Alors que la pression internationale qui s’exerçait sur les laboratoires pharmaceutiques se déplacent vers les bailleurs internationaux, Kofi Annan a lancé en avril dernier l’idée d’un Fonds mondial destiné entre autre à la lutte contre le sida. Ce Fonds qui devrait être opérationnel d’ici fin 2001 serait également destiné à lutter contre la tuberculose et le paludisme.
Pour les malades des pays pauvres, les ONG et les activistes, l’annonce d’un Fonds devant collecter de 7 à 10 milliards de dollars par an aurait pu marquer un tournant décisif dans la lutte contre l’épidémie, permettre enfin un changement d’échelle en matière de financements et un engagement réel sur la prise en charge des malades et l’accès aux médicaments.
Pour les gouvernements et les bailleurs, cette annonce comble le vide béant laissé par l’absence de tout engagement réel face à la crise internationale que représente l’épidémie depuis plus de 20 ans.
Si, les déclarations du Secrétaire Général des Nations Unies ont dans un premier temps suscité l’enthousiasme de tous, à y mieux regarder aujourd’hui, les opinions se font plus critiques. En effet, si Kofi Annan souhaite avec l’annonce de ce fonds prendre une option sur le leadership de la lutte contre le sida dans le monde, il n’a, pourant, pas la moindre garantie des bailleurs quant aux perspectives de financements, ni la moindre idée sur la structure et les attributions concrètes de ce fonds.
S’il y a peu de chance que ce fonds « global » soit l’occasion de changements déterminants pour les millions de personnes atteintes par le sida, en revanche, il semble de plus en plus clair que pour un certain nombre de bailleurs internationaux, et notamment de pays du Nord, il représente une aubaine inespérée : la possibilité à moindre frais (l’argent est loin d’être débloqué, les financements ont toutes les chances de ne pas être supplémentaires) de donner l’illusion qu’ils prennent enfin leur repsonsabilité et agissent.
Oubliés la question de l’accès aux médicaments génériques et aux copies dans les pays pauvres, tout autant que le débat sur les accords ADPIC (TRIPS) de l’OMC et les conséquences dramatiques de leur application dans les années à venir.
Les bailleurs internationaux espèrent-ils achèter le silence des séropos et le maintien de la propriété intellectuelle en annonçant quelques centaines de millions destinés à un nébuleux « Fonds global » ?
Un fonds d’ores et déjà condamné
Première puissance économique mondiale, les Etats-Unis annoncent en mai une contribution de 200 millions de dollars [[ Les Etats Unis ont par ailleurs cette année une dette de 100 millions de dollars envers l’OMS.]], soit 2% du montant prévu par Kofi Annan. Ainsi, le fonds est immédiatement privé de sa principale qualité : être un financement d’une ampleur inédite à l’échelle mondiale.
Les récentes déclarations de Lionel Jospin et de Bernard Kouchner confirment cette tendance : en proposant 150 millions d’Euros par an, sur trois ans, la quatrième puissance mondiale joue le jeu des américains et prouve que les Etats du Nord n’ont, pas plus qu’hier, décidé d’engager les moyens financiers nécessaires pour faire face à l’épidémie de sida.
Il semble inéluctable que l’ensemble des pays donateurs s’aligneront sur le même ordre de grandeur : le Fonds est donc d’ores et déjà condamné.
Du point de vue de ses affectations, les perspectives ne sont guère plus encourageantes. D’une part, il est difficile d’imaginer qu’un fonds ciblant à la fois le sida, la malaria et la tuberculose puisse répondre rapidement et efficacement à des attentes précises et ne serve pas, avant tout, une dilution des objectifs. Plus le champ d’action de ce fonds sera large, plus les projets qu’il financera seront noyés dans la multitude des enjeux, et plus sa transparence relèvera d’une gageure.
D’autre part, il est à craindre, si les gouvernements sont laissés libres de flécