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On pourrait croire qu’il s’agit d’un hasard. Le Directeur Général de la Santé, Lucien Abenhaïm, est épidémiologiste. Il devrait donc aimer les chiffres, et se battre pour leur existence. C’est pourtant tout le contraire qui se passe : aujourd’hui, plus personne ou presque en France ne produit de chiffres sur l’évolution de l’épidémie de sida. Au mieux, on se réfère à des études datant de 1997 et de 1998. Les autres chiffres ne sont que des projections, dérivant de résultats dégagés du suivi de cohortes. Or, sans chiffres, pas de visibilité. Pas de malades, pas de nouveaux séropos, pas de coinfectés VIH-VHC, pas de morts, pas de femmes, pas d’hommes. Rien. Que des suppositions.

De cela, tout le monde semble s’accommoder. On réfléchit à de nouvelles campagnes de prévention sans connaître vraiment ni les pratiques actuelles, ni la prévalence, par région, âge ou sexe. On ne sait pas de quoi meurent les malades du sida. On observe de manière empirique l’évolution des maladies opportunistes et des effets secondaires des traitements. Bref, on bricole. Pourtant les sources et les outils existent : le dispositif de surveillance épidémiologique dit DMI2 a pour vocation de produire des données sur les patients suivis en hôpital ; les cas de sida sont obligatoirement déclarés et recueillis dans chaque département, via les DDASS ; les Centres de Dépistage Anonyme et Gratuit (CDAG) mènent leurs propres études ; l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS) suit des cohortes de malades et s’est dotée d’une Action Coordonnée (AC23), chargée de la dynamique épidémiologique.

En juillet dernier, à la suite de la réforme des institutions sanitaires et de la mise en place de l’Institut de Veille Sanitaire (l’InVS) – qui succède au Réseau National de Santé Publique, il édite le Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire (BEH) – diverses associations de malades, dont Act Up-Paris, dénonçaient un décret prévoyant la transmission aux autorités sanitaires de données individuelles comportant des éléments à caractère nominatif, dans le cadre notamment de la Déclaration obligatoire de séropositivité (DO). Si nous nous sommes toujours prononcés en effet pour une épidémiologie dynamique et adaptée aux besoins de la lutte contre le sida, ce n’est pas à n’importe quel prix : sans doute une réforme s’impose-t-elle, pour améliorer le recueil des données, mais pas au détriment de la vie privée des personnes concernées, et de la confidentialité qui leur est due.

Ce conflit, dit-on, a bloqué la mise en place de la surveillance de l’infection VIH. Il a permis surtout à l’InVS de faire porter la responsabilité de l’immobilisation du dispositif aux associations, en omettant de signaler que l’ensemble des enquêtes avaient été suspendues fin 98, pour cause de réforme de institutions sanitaires. Ou encore que les déclarations des cas de sida sont bloquées dans les DDASS depuis novembre 98, du fait d’une grève des médecins inspecteurs. Cette situation n’a pourtant pas l’air d’inquiéter démesurément les pouvoirs publics : ils conviennent sans doute de la nécessité de disposer de données fiables et récentes, pour mieux contrer l’évolution de l’épidémie, mais rien ne semble les presser de débloquer la situation.

En matière de sida, le chiffre est une arme. Pendant longtemps, tant que le sida était dans sa phase ascendante, on a minoré le nombre de personnes atteintes. Aujourd’hui on met en avant des chiffres rassurants : baisse de la morbidité, baisse des hospitalisations, augmentation du nombre de personnes traitées, diminution des contaminations. On préfère parler des personnes atteintes par le sida (dont le nombre est estimé entre 19 500 et 21 500) que de personnes contaminées par le VIH (qui seraient de 100 000 à 150 000). Personne n’est pourtant dupe, dans les milieux de la lutte contre le sida. Mais nous manquons de données fiables.

