Il ferait presque bon être employé par l’Administration Pénitentiaire : dans des locaux bien placés – à deux pas des bars du Marais – et discrets – rien n’indique sur ce bâtiment anonyme que c’est d’ici que sont contrôlées la totalité des prisons françaises. On y travaille à son rythme, sans trop de contraintes. Mais selon Martine Viallet, Directrice de l’Administration Pénitentiaire, on y travaille pourtant : sur les alternatives à l’incarcération pour les petites peines, sur l’axe « continuité des soins », sur le renforcement de la formation des médecins des UCSA – les Unités de Consultation et de Soins Ambulatoires, qui ont remplacé les infirmeries dans les établissements carcéraux. Martine Viallet se dit même favorable aux minima sociaux, tant pour des raisons « humaines » (comprendre, dans un élan lyrique, la dignité des détenus) que purement « cyniques » – les aides aux démunis assumées par l’Administration Pénitentiaire seraient ainsi remplacées par des prestations sociales financées par les Affaires Sociales. Elle reconnaît que « la prison est un lieu de promiscuité où il existe des rapports de force ». Martine Viallet est vraiment une bonne copine. Pour les détenus, elle fait de son mieux. Elle est, pourtant, incapable de nous fournir le moindre calendrier d’exécution de ces réformes. Serions-nous trop pressés ?
Nous le sommes effectivement. Les situations dramatiques auxquelles sont confrontés les détenuEs malades en prison imposent que des mesures d’urgence soient prises. Un exemple parmi d’autres. En janvier, Act Up-Paris reçoit le coup de téléphone d’une mère inquiète pour son fils séropositif qui se plaint de problèmes de santé. Nous appelons l’UCSA concernée : selon les médecins pénitentiaires, tout va pour le mieux, nous rassurons donc la mère. Nous apprenons, pourtant, quelques jours plus tard, que ce détenu a été hospitalisé avec moins de 40 T4 dans un état critique. Si Martine Viallet « travaille de son mieux » à améliorer les conditions de soin en milieu pénitentiaire, cela ne suffit visiblement pas. Reconnaître des difficultés à gérer les institutions carcérales ne fera pas remonter les T4 des détenuEs. Une fois de plus nous constatons quel gouffre sépare les déclarations des responsables de la réalité engendrée par l’institution. L’administration pénitentiaire ne voit sans doute dans les détenus que statistiques, taux de morbidité et de mortalité, guère plus importants que la couleur des murs qui les entourent. Les chiffres, ça ne presse pas, ça ne dérange pas et surtout ça permet d’oublier à moindre frais que pour une personne séropositive, la prison, c’est le risque de mort. Ainsi, les « on y travaille » pétris de pathétique charité menacent-ils dangereusement des vies. Le 11 février 2000, une trentaine de militants d’Act Up, de l’OIP (Observatoire International des Prisons), d’AC ! et du PASTT (Prévenion Action Santé Travail pour les Transgenres) ont donc défilé devant les portes de l’Administration Pénitentiaire, barrées d’une banderole « Prison = Mort », fermement décidés à rappeler à Martine Viallet et à son institution l’urgence pour les malades détenus. Ce que nous attendons de l’Administration Pénitentiaire, c’est un calendrier précis de réformes concrètes. L’amélioration de la formation des médecins exerçant en milieu pénitentiaire : comment, et pour quand ? Un vrai programme d’alternatives à l’incarcération : quand, pour qui ? Le jour même, devant un membre de l’équipe de nettoyage affairé à essuyer des vitres rouge sang, Martine Viallet tentait de s’expliquer face aux caméras de France 3 Ile-de-France : si les progrès sont si lents en matière d’accès aux soins en milieu pénitentiaire, ce serait à cause … du secret médical, qui ralentit tout. Merci, Martine Viallet. Il est vrai que les carences systématiques en matière de soins en milieu pénitentiaire ne sont pas le seul fait de l’Administration Pénitentiaire. L’IGAS (Inspection Générale aux Affaires Sociales) en a d’ailleurs été quitte pour une redécoration express de son hall fin janvier. Act Up-Paris lui demandait des comptes : l’IGAS, tenue de visiter chaque année tous les établissements pénitentiaires et d’enquêter, sur demande de détenuEs, sur les dysfonctionnements observés, ne daigne pas informer les personnes incarcérées des résultats de ses enquêtes. Moins d’une semaine après ce zap, M. Christian Rollet, Directeur de l’IGAS, recevait Act Up-Paris. Toutes les raisons de l’inefficacité de son administration nous étaient ainsi dévoilées. L’IGAS, corps d’inspection interministériel, ne peut être saisi que par un ministre. S’ensuit une mission d’inspection et de contrôle. Un rapport est alors remis au ministre qui le diffuse – s’il le désire. Pourtant, pour ce qui est du milieu pénitentiaire, une exception est faite : toute personne détenue peut saisir l’IGAS qui reçoit ainsi 400 lettres de détenus par an. Selon Christian Rollet, « les demandes ne restent jamais sans suite ». Seulement voilà, la structure ne compte que 5 à 6 médecins inspecteurs et 60 fonctionnaires, pour toute la France… l’IGAS n’a donc pas les moyens de suivre individuellement chaque cas. Les inspections sont fréquemment déléguées aux médecins inspecteurs des DDASS, quand ils existent. Or, certains départements, que Christian Rollet qualifie de « répulsifs », n’ont pas de médecins inspecteurs. On imagine la rapidité d’enquête de l’IGAS, quand le détenu a le malheur d’être incarcéré dans un département « répulsif ». Déconcentration de la structure, augmentation des effectifs, amélioration de la formation des médecins inspecteurs, toutes ces mesures devraient être une priorité pour l’IGAS. Son directeur le conçoit mais il n’est pas question de lui demander le moindre calendrier de mise en oeuvre. En outre, Christian Rollet admet qu’il est paradoxal qu’un détenu ayant saisi l’IGAS ne reçoive pas le rapport d’inspection. Mais ce paradoxe ne le choque pas outre mesure. Pour l’IGAS, les détenuEs ont une utilité, ils permettent éventuellement de pointer les dysfonctionnements d’une administration pénitentiaire qu’il conviendrait d’optimiser. La souffrance que ces dysfonctionnements représentent pour les individus, c’est un autre problème. Malgré sa lenteur et son incompétence, l’IGAS ne veut pourtant pas perdre de son autorité. Lorsqu’on lui parle des mesures sur lesquelles travaille la commission Canivet (Cf. encadré), M. Rollet n’est pas convaincu : ces propositions sont redondantes avec sa structure ; mieux vaudrait doter davantage l’IGAS. Ce qu’il semble oublier, c’est que la structure voulue par le commission Canivet ne s’intéressera pas seulement aux conditions sanitaires des prisons, mais à tous les problèmes (sociaux, économiques, éthiques) que se posent la détention, et dépassera largement les prérogatives de l’IGAS. Il semble ignorer que les problèmes économiques et sociaux, comme toutes les formes de discriminations, sont autant d’entraves à l’accès à la santé.Petit rappel historique :
Le 16 juin 1999, l’OIP annonçait dans une conférence de presse le lancement d’une plate-forme associative visant la création d’une structure indépendante chargée de surveiller les prisons. Cette décision faisait écho à la demande du Parlement Européen, le 17 décembre 1998, de « l’instauration d’un organe de contrôle indépendant auquel les détenus puissent s’adresser en cas de violation de leur droit ». Le 23 juin, l’Assemblée Nationale votait, contre l’avis de la Garde des Sceaux, un amendement autorisant le droit de visite à tout moment des députés et sénateurs dans les prisons de leur département. Le 28 juillet, ayant reconnu que « les mécanismes de contrôle existants présentent des lacunes » (sic), Elisabeth Guigou met en place un groupe de travail sur le contrôle extérieur de l’Administration pénitentiaire, chargé de lui remettre ses propositions en janvier 2000. C’est la commission Canivet.
Le 1er mars 2000, Libération publiait un article présentant les principaux points du rapport qui sera transmis à la ministre de la Justice. La première proposition qui en ressort est claire : les auteurs souhaitent que la France se dote d’une véritable « loi pénitentiaire », à l’instar des Pays-Bas, de l’Allemagne, de l’Italie ou du Canada, « en partant de l’idée que la prison est un lieu régi par le droit commun, dans lequel le détenu doit bénéficier d’un statut de citoyen seulement privé de sa liberté de mouvement, en prenant en considération les recommandations internationales, ainsi que les exigences d’un Etat de droit ». Même les surveillants déplorent que les missions de « réinsertion » de la détention soient à ce point anéanties par la gestion répressive et sécuritaire des prisons. Celles-ci devraient pouvoir être contrôlées par des « organes [qui] doivent avoir une indépendance par rapport au pouvoir politique et à l’administration pénitentiaire ». Ce contrôle devrait concerner non seulement les conditions de détention, mais aussi l’hygiène, l’application d’un statut des détenus « redéfini », les rapports entre l’administration et les détenus, les pratiques professionnelles des personnels pénitentiaires et leurs conditions de travail. Enfin, la création d’un corps de « médiateurs des prisons » devrait permettre de traiter les requêtes des détenuEs, envoyées sous le sceau de la confidentialité – les courriers sont pour l’instant systématiquement ouverts par les surveillants… Avec le chantier entrepris par le commission Canivet, un véritable travail de surveillance va peut-être enfin se mettre en place au sein des établissements carcéraux français. Reste qu’on ignore tout des différents modes de sanction qui pourront être appliqués aux établissements réfractaires. Aujourd’hui, les pouvoirs publics ne peuvent plus ignorer les difficultés rencontrées par les détenuEs, l’état d’insalubrité du système carcéral français, ni son caractère pathogène. Mais ils n’ont toujours mis en place aucun calendrier de réformes. Christos Chouaïd, conseiller auprès de Dominique Gillot, nous priait il y a quelques semaines d’excuser cette lenteur : tous les travaux sur les prisons mis en chantier par Bernard Kouchner ont disparu avec la mise en place de la nouvelle administration. Côté Justice, il semble que l’ « ordre symbolique des choses » cher à Elizabeth Guigou s’applique aux détenuEs comme aux autres. Lorsqu’au cours d’une émission de télévision on attirait son attention sur l’état du système carcéral français, la Garde des Sceaux répondait : « la prison, c’est la prison ». Bientôt trois ans après sa prise de fonction, Elizabeth Guigou refuse toujours de rencontrer Act Up-Paris et entérine un état de fait dont les malades sont les premières victimes.
On ne le répétera jamais assez : une politique de soins ne se limite pas à l’octroi de médicaments. Et les personnes atteintes de pathologies graves n’ont pas leur place en prison.