Depuis 1998, la question » femmes et VIH » émerge avec force dans les milieux de lutte contre le sida. En même temps, est apparue une notion curieuse, qui viendrait se substituer à celle de » prévention » quand il s’agit des femmes : celle de » réduction des risques sexuels « . Pourquoi l’apparition d’une telle notion ? L’expression recouvre d’abord, diront celles et ceux qui s’en réclament, une rénovation des pratiques de prévention. Mais elle est révélatrice aussi de l’état actuel des discours sur la sexualité des femmes, comme des questionnements sur la prévention du sida en France elle éclaire, d’une certaine manière, son inefficacité chronique.
A la source de cette notion, on trouve les travaux de l’épidémiologiste américaine Erica Gollub. L’initiative locale de cette nouvelle philosophie d’approche de la prévention revient à l’Equipe Méditerranéenne d’Information et de Prévention du sida (EMIPS), dont la collaboration avec Erica Gollub a permis en 1996 de monter un premier programme intitulé » Femme : mon corps et moi « , soutenu par la DDASS des Bouches-du-Rhône et mené en partenariat avec le Planning Familial. Les autres programmes apparus depuis honorent généralement leur dette à son égard. Leur philosophie est double. Il s’agit d’abord de donner aux femmes » une meilleure maîtrise de leur vie sexuelle « et des risques qui peuvent y être liés. Mais également de faire admettre que la notion de » réduction « peut dans certains cas s’opposer à celle de » suppression « des risques : de signaler aux femmes » qu’il y a d’autres moyens [que le préservatif] pour réduire les risques, et qu’il vaut mieux quelque chose qui protège imparfaitement que rien du tout « . Cette stratégie de prévention s’articule par conséquent autour des notions d’ » échelle des risques « et de » coefficient de protection « , qui distribuent moyens contraceptifs et moyens de prévention du sida selon un même axe, en les hiérarchisant. Ils proposent une échelle dans laquelle on trouve dans l’ordre, si on va du coefficient de protection le plus élevé au plus faible : préservatif masculin et préservatif féminin > cape cervicale et spermicides > spermicides seuls > retrait, etc.
Rapportée à la lutte contre le sida, cette notion d’ » échelle de risques « est pourtant aberrante. Elle n’est pas seulement inutilisable, elle est dangereuse. D’abord parce que globaliser outils contraceptifs et outils de prévention du sida dans une même stratégie de » réduction des risques sexuels « peut conduire, aux pires confusions. Il y a une palette de moyens de contraception (le diaphragme, la cape cervicale, les spermicides, la pilule, la capote, le fémidon), et une de moyens de prévention (capote et fémidon). Mais ce n’est pas parce que certains moyens se retrouvent à la fois dans l’une et dans l’autre, que ces deux palettes n’en font qu’une. Les moyens de prévention du sida protègent de la grossesse, mais les moyens de contraception ne protègent pas tous du sida. Mêler dans une même échelle deux gammes d’outils à vocation différente n’est pas sans conséquence : parce qu’à mélanger les genres, on risque de désinformer encore un peu plus. Passés un certain degré de confusion, les messages de prévention ne sont souvent plus livrés qu’à la subjectivité des unEs et des autres chacunE interprète à sa manière, avec son affect et sa culture, ce qu’elle ou il a envie d’entendre.
Sans doute la recrudescence des MST ou l’accroissement du nombre de grossesses précoces témoignent de la faible utilisation des préservatifs, et inquiètent. Certains voudraient du coup inventer d’autres stratégies de prévention voudraient au moins parer un risque (celui de grossesse non désirée, ou de contracter des MST), à défaut de réussir à contrer l’autre. Mais faut-il rappeler que le mot » risque » ne veut pas tout à fait dire la même chose pour le sida et pour la grossesse ? Le sida est une maladie grave, on en meurt. La grossesse n’est pas une maladie. On peut choisir aujourd’hui d’interrompre une grossesse, mais on ne peut pas se débarrasser du sida. Conseiller aux femmes qui disent avoir des problèmes avec l’utilisation des préservatifs d’utiliser du gel spermicide, parce que c’est » mieux que rien « , comme le font aujourd’hui certains médecins, c’est imbécile, non éthique et dangereux.
