Du 4 au 8 février dernier s’est tenue à Chicago la » 8e conférence sur les rétrovirus et les maladies opportunistes « . Cette conférence rassemble tout ce que le milieu du sida compte de chercheurs et de médecins spécialistes. Elle a été conçue pour permettre chaque année aux scientifiques de se rencontrer et de travailler dans la » sérénité « , loin de l’effervescence des conférences mondiales et des tribulations activistes.
La tendance de cette huitième année s’inscrit dans la lignée des dernières : après une forte prépondérance de la clinique, la recherche médicale s’oriente de plus en plus vers la compréhension des mécanismes, tant de la cible à combattre, le VIH, que de l’immunité. L’évolution des techniques biomédicales, ces dernières années, se fait sentir dans le domaine du sida comme dans d’autres : la lutte contre le virus passe de plus en plus par une analyse fine du fonctionnement des protéines virales, des mécanismes de l’infection, des stratégies de l’immunité, afin que soient mises au point des molécules capables d’agir suivant un schéma théorique soigneusement élaboré et expérimenté en laboratoire. Le temps du » screening « , de l’essai plus ou moins aléatoire, évolue progressivement vers une pharmacie de synthèse, fine mécanique de la biologie moléculaire.
C’est dans ce contexte que les 3 446 participants à la conférence – chercheurs, biologistes et cliniciens, mais aussi journalistes et, pour une petite poignée, activistes – en grande majorité américains, se sont retrouvés dans les salons feutrés du Sheraton de Chicago. Le bilan de cette édition de la conférence dépend du point de vue qu’on adopte : pour les malades, à court terme, probablement pas de quoi satisfaire les attentes. À long terme, les perspectives semblent nettement plus intéressantes.
Une grande partie des sessions avait pour thème l’analyse des portes d’entrée utilisées par le virus, des mécanismes auxquels il recourt pour déjouer les réactions du système immunitaire et des stratégies possibles pour le combattre sur ce terrain. Les travaux présentés portaient principalement sur la présence virale dans les muqueuses, le rôle des cellules folliculaires dendritiques et des récepteurs et co-récepteurs des lymphocytes CD4, ainsi que les différences de réactivité selon la variété des génotypes de ces cellules. L’intérêt de ces recherches est avant tout de comprendre les premières phases de l’infection afin de proposer des stratégies permettant de la combattre tôt. L’objectif des nouveaux traitements, les fameux inhibiteurs de fusion – il s’agit du tant attendu T20 de Roche, mais aussi du T1249 déjà annoncé et d’autres à venir – est d’agir au niveau de la fusion du virus avec les cellules cibles. D’autres stratégies d’action, en amont de la fusion, sont également étudiées : le recours à des inhibiteurs de liaison ainsi qu’à des inhibiteurs des co-récepteurs cellulaires, dont le rôle serait d’empêcher que les cellules se lient au virus.
L’amélioration de l’efficacité des classes de molécules déjà commercialisées constitue un autre axe de recherche. Ainsi, les futurs inhibiteurs de la transcriptase inverse ou de la protéase bénéficieront des résultats des recherches sur la structure moléculaire des protéines cibles. Ces stratégies thérapeutiques qui consistent à » coller » sur les sites actifs d’une protéine du virus une molécule bloquant son fonctionnement, sont jusqu’ici, déjouées par les mutations virales qui modifient légèrement la forme des protéines cibles et rendent la fixation des molécules inhibitrices impossible. La connaissance des structures protéiniques doit permettre la mise au point de nouveaux médicaments mieux adaptés à la cible, même en présence de mutations. Mais l’objectif est surtout d’obtenir un traitement agissant sur les virus résistants eux-mêmes, pouvant notamment empêcher l’émergence de résistances en modifiant la fonction même de la protéine cible.
Pas moins de 14 molécules nouvelles sont actuellement recensées et vont subir la longue série des essais cliniques permettant leur mise à disposition commune, du T20 dont les essais de phase III doivent débuter prochainement (enfin !) jusqu’au SC-3I1125, un petit inhibiteur du co-récepteur CCR5 en essai de phase I chez des volontaires sains. On trouve dans cette liste quelques molécules que nous attendons depuis longtemps déjà : le ténofovir (PMPA) ou encore le tipranavir considéré actuellement comme étant en phase I/II de son développement.
