Quand Act Up-Paris a lancé sa campagne “Guerre aux labos” il y a un an, certaines compagnies pharmaceutiques sont tombées des nues. Pourquoi tant de haine ? Les raisons sont nombreuses, mais en voici au moins une : l’industrie diffère l’accès à de nouveaux traitements, vitaux pour une partie des malades en échappement thérapeutique. Malgré ses velléités de séduction des associations de malades (prépondérance du marketing, etc.), l’obsession de réduire l’accès pré-AMM à ses produits l’emporte, et les malades sont finalement perdants.
Ainsi, les firmes Boehringer Ingelheim (pour le tipranavir), Gilead (le ténofovir), Roche (le T-20) et Agouron (la capravirine) ont pris le parti de développer leurs nouveaux produits à leur rythme et de n’en permettre l’accès qu’au moment qui leur paraît le plus opportun. Ce, alors que l’existence de chacune de ces molécules est connue des représentants du milieu associatif et qu’il s’agit, pour certains, de traitements prometteurs et puissants qui, en association avec d’autres molécules, devraient permettre de faire baisser la charge virale des malades, voire de renforcer le système immunitaire.
Depuis plus d’un an, le TRT-5 (qui regroupe les principales associations de lutte contre le sida en France), en contact étroit avec l’industrie, tente de débloquer la situation pour ces quatre nouvelles molécules. À plusieurs reprises, Act Up-Paris est monté au créneau pour dénoncer l’attitude des laboratoires, plus soucieux de l’efficacité de leurs stratégies commerciales que de la santé des malades. Nous vous résumons ici, molécule par molécule, la situation :
– Le tipranavir est une nouvelle antiprotéase. Elle possède une structure chimique inédite qui pourrait être active sur les virus résistants aux antiprotéases actuelles. En association avec le Norvir®, deux prises quotidiennes seront suffisantes, ce qui est très intéressant pour les malades qui avalent déjà beaucoup de pilules. Pour l’instant, des essais menés sur une centaine de patients indiquent que le tipranavir est bien toléré. Les essais de phase II donneront bientôt leurs résultats et il serait somme toute logique qu’une ATU nominative soit mise en place. Pourtant Boehringer s’y refuse, et ne veut rien entendre avant 2002 !
– Le ténofovir (ou PMPA) est cousin du Prévéon® (adéfovir) fabriqué par Gilead. Ces médicaments appartiennent à une nouvelle famille d’anti-VIH, les nucléotides, proches des nucléosides. C’est précisément parce qu’ils sont cependant différents des nucléosides qu’ils sont intéressants à combiner avec des molécules connues. Un autre avantage : le ténofovir ne semble pas présenter de risque pour les reins, au moins à court terme. Il paraît en outre plus efficace sur les virus résistants aux nucléosides. Il est utilisé en une prise par jour, ce qui est, à nouveau, très intéressant pour les personnes lourdement prétraitées. Aux USA, depuis novembre 99, un accès restreint a été ouvert. En France ? Rien n’est prévu avant début 2001.
– Le T-20 de Roche appartient, lui, à une toute nouvelle famille d’anti-VIH, les inhibiteurs de fusion, qui bloquent l’entrée du virus dans les CD4. Son mode d’action lui permettrait d’être actif sur les VIH résistants aux médicaments actuels. Selon les premières études, c’est un produit aussi puissant que les antiprotéases, et il semble bien toléré. Le seul problème, c’est qu’il doit être administré en injections sous-cutanées, deux fois par jour (injections de 100 mg). Ceci étant, les patients peuvent facilement apprendre à effectuer eux-mêmes ces injections (comme les diabétiques le font avec l’insuline). Que dit Roche ? Rien avant la fin 2001 ou 2002 !
– En ce qui concerne la capravirine d’Agouron, elle ne devrait pas arriver en France avant la fin 2001. Pour l’instant, c’est une antiprotéase qui se prend deux fois par jour, mais les recherches se dirigent vers une prise unique. Comme toutes les antiprotéases qui ont le vent en poupe, elle sera sûrement associée à d’autres antiprotéases (le Norvir® ou le Kaletra® d’Abbott). Lors d’une récente réunion avec le laboratoire Agouron, le groupe TRT-5 a insisté sur l’importance de l’arrivée de cette molécule en France et de la participation de la firme aux essais Puzzle (Puzzle 1, Puzzle 2, Puzzle 3) de sauvetage à l’ANRS .
Voilà donc la situation aujourd’hui : alors que l’accès à ces molécules est capital pour les malades en échappement, l’industrie joue la montre. Roche répond à peine à nos coups de fil. Boehringer Ingelheim ne veut donner son produit qu’au compte-gouttes : quelques dizaines de traitements pour la fin… 2002. Agouron justifie ses lenteurs face à la demande européenne par le fait que la compagnie est américaine. Enfin, Gilead, une autre petite structure américaine, ne sait pas développer correctement ses produits, qui sont ainsi presque tous jetés à la poubelle en raison des défauts de production.
La guerre aux labos reste donc plus que jamais d’actualité. D’autant que les médias continuent d’ignorer le problème, que l’ANRS est incapable de faire pression sur l’industrie pour obtenir quelques lots de traitement afin d’organiser ses essais de sauvetage – à juste titre nommés " Puzzle " – et que le ministère de la santé qui devait intervenir n’est, à en croire Gillot, pas même au fait du dossier.
Récemment, Aides a présenté au laboratoire Gilead 10.000 pétitions demandant l’accès à leur produit vedette. La même association appelle ses membres et sympathisants à écrire directement aux laboratoires. En ce qui nous concerne, il ne nous reste qu’à descendre à nouveau dans la rue.