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Le 17 juillet dernier, un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Pontoise perquisitionnait un programme méthadone de Sarcelles, le centre Rivages, et saississait les dossiers médicaux de ses usagers, dans le cadre d’une enquête pour trafic de stupéfiant. Stupeur : un juge se permet de transgresser l’esprit de la loi de 1970, censée pourtant protéger des poursuites pénales les usagers qui choississent de suivre un traitement. Mais pire stupeur encore, à lire les journaux : eh bien oui, apprend-on, les juges sont habilités à saisir tout dossier médical, dès lors qu’ils enquêtent sur  » un trafic de stupéfiants « . Autant dire – puisque dès lors qu’on est usager de drogues, on devient potentioellement trafiquant – qu’aucun dossier d’usager n’est à l’abri d’investigation judiciaires, ni dans un centre méthadone, ni nulle part ailleurs.

Le texte qui suit a reçu le soutien des associations ASUD, le Tipi, Techno + et de l’Observatoire des Droits des Usagers.

Publié dans Libération du 14 août, et diffusé par fax dans de nombreux centres méthadone, il a sucité plus d’une réaction de soutien. Aucun signe de vie en revanche, du côté des autorités sanitaires. Fin septembre, le centre Rivages n’avait toujours aucune nouvelle du secrétariat à la Santé, qui s’était pourtant engagé à recevoir son comité de soutien avant octobre. Affaire à suivre, évidemment.

L’affaire du centre Rivages révèle l’ambivalence de la réduction des risques face à ses usagers.

Fin juin, des médecins et pharmaciens de Montpellier étaient mis en examen pour «facilitation d’usage de stupéfiants» – à savoir, pour avoir prescrit ou délivré du sulfate de morphine dans le cadre de traitements de substitution. Moins d’un mois plus tard, un juge d’instruction de Pontoise perquisitionne deux fois un programme méthadone à Sarcelles. La liste des patients suivis dans le centre est saisie ; les informations contenues dans leurs dossiers médicaux (notamment les résultats des examens urinaires portant trace de leurs consommations) sont passées en revue par le magistrat, qui entend exploiter ces informations dans le cadre d’une enquête sur trafic de stupéfiants.

La « guerre à la drogue » domine toujours

On aurait presque pu croire que l’attitude des pouvoirs publics avait changé à l’égard des usagers de drogues. La nomination de Nicole Maestracci à la tête de la MILDT, en juillet 1998, semblait confirmer une approche des drogues en termes de « réduction des risques », héritée de l’épidémie de sida. Son programme prétendait créditer la thèse selon laquelle il serait possible d’améliorer l’accès au soin des usagers de drogues sans modifier la loi de 1970, qui prohibe l’usage. En vérité, ces évènements le prouvent : sur le terrain il n’en est rien. La bonne volonté affichée par le gouvernement ne pèse rien face aux exigences policières et judiciaires. L’affaire du centre Rivages, parmi d’autres, confirme la persistance d’une politique des drogues avant tout répressive en France.

Faut-il vraiment s’étonner de cette « intrusion » du policier dans le sanitaire ?

Depuis des mois, les appels se multiplient dans nos associations, d’usagers se plaignant des pratiques de contrôle associées à la délivrance de méthadone. Les centres méthadone pratiquent pour la plupart des contrôles d’urine. Dans trop d’entre eux, l’idée semble dominer en effet qu’un test chimique pourrait remplacer efficacement un dialogue avec le patient, basé sur une relation d’estime et de confiance. Il s’agit de vérifier s’il est « observant » au traitement qu’il reçoit, en d’autres termes de rechercher dans ses urines la trace de consommations de médicaments et de produits illégaux, que par principe il est censé abandonner à mesure du traitement de substitution. Au mieux les consommations parallèles révélées par ces tests urinaires sont considérées comme des « rechutes » accréditant l’idée que l’usager est encore « malade », et difficile à sortir d’affaire; au pire elles sont prises pour rupture tacite du « contrat », entraînant des mesures de rétorsion. Dans tel centre à Bordeaux, on oblige les usagers à uriner devant un miroir sans tain, pour vérifier qu’ils ne trichent pas, en versant dans le flacon des urines qui ne sont pas les leurs. Dans tel autre, tout test positif à une drogue illégale est « puni » de diminution arbitraire des doses quotidiennes de méthadone ; ou sanctionné par des fractionnements de délivrance, imposant de passer tous les jours chercher son produit, y compris les samedis et dimanches. A l’occasion de la perquisition du centre Rivage on découvre de surcroît que ni l’ anonymat ni le droit à la confidentialité ne sont garantis aux usagers des Centres Spécialisés de Soins aux Toxicomanes (CSST). Et on s’aperçoit encore que sont conservés dans leurs dossiers les résultats des contrôles urinaires, alors même qu’il s’agit de données sensibles, au regard d’une législation réprimant l’usage. Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions que la médecine des drogues soit poreuse aux intrusions policières. La pratique des centres méthadone paie ici ses ambiguïtés, tant dans ses rapports aux institutions répressives que dans ses propres pratiques médicales. Les méthodes des centres se retournent contre eux.

La réduction des risques à double tranchant

Historiquement, la réduction des risques s’est justifiée en faisant valoir ses vertus en matière de lutte contre la délinquance : on avance souvent, pour la défendre contre ses détracteurs, qu’elle a non seulement permis de limiter les dégâts de l’épidémie du sida et de diminuer le nombre d’overdoses, mais aussi de faire baisser le nombre des actes « délinquants ». Ses acteurs paient aujourd’hui le prix d’un argument à double tranchant, qui conforte l’idée selon laquelle l’usage de drogues serait, en soi, criminogène. Faut-il rappeler encore une fois que c’est parce que la loi désigne des produits comme illégaux que, mécaniquement, les usagers de « drogues » sont considérés comme « délinquants » ? Les milieux de la réduction des risques ne sont pas sortis du double jeu dans lequel les a placés l’acceptation, tacite ou contrainte, du cadre législatif. De fait, les premières réactions, ici, ont été de distinguer entre le « délinquant » incriminé, qu’on accepte sans trop d’états d’âme de voir aux prises avec la justice, et les « malades » observants, qui risquent de pâtir de ses écarts. Tant qu’ils ne se prononceront pas clairement sur la loi de 1970, ni face aux intrusions policières dans leur pratique, les professionnels de santé, autant que les autorités sanitaires ou l’Ordre des médecins, seront toujours déchirés entre indignation impuissante et coopération résignée.

Ni délinquants, ni malades

Pour nous, les usagers de drogues ne sont ni des « délinquants », ni des « malades ». Si nous sommes victimes de quelque chose, c’est avant tout d’une loi qui a fait la preuve de son injustice et de ses dangers. Circulation de produits coupés et recoupés, d’ utilisation par conséquent aléatoire ; répression aveugle de toutes les formes d’usages, ayant favorisé depuis longtemps les contaminations virales (VIH, VHC, VHB) ; mécanismes de marché amplifiant les inégalités sociales ; dégâts psychologiques et sanitaires opérés par la clandestinité et la prison. Nul ne l’ ignore plus maintenant : les lois prohibitionnistes ont provoqué de véritables hécatombes sanitaires et sociales. La loi de 1970 doit être abrogée. Les usagers de drogues doivent accéder à la place qu’ils revendiquent. Celles de citoyens forts de leur expérience des produits, dont la contribution apparaît comme indispensable et essentielle à toute réflexion sur la refonte du cadre législatif.

Les intervenants sociaux et médecins signataires de la lettre ouverte à Lionel Jospin réunis en comité de soutien au centre Rivages se sont engagés à cesser de pratiquer les contrôles urinaires, tant que des garanties de confidentialité ne leur seront pas apportées. C’est bien, mais cela ne suffit pas. L’affaire du centre Rivages de Sarcelles ne doit pas seulement être l’occasion de réaffirmer le primat de la dimension médicale sur la dimension répressive, elle doit aussi être l’occasion, pour les professionnels de santé, de s’interroger sur leurs pratiques :
– Au nom de quel principe la délivrance de produits de substitution doit-elle être associée à des pratiques de contrôle infantilisantes, et dégradantes ? Au nom de quelle stratégie thérapeutique peut-on renoncer aux principes de libre choix et de confiance réciproque ?
– Les résultats de tests urinaires doivent-ils vraiment être conservés ?
– Les équipes soignantes doivent-elles admettre le principe d’une exploitation judiciaire des données médicales, ou se munir au contraire de précautions pour que le secret médical soit protégé (intégration dans les programmes sous couvert d’anonymat, comme le permet la loi; élimination des données sensibles ; codage des données qu’ils jugent utiles de conserver) ?

L’affaire du centre Rivages ne sera pas la première ni la dernière. Dans le contexte législatif actuel, les contradictions entre logique sanitaire et logique répressive ne peuvent qu’aller croissant. Les pouvoirs publics doivent prendre acte de ces tensions, toujours plus violentes, et rouvrir le débat. La loi de 1970 est caduque, inefficace et dangereuse. Elle doit être réformée.