La peur du ridicule ne fait décidément pas reculer Harvey Bale, directeur du syndicat mondial de l’industrie pharmaceutique (IFPMA), et à ce titre, responsable de la défense des intérêts de l’un des plus puissants lobbies mondiaux. Il serait même prêt à nous en apprendre, nous, « ignorant de la complexité de l’accès à soins », bêtement convaincus que le prix des traitements et l’usage abusif de la propriété intellectuelle sur les médicaments est une entrave à l’accès aux antirétroviraux dans le Sud.
Pendant des mois, Harvey Bale s’est ingénié à répéter que le recours aux licences obligatoires signerait la mort pure et simple de la recherche et du développement de nouveaux médicaments. Cet argument trop longtemps avancé est aujourd’hui largement démenti : une grande partie de la recherche et du développement est financée par des organismes publics (CDC, NIH, notamment), et les marges bénéficiaires réalisées par les compagnies sur les marchés occidentaux couvrent amplement les coûts préalables à la commercialisation.
Harvey Bale change donc de registre et entame la vieille rengaine sur les systèmes sanitaires. Selon le cliché habituel, le prix des médicaments ne serait pas une entrave majeure à l’accès aux traitements dans les pays du Sud, puisque les systèmes sanitaires, précaires, sont, en tout état de cause, incapables de permettre la prise en charge médicale des malades. A l’en croire, c’est la misère générale dans les pays en développement qui interdit l’accès à la santé, et finalement la lutte contre le sida, pas la cupidité de l’industrie ou l’inertie des bailleurs de fonds.
Pour donner plus de poids à son propos, et tenter de discréditer celui des malades et des activistes, il n’hésitait pas dans un discours récent à utiliser les déclarations d’un interlope groupe « européen » de personnes atteintes, pour sa part acquis semble-t-il à la cause des laboratoires (lire ci-dessous). A chacun d’apprécier l’élégance du procédé.
Mais Harvey Bale n’a pas l’apanage de ce genre de rhétorique : bailleurs soucieux d’économie, industrie pharmaceutique montrée du doigt, ONGs frileuses, tous ceux qui, pour une raison ou une autre, préfèrent s’en tenir à un statut quo, ou tentent de se soustraire à leurs responsabilités, font de cette caricature un motif récurrent, suffisant à lui seul pour mettre de côté l’accès aux antirétroviraux dans les pays pauvres.
Cette stratégie s’appuie effectivement sur une représentation largement répandue dans l’opinion publique. De là à considérer que les antirétroviraux sont une denrée de luxe, par définition hors de portée des malades du Sud, il n’y a qu’un pas, qu’Harvey Bale et ses sympathisants franchissent sans difficulté.
Ainsi, il devient possible d’ignorer l’urgence à entreprendre la distribution des antirétroviraux partout dans le monde afin d’en étendre l’accès au plus vite au plus grand nombre. Il devient possible de feindre d’ignorer que les antirétroviraux sont d’ores et déjà présents dans chaque pays, que des lieux de distribution existent mais n’ont pour clientèle que les malades les plus riches.
Comme s’il était possible de lutter contre l’épidémie sans permettre l’accès aux seuls traitements capables d’empêcher la mort. Comme si chaque jour supplémentaire à différer l’effort international indispensable ne relayait pas d’autant les chances de survie des malades et ne se comptait pas en milliers de contaminations.
Comme si en Côte d’Ivoire, en Ouganda ou au Sénégal – des pays où des programmes nationaux d’accès aux antirétroviraux ont été lancés – le coût des molécules n’absorbait pas la majeure partie des fonds investis, empêchant ainsi le renforcement des systèmes sanitaires et la décentralisation des soins si chers à Harvey Bale. Comme si le prix d’une trithérapie n’était pas la raison pour laquelle seules quelques centaines de personnes sont sous antirétroviraux dans ces pays. Bref, comme si l’argument des systèmes sanitaires et des infrastructures défaillantes, invoqué pour ne rien faire, ne cachait pas de toutes autres préoccupations. Pour les uns, les industriels du médicaments, continuer à faire du profit, en maintenant les mêmes prix forts partout, sans risquer de perdre un monopole sur les traitements, en interdisant toute production concurrente. Pour les autres, les bailleurs et les gouvernements, rester économes et ne pas s’attirer l’inimitié du lobby pharmaceutique.
Les malades connaissent, pour les côtoyer quotidiennement, les limites des systèmes sanitaires de leur pays. Qu’ils soient de Côte d’ivoire, du Togo, du Bénin, ils considèrent pourtant que le prix des médicaments constitue la raison première interdisant leur mise sous traitement. C’est d’ailleurs ce qu’ils rappelaient récemment dans une réponse à la « Coalition Européenne des Personnes Atteintes ».
Personne n’est dupe. La santé publique n’est pas le soucis d’Harvey Bale. Il serait en revanche comblé si l’on cessait de parler de licences obligatoires et de prix. Et nous le comprenons, parce qu’aucun autre sujet n’a mis en évidence si clairement le peu de cas que l’industrie pharmaceutique fait des malades, tandis qu’il pointait sans équivoque la responsabilité des compagnies.
Au grand désespoir d’Harvey Bale, nous continuerons d’exiger la possibilité pour les pays pauvres de produire localement des médicaments génériques, et d’acheter au plus bas prix. Nous continuerons de revendiquer la mise en place de tarifications adaptées à leurs capacités de paiements, au nom de la santé publique et pour la survie de tous.
Au fil du discours d’Harvey Bale, les contre-vérités s’enchaînent. Prix et coûts des traitements seraient secondaires. De même, l’impact de la réglementation concernant la propriété intellectuelle dans les pays du Sud. Faut-il lui rappeler le contenu des accords internationaux de l’OMC ?
De nombreux pays ne possèdent pas, pour l’heure, de législation sur la propriété intellectuelle ou sur les médicaments. Pourtant, la quasi-totalité des pays, qui sont ou seront prochainement membres de l’OMC, devront, à ce titre, mettre en conformité leurs législations avec les accords internationaux (d’ici 2006) et appliquer le respect de la propriété intellectuelle. Les travaux de l’OMS ont établi qu’en conséquence les pays pauvres connaîtraient une réduction drastique de l’accès aux médicaments. Dans ce contexte, ces pays ont donc tout intérêt à se soucier des questions de prix et de brevets. Pour eux le recours aux dispositions particulières prévues par les accords sur la propriété intellectuelle (TRIPS), licences obligatoires, épuisement des droits des brevets, constituent une unique chance de préserver les intérêts de la santé publique. Encore faudrait-il que l’industrie pharmaceutique cesse ses pressions sur les pays qui tentent de le faire.
Ce qu’Harvey Bale pourrait avouer, c’est que le recours aux licences obligatoires, légalement prévu par les accords TRIPS, ne menace pas réellement les intérêts des compagnies pharmaceutiques. Lorsque nous demandons aux responsables s’ils ont jamais évalué les risques que représentent ces dispositions, la réponse est claire : non, ils n’ont pas calculée l’éventuelle perte. Et pour cause elle est incalculable. Un continent comme l’Afrique ne représente qu’une part infime du marché de ces compagnies.
C’est donc avant tout par conservatisme que l’industrie prend des positions draconiennes et se cramponne à ses privilèges. Ainsi, les principes commerciaux qui lui sont chers – garder partout le contrôle de la tarification et de la distribution – condamnent les populations et entretiennent une catastrophe sanitaire internationale, mais assurent la suprématie du lobby pharmaceutique.