Là où la notion de » réduction des risques sexuels « devient franchement odieuse, c’est lorsqu’elle vient en effet s’articuler à des relents de sexisme ou de misérabilisme, selon les cas. Pourquoi transige-t-on avec les discours de prévention les plus simples et les plus clairs, à l’endroit des femmes ? Et pire encore : pourquoi fabrique-t-on des stratégies alambiquées, des gradations de prévention à l’endroit des femmes dites » défavorisées « ? Les présupposés idéologiques et les effets de ces stratégies du » mieux que rien « sont douteux, de leur point de départ à leur point d’arrivée. Si l’on argue d’une soi-disant vulnérabilité des femmes pour leur proposer une prévention hasardeuse, une mi-prévention avec des mi-outils de protection, que peut-on obtenir d’autre que leur exposition à l’épidémie, et le constat à terme, de leur vulnérabilité au sida ? L’aboutissement de la logique de » réduction des risques sexuels « sa caricature, diront certainEs, mais son aboutissement tout de même , on l’a vu avec les essais menés en Afrique autour des spermicides/microbicides. En mars dernier, lors de l’Assemblée Générale des femmes, nous nous faisions traiter d’ » intégristes du préservatif « incapables de prendre en compte les besoins des femmes en difficulté, quand nous dénoncions des recommandations dangereuses concernant l’utilisation de spermicides ou de diaphragmes en guise de prévention » meilleure que rien « contre le sida. L’actualité nous a malheureusement donné raison : les désastres engendrés par les essais menés sur le Nonoxynol-9 ont été réaffirmés à la Conférence Internationale de Durban en juillet dernier. Aujourd’hui les mêmes viennent nous demander, sur un ton de reproche : mais pourquoi n’avez-vous pas zappé les sessions sur les microbicides, à la conférence de Durban ?
Il s’avère que les discours de » réduction des risques » recouvrent des réalités différentes, et que la mise en pratique de stratégies d’approche conjointe de la contraception et de la prévention aboutit parfois à des résultats intéressants. Le paradoxe en France en effet, c’est qu’à la fois l’expression de » réduction des risques sexuels « est dans toutes les bouches (des militants de Aides à la Direction Générale de la Santé), quand on parle de la prévention du sida chez les femmes et seulement quand on parle de prévention chez les femmes. Mais que chacun (de la DGS à Aides, en passant par le Planning Familial), refuse l’idée d’ » échelle des risques « , quand on le cuisine un peu sur la question.
En 1998, revendiquant entre autres le modèle de l’EMIPS, la DGS et le Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF) mettaient en place leur propre programme intitulé » Une politique de réduction des risques sexuels pour les femmes en difficulté de prévention « , dont le rapport d’étape a été publié en mai 2000 et présenté à la conférence de Durban. A lire le rapport, on ne sait pas s’il faut rire ou pleurer. On ne sait plus s’il faut s’exaspérer sur les présupposés qui fondent la démarche (le recrutement de femmes » en difficulté de prévention « au vu de catégorisations sociales plutôt grossières, le souci d’établir une gradation des stratégies de prévention, etc.), ou rire de la résistance des femmes concernées aux présupposés sociologiques et théoriques du programme. Ce qui ressort du rapport en effet, c’est bien moins la pertinence de cette notion d’ » échelle des risques « , avancée du bout des doigts par les formatrices, écartée d’un air gêné par les animatrices, ignorée par les femmes destinataires des programmes, que la mise en oeuvre d’un principe que nous connaissons déjà depuis longtemps : celui selon lequel l’accès à la connaissance (de son corps ici, de la maladie et de la façon dont elle se propage) permet de mieux se défendre, selon lequel le savoir rend plus fort, bref » savoir = pouvoir « . Ce qu’échouent à faire ces programmes, c’est à convaincre qu’on peut penser la prévention (des grossesses non désirées ou de la contamination par le VIH) en termes de pourcentages de risques : le risque, dans ces domaines, ne se quantifie pas, il se prend ou ne se prend pas. Mais ce qu’ils réussissent à faire en revanche, c’est de l’empowerment.
