligeant l’industrie pharmaceutique à baisser les prix de ses médicaments, en poussant les Etats du Nord à en subventionner l’achat, et en exigeant que les règlements internationaux en autorisent la copie et la production locales. Si le sida est une guerre, c’est, d’abord, qu’il oblige à choisir un camp.