Samedi 4 novembre, nous manifesterons pour les prisonniers, tentative à la fois modeste et ambitieuse. Modeste, parce que les groupes qui appellent à manifester (des associations de lutte contre le sida, des collectifs de sans-papiers, des mouvements issus de l’immigration, des groupes de défense des détenus, etc.) ont en commun, outre le fait d’être concernés par la prison d’une manière ou d’une autre, une expérience un peu amère : nous avons pris l’habitude, depuis quelques temps ? en vérité, depuis que la gauche gouverne ? des espoirs déçus et des cortèges clairsemés. Mais ambitieuse, parce que jamais la faiblesse numérique n’érodera la certitude politique qui fonde chacune de nos luttes : les seules batailles perdues d’avance sont celles que l’on n’engage pas. Laissée en friche depuis les années soixante-dix, celle-ci s’engage, en tout cas. On descendra dans la rue à Paris et à Angoulême. D’autres villes pourraient suivre, d’autres organisations, d’autres individus, organisés ou pas. Vous, par exemple. C’est notre souhait le plus cher, et le sens de ce texte.
La prison semble enfin à l’ordre du jour. A l’ordre du jour médiatique, depuis qu’un médecin pénitentiaire, bravant sa corporation, a pris la parole pour en dénoncer l’arbitraire [[Véronique Vasseur, Médecin-chef à la Santé, Paris, Le Cherche-Midi, 2000.]].A l’ordre du jour intellectuel, depuis que l’école de Pierre Bourdieu a redonné un second souffle et une large publicité à la critique de « l’Etat pénal », jusqu’ici attachée au nom de Michel Foucault [[Loïc Wacquant, Les Prisons de la misère, Editions Raisons d’Agir, 1999.]].
A l’ordre du jour politique, depuis que les parlementaires, visiblement émus, ont vérifié que les prisons sont « la honte de la République », quatre mois d’enquête suffisant à percer le mur, prétendu infranchissable par tous ceux qui n’avaient jamais osé le franchir, de la toute-puissante administration pénitentiaire [[ Prisons : une humiliation pour la République, rapport de la commission d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires français, n° 449, 1999-2000.]] . La cause serait entendue : la prison est inhumaine (on ne se contente pas d’y discipliner les corps, on les maltraite), inique (on y enferme d’abord les pauvres, faute de politique sociale efficace), et hors-la-loi (c’est l’aveu, en creux, du grand projet de « loi pénitentiaire » promis par Elisabeth Guigou avant son départ). L’horrible vérité enfin dévoilée, le système carcéral actuel vivrait ses derniers jours : on s’est indigné, on va réformer. A première vue et à la limite, donc, nul besoin d’une manifestation. Selon nous, pourtant, ni l’indignation ni la réforme ne suffisent. Rappelons d’abord que le discours de l’indignation et celui de la réforme sont strictement contemporains des prisons : dès sa naissance, au 19ème siècle, la peine carcérale a été dénoncée comme un archaïsme à abolir. Or les murs sont toujours debout, et c’est bien moins « l’archaïsme » des prisons qui fait énigme, que la manière dont nous nous y sommes accoutumés, la façon dont elle nous sont devenues familières, banales.
Remarquons ensuite que du discours indigné sur la prison, les détenus, lorsqu’ils n’en sont pas purement et simplement absents, ne sont jamais que l’objet, jamais les sujets. Un exemple : les parlementaires, pour leur enquête, ont interrogé tous les acteurs de l’univers carcéral, du magistrat au détenu en passant par les associations de bienfaisance et les organisations politiques ; or leur rapport les cite tous, sauf les détenus.
Il est temps, si l’on peut dire, de remettre la prison sur ses pieds et les prisonniers au centre ? c’est la réalité de l’incarcération, et la seule manière d’en sortir. Un mélange d’expérience et de naïveté nous invite en fait à croire jusqu’au bout au mythe de Jéricho : la puissance magique des trompettes n’est rien, et les murailles ne s’effondreront pas, si l’on ne tourne pas vraiment, physiquement, autour d’elles. La politique se fait aussi, et selon nous d’abord, avec des corps, les détenus le savent bien, qui n’ont d’autres moyens de protestation que l’auto-mutilation ou l’émeute. D’expérience, même s’ils nous réjouissent, nous avons appris à nous méfier tout à la fois des embrasements médiatiques, des dénonciations purement théoriques et des émois parlementaires, à la fois trop lourds et trop légers pour embrasser les petites réalités très simples qui font les luttes et la vie ? celles des prisonniers en particulier. Le calendrier de la presse est trop aléatoire (il aura fallu un « scoop », en l’occurrence une fuite, pour que les articles sur l’enfer carcéral ou l’injustice judiciaire, ordinairement écrits ? et lus ? entre une crise internationale et un compte-rendu sportif, passent en « une »), celui de la science trop intemporel (le travail de Foucault serait resté académique sans la création du GIP, ce « Groupe d’Information sur les Prisons » qui ne répugnait pas au porte-voix) et celui du pouvoir trop autonome (il s’ouvre aux prisons lorsque la prison menace les professionnels de la politique, via les « affaires », et sera toujours susceptible de se refermer si les échéances électorales l’exigent) pour qu’on s’y fie vraiment.