Cette course aux nouveaux traitements est notamment due au développement de résistances virales aux médicaments. A Chicago, trois présentations – américaine, française et suisse – se sont opposées quant aux conclusions à tirer sur ce sujet. Pour les Américains, les personnes nouvellement contaminées par des virus résistants à au moins une classe de médicaments sont en nette augmentation. Du point de vue de l’étude française, on constate plutôt une stabilité des contaminations par des virus résistants. L’étude suisse a, elle, été jusqu’à conclure à une baisse de ce type de contamination. Il n’en demeure pas moins que, selon l’étude française présentée par Marie-Laure Chaix de l’hôpital Necker, 10% des personnes contaminées le sont par des virus résistants. Ceci confirme la nécessité, pour une personne nouvellement infectée, d’effectuer, avant même de commencer un traitement, un test de résistance afin de connaître la sensibilité du virus qu’elle a contracté aux médicaments existants.
Autre sujet de préoccupation en matière de résistance : l’analyse du contenu des réservoirs en terme de virus résistants. Les réservoirs, on le sait, contiennent des cellules infectées dans lesquelles le VIH a copié son patrimoine génétique et qui sont devenues inactives. Une des présentations de la conférence a confirmé les hypothèses selon lesquelles le VIH possède des mécanismes favorisant la stabilité de ces cellules et leur indétectabilité par les sentinelles du système immunitaire – les fameux lymphocytes » natural killers « . Reste à savoir quelles souches virales sont présentes dans ces réservoirs. Les données soumises à Chicago attestent que leur contenu en terme de résistances est extrêmement stable dans le temps et qu’il est principalement le résultat de l’histoire de la maladie à ses débuts. Ainsi, une personne longuement traitée qui a commencé par prendre des médicaments insuffisamment efficaces (à une époque où les trithérapies n’étaient pas la règle) a acquis dans ses réservoirs des virus résistants qui persistent dans le temps, quand bien même elle prend par la suite un traitement particulièrement efficace. A l’inverse, une personne ayant suivi un traitement précoce totalement suppresseur de la charge virale, et qui subit un échec à ce traitement, a très probablement des réservoirs totalement exempts de virus mutés. Ces résultats renforcent l’idée selon laquelle le premier traitement doit absolument être choisi avec beaucoup de rigueur pour être efficace à coup sûr.
Effets toxiques et effets secondaires ont également occupé une part importante des discussions à Chicago : toxicité mitochondriale, neuropathies, problèmes osseux, anomalies de répartition des graisses et risques d’atteintes cardio-vasculaires, etc. Ainsi, l’apparition d’ostéoporoses et d’ostéonécroses causées par la toxicité des traitements a une fois de plus été mise en évidence. De même que l’intervention de cette toxicité dans les problèmes de formation osseuse chez les enfants contaminés sous traitement. Dans le domaine cardio-vasculaire, les conclusions sont identiques : la mesure des dépôts de graisse (plaques d’atérome) dans les vaisseaux sanguins chez des personnes traitées montre que les risques classiques d’accident sont extrêmement aggravés par l’effet des traitements. Sorte de corollaire des lipodystrophies, ces atteintes semblent fréquentes chez les personnes longuement traitées (le risque d’accident cardio-vasculaire peut alors se mesurer par échographie des vaisseaux sanguins). Ainsi, globalement, on constate une sorte de vieillissement précoce des personnes malades sous traitement.
La plupart des études attestent cependant que les traitements ne sont pas seuls en cause dans l’apparition d’effets secondaires : leur action s’associe à celle du virus. Ainsi, les neuropathies sont plus fréquentes chez les personnes fortement immunodéprimées ou ayant une forte charge virale.
Par ailleurs, si les traitements réduisent la survenue des maladies opportunistes, ils n’empêchent pas l’action du virus dans certaines parties de l’organisme qu’ils pénètrent difficilement. Ainsi, on observe de plus en plus d’atteintes neurologiques chez les personnes séropositives depuis qu’elles sont traitées, vraisemblablement parce que le système nerveux est difficilement pénétré par les médicaments. Il semble également que les cellules rénales puissent être sérieusement touchées.
Vis-à-vis des effets secondaires, l’objectif pour les chercheurs est double : d’une part, mettre en évidence la responsabilité des médicaments et les mécanismes biologiques impliqués dans l’apparition de ces effets, d’autre part, élaborer des méthodologies cliniques permettant d’évaluer leur importance et leur évolution, ainsi que les signes avant-coureurs de risques aggravés. Si quelques interventions thérapeutiques pour lutter contre ces effets indésirables ont été présentées à Chicago, dans la plupart des cas, la suppression des médicaments mis en cause semble encore être la seule mesure efficace. Ainsi, par exemple, il apparaît que la plupart des solutions testées pour combattre les neuropathies, essentiellement causées par la toxicité des traitements, s’avère totalement inutile – ce qui est particulièrement dramatique pour les malades à qui il ne reste que peu d’options thérapeutiques nouvelles. Devant ce peu de résultats on peut regretter que la question de la toxicité des médicaments n’ait pas pour les chercheurs le même caractère de priorité que celle de leur efficacité.