Il y a plusieurs lectures possibles de ce rapport : celle en termes de domination des femmes, comme l’a fait Blandine Grosjean dans Libération en juillet dernier, dans un article dégoulinant de compassion et de victimisation des femmes, qui entérine les dominations sans les questionner et surtout sans chercher à les combattre. Mais il y en a une autre, beaucoup plus intéressante, qui consiste à y repérer les ressources des femmes qui doivent être exploitées, et les techniques de libération que leur offrent ces programmes. On peut y voir entre autres que l’appropriation par les femmes d’un savoir qu’elles n’avaient pas, permet de modifier leurs rapports avec les hommes, de modifier les rapports hommes-femmes. Ce qui manque aux femmes certainement (mais tout autant aux hommes, de la même façon), ce sont des connaissances sur leur corps et leur physiologie, et sur ceux de leurs partenaires ; c’est de l’information sur le sida, sur les MST et sur les pratiques à risques ; c’est la possibilité de nommer les choses, et l’occasion de parler de sexualité, de leurs pratiques et de leurs mecs. Il ne s’agit pas par conséquent de nier ni de sous-estimer la nécessité et l’urgence de dispositifs de prévention spécifiques en direction des femmes. Les chiffres épidémiologiques sont là pour le rappeler : le nombre de contaminations va croissant chez les femmes. Les cas de sida féminins sont passés de une femme pour sept hommes en 1988 à une femme pour trois hommes en 1998. Depuis trois ans déjà, la contamination hétérosexuelle est devenue par ailleurs le mode de contamination le plus fréquent : en 1999 elle concernait 41% des cas de sida diagnostiqués, loin devant les homosexuels/bisexuels (29% des cas) et les usagers de drogues injectables (16% des cas).
Cette notion de » réduction des risques sexuels « appliquée aux femmes pose une série de questions. Va-t-on longtemps encore parler de la sexualité des femmes en termes de » risques » ? Pourquoi les discours de » réduction des risques » sont-ils exclusivement réservés aux femmes et aux toxicos ? En parlant de » risques sexuels « , on continue d’associer la sexualité de la femme à une pratique de tous les dangers. En dressant cette » réduction des risques sexuels « aux seules femmes, on sous-entend que ces risques ne seraient pas partagés pas les hommes. Ne s’adresse-t-on pas pourtant à des hétéros ? A des couples, par définition, formés d’hommes et de femmes ? Etrange raisonnement, fondé sur la victimisation des femmes et l’irresponsabilisation des hommes, et sur la séparation irréductible des deux sexes….? Faut-il sexuer à ce point la prévention sida ? On sait que la prévention ciblée est plus intéressante et plus efficace, quand elle s’adresse à des pratiques sexuelles différentes ou à des modes de transmission différents (homos, hétéros, usagers de drogues injectables). Mais pourquoi séparer la prévention destinée aux femmes hétéros de celle destinée aux hommes hétéros ? Ils ont les mêmes pratiques, et, visiblement, justement, la majorité des échecs de prévention proviennent d’échecs des dialogues entre les deux sexes. N’en fait-on pas trop enfin avec » l’autonomie « des femmes en matière de prévention ? Les femmes ont pris en main leurs stratégies de contraception, parce qu’elles pouvaient se retrouver seules face à la grossesse. Mais depuis des années déjà, beaucoup ne revendiquent plus cette autonomie, mais plutôt un partage des moyens de contraception entre l’homme et la femme.
Parler d’autonomie en termes de prévention sida reste illusoire et absurde. D’une part les moyens de protection sont mécaniques et partagés, nécessairement : il ne paraît guère possible d’utiliser une protection efficace contre le sida sans le consentement de son partenaire (le gel virucide n’existe pas, faut-il le rappeler). D’autre part, on ne peut pas dire que le fémidon soit un moyen féminin et autonome. Il est plus juste de le présenter comme le seul » autre » moyen efficace contre le sida, comme l’alternative à la capote, et d’en comparer les défauts et les qualités, pour que chacun puisse choisir. L’idée d’une protection autonome et sexuée ne fait qu’entériner les difficultés de dialogue entre femmes et hommes à propos de la sexualité. Elle ne permet pas de les combattre.
Dès qu’on aborde la sexualité des femmes, on plonge dans un discours de la confusion. Parce qu’on ne sait toujours pas en parler, sans doute. Parce qu’on perd son temps par ailleurs avec des slogans de santé publique inutiles, importés à la faveur d’un misérabilisme plus ou moins douteux, mais dénués de pertinence empirique. On ne peut pas s’empêcher de se dire, encore et toujours, que si les campagnes de prévention étaient moins puritaines et timorées, que si les pouvoirs publics s’étaient donnés les moyens depuis le début de l’épidémie de parler clair, on n’en serait pas là. Il serait temps enfin d’abandonner ces notions de » réduction des risques sexuels « en direction des » femmes en difficulté de prévention « . Et de passer à la vraie question : ce dont ont besoin les femmes, c’est de plus de savoir, de plus de ressources, de moyens de gagner l’égalité avec les hommes. D’empowerment.