Il y a un an, nous pouvions opposer nos analyses épidémiologiques à l’épidémiologie officielle, et montrer par exemple que la prise en compte des variables socio-économiques, de nationalité, ou de sexe permettait de révéler des disparités inquiétantes, sous la nomenclature obsolète des « groupes de transmission » (homos, hétéros, toxicos), inchangée depuis le début de l’épidémie (voir Action n°58, janvier 1999).

Mais aujourd’hui, même l’épidémiologie officielle n’existe plus.

L’épidémie progresse, et de toute évidence change de visage, en se disséminant dans tous les milieux. L’infection à VIH connaît des évolutions nouvelles, à mesure des progrès marqués par les traitements. Mais les chiffres nous manquent, pour confirmer, ou relativiser, des évolutions relevées de façon empirique : la multiplication des échappements thérapeutiques, la gravité et la fréquence des effets secondaires, la progression de l’épidémie chez les femmes et les étrangers… – la liste pourrait être longue. Ils nous manquent pour convaincre les autorités d’intervenir sur des domaines oubliés ou sous-estimés. Ils nous manquent pour débloquer des moyens financiers. Ils nous manquent pour argumenter nos pressions sur les laboratoires.

Le DMI2, qui surveille l’épidémie au travers des personnes suivies à l’hôpital, permet sans doute de saisir en partie l’évolution de la maladie, mais sans pouvoir ni couvrir l’ensemble des personnes VIH fréquentant le système de soin, ni prendre en compte celles qui ne sont pas suivies. Selon la Direction des Hôpitaux, 80 000 personnes seulement seraient suivies, sur une population de 100 000 séropositifs au VIH – dont 45 800 à l’hôpital, 27 600 conjointement en ville et à l’hôpital, et 5 600 en ville seulement. Le champ couvert par le DMI2 l’est donc au mieux à 75%. Et l’exploitation des données reste longue : du relevé de données à leur analyse, il faut compter un an. Les résultats du premier trimestre 1999 ne seront disponibles qu’en mai 2000.

Mais surtout, de nombreuses questions restent sans réponse. Si l’on en croit par exemple les données recueillies au travers de ce dispositif, la baisse du nombre de cas de sida déclarés et celle du nombre des décès semblent avoir atteint un plateau : en 1998, le nombre des malades cessait de régresser, de même que le nombre des morts. Ce plateau marque peut-être le début d’une remontée des décès. Il peut aussi se maintenir pendant quelque temps. Aujourd’hui, personne n’en sait davantage.

L’absence de données laisse l’optimisme ou le pessimisme départager la situation. Elle peut servir aussi les projets actuels de restructuration hospitalière, et justifier une réduction du nombre de lits d’hôpitaux contestée par les associations et une partie des personnels de santé. Ne pas produire de données, c’est s’interdire de remettre en question les politiques actuelles de santé publique, notamment hospitalières. Sans données, l’épidémie peut continuer de muter en silence. Son interprétation reste sous le contrôle d’impératifs économiques.

La crise suscitée par la Déclaration obligatoire de séropositivité a permis la création d’un comité de surveillance de l’épidémie VIH, associant responsables de l’InVS et de la Division sida de la Direction Générale de la Santé, et représentants d’associations. Mais la mise en place de ce comité ne doit pas fournir le prétexte à l’accumulation de retards dans le recueil et l’exploitation des données.

Le dispositif de surveillance est maintenant bloqué depuis plus d’un an. Il est temps que le Ministère de la Santé s’inquiète de la grève qui perdure dans les DDASS, accélère la procédure de mise en place de la DO et coordonne l’action des différentes administrations concernées. Il est temps aussi qu’il cesse de minimiser les évolutions de l’épidémie : si l’épidémiologie reste une arme politique, c’est d’abord une arme contre la maladie, qui indique ses urgences et ses priorités à la lutte contre le sida. Encore faudrait-il que les pouvoirs publics s’en donnent les moyens.