Il faut donner aux discours indignés la matérialité, la durée et la force que leur logique propre ne garantit pas. Il faut aller vite, ne serait-ce que parce que la patience des détenus est à bout : ces trois dernières années, pendant que les réformateurs réformaient, 368 prisonniers se sont donnés la mort. Il faut passer, en somme, du débat au mouvement. En vous invitant à cette manifestation, c’est ce que nous vous invitons à faire. Pour cela, il faudra être à la fois plus égoïstes et plus collectifs qu’on ne nous a habitués à l’être en la matière. Plus égoïstes, oui : ne pas chercher ailleurs qu’en soi la répulsion que la prison suscite, au ras des affects et des sens, voilà paradoxalement la seule manière d’être réellement proches des détenus, plus proches en tout cas que ne l’autorisent l’invocation abstraite des droits de l’Homme ou les poncifs surplombants sur la « surpopulation pénale », les « taux d’incarcération » ou « l’engorgement judiciaire ». Il suffit d’imaginer un lieu clos, insalubre et surpeuplé, sans aucune possibilité d’intimité. D’imaginer un état d’insécurité permanent : la peur du racket, du viol, des brimades arbitraires. D’imaginer un lieu où tout ce qui est vital ? l’argent, les soins, le plaisir, le mouvement ? est rare, empêché, transformé en objet de chantage, et où la seule manière de se faire entendre, c’est de se trancher les veines ou d’avaler une fourchette. D’imaginer l’étirement du temps, le rétrécissement de l’espace, l’attente interminable, les espoirs sans cesse déçus de libération anticipée ou conditionnelle. D’imaginer la colère et le désespoir, l’envie d’émeute et la tentation du suicide. Et si vous vous dites que cela ne vous concerne pas, que cette expérience, même imaginable, même imaginée, vous est étrangère, que cette cause ne peut-être la vôtre, au mieux, que par humanisme ou bon sentiment, vous avez tort. Non seulement parce que cette expérience pourrait devenir la nôtre (il y a trente ans, le GIP rappelait que « nul n’est à l’abri de la prison »), mais parce qu’elle l’est déjà un peu, par fragments. Demandez-vous ce que vous ressentez lorsqu’on entrave votre liberté de mouvement, vos désirs, vos amours ; lorsqu’on vous manque de respect, qu’on tient pour nul ce que vous réclamez, qu’on vous prive de droits, de soins ou de revenu. Pour haïr la prison, nul besoin de compassion, nul besoin d’expertise. Nos sensations suffisent. Mais s’il faut manifester, d’une certaine manière, comme des prisonniers, reste le mur, pour l’heure infranchissable, et une dissymétrie radicale : nous pouvons défiler librement, les détenus n’ont pas même le droit d’association. Il faut donc aussi manifester, très simplement, pour les prisonniers.
C’est là qu’il faudra être plus collectifs : rompre avec notre accoutumance docile à des bâtiments que nous ne cessons de côtoyer, dans la ville même, refuser la délégation résignée de la réforme aux réformateurs, créer la force politique qui est refusée aux détenus, faire proliférer les revendications, pour eux et pour nous-mêmes. Cette manifestation serait alors la manifestation de tous ceux qui sont exposés à la prison, l’ont été, ou pourraient l’être : anciens et futurs détenus, prostitué(e)s ou sans papiers, victimes de la double peine ou usagers de drogues, chômeurs, précaires, fous et autres anormaux. Elle serait aussi, par extension, la manifestation de leurs proches, c’est-à-dire de tous ceux qui, contrairement aux détenus, ont le droit de se regrouper et de se faire entendre : familles et amis, associations de malades du sida, de précaires ou d’immigrés, militants associatifs, travailleurs sociaux, médecins, avocats, etc. Elle serait, plus généralement, la manifestation de tous ceux qui s’oppose au projet autoritaire et naïf selon lequel il faut corriger la prison par la prison : la nouvelle ministre de la Justice et les parlementaires qui s’apprêtent à voter le budget pénitentiaire doivent comprendre qu’ils se trompent s’ils croient, comme leurs prédécesseurs, qu’on en finira avec l’horreur carcérale en bâtissant des prisons neuves. Mais cette manifestation, au bout du compte, sera ce que vous en ferez. Nous rêvons qu’aux côtés des pédés d’Act Up, qui réclameront la grâce des détenus atteints de pathologies graves, des militants du Collectif Anti-Expulsion, qui dénoncent la pénalisation du séjour irrégulier, ou des intervenants sociaux, qui réclament un contrôle extérieur des prisons, vous apportiez vos propres revendications et vos propres colères, organisées ou spontanées, formulées ou silencieuses. Il serait bon, par exemple, que des syndicalistes exigent enfin l’application du droit du travail en prison. Il est temps, en tout cas, que nous disions ensemble l’élémentaire : le système carcéral a fait long feu, parce que nous n’en voulons plus ; nous n’en voulons plus parce que nous ne le supporterions pas.