Dans ces conditions, la seule perspective pour lutter contre les effets secondaires, leur persistance et leur aggravation, semble être l’arrêt des traitements ; ce qui pourrait être la finalité de deux pistes de recherche actuelles : l’immunothérapie et les interruptions de traitement.
L’immunothérapie vise à permettre au système immunitaire de reprendre le dessus sur l’infection. Peu de résultats réellement probants ont vu le jour jusqu’à présent, bien que les pistes de recherche foisonnent. Chicago n’a pas apporté en la matière de résultats résolument nouveaux. Néanmoins les études se poursuivent. La recherche française est très présente sur ce terrain ; les travaux d’équipes comme celle de Brigitte Autran (Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris) sont souvent cités ; ceux d’Yves Levi (Hôpital Henri Mondor, Créteil) également, notamment sur l’efficacité d’une vaccination anti-tétanique chez des personnes ayant suivi une reconstruction du système immunitaire par un traitement à l’interleukine II.
Mais l’élément le plus capable de stimuler l’immunité naturelle semble encore être le virus lui-même. La suppression de la charge virale avec des traitements efficaces ayant comme conséquence secondaire » d’endormir » le système immunitaire, les interruptions de traitements ont ainsi été introduites afin de » rebooster » l’immunité naturelle. Elles constituent également une perspective de réduction des effets toxiques des médicaments, voire de retour en arrière des mutations du virus. Toutes ces pistes ont fait l’objet de récents travaux présentés à Chicago. On en retiendra surtout deux : une étude montrant que chez des personnes traitées peu après l’infection, l’arrêt du traitement après un an a permis d’obtenir de bien meilleurs résultats – tant virologiques qu’immunitaires – que chez des malades jamais traités ; une seconde étude d’Antony Fauci consistant à proposer un traitement en pointillés (une semaine avec, une semaine sans) montre chez les personnes qui l’ont suivi des résultats comparables à ceux observés chez des malades ayant suivi une thérapie continue. Cette formule présente le grand intérêt de permettre d’absorber deux fois moins de médicaments ! L’étude se poursuit et permettra de vérifier si les effets délétères des traitements sont moindres avec cette prise en charge.
Sur le plan de la recherche vaccinale, les résultats piétinent manifestement. En témoigne cette remarque d’un chercheur canadien : » la recherche de vaccin contre le sida a au moins un résultat à son actif, celui d’être le domaine qui a fait le plus de sacrifices d’animaux de laboratoire. «
Si la conférence sur les rétrovirus est essentiellement scientifique et médicale, elle s’accompagne généralement d’une introduction et d’une conclusion à connotation plus » socio-politique « . Le cru 2001 n’a pas fait exception à la règle et l’on y a vu s’opposer deux thèses. Ainsi, la plénière d’ouverture était marquée par le discours de Jeffrey D. Sachs apportant un soutien à peine conditionnel à la toute puissante industrie pharmaceutique. Pour lui seul un soutien massif des pays du nord à l’industrie (disons dans les 2 milliards de dollars), pourrait permettre de rendre les traitements accessibles dans les pays les plus touchés et les plus pauvres sans porter atteinte aux grands laboratoires et à leurs recherches. Les génériques, écartés d’une phrase bien construite, ne peuvent en aucun cas à ses yeux constituer de solution puisqu’ils restent, malgré leur faible coût, bien trop onéreux pour l’Afrique. Apparemment la concurrence entre l’industrie occidentale et l’industrie des génériques, constituant le plus intéressant mécanisme de réduction des prix, ne trouve pas place dans les projections de cet éminent chercheur. Anne Valérie Kaninda de Médecins sans Frontière lui a donc répondu lors de la plénière de clôture rappelant la nécessité de développer d’urgence l’accès aux traitements génériques et aux copies.
Espérons que les chaleureuses acclamations à ce discours émanaient d’une assistance de scientifiques consciente que son but n’est pas seulement la réussite de ses recherches ou ses bonnes relations avec l’industrie, mais aussi et surtout le bien-être de millions de malades qui espèrent des solutions à leur souffrance et des traitements dont le bénéfice dépasse de très loin les risques qu’ils font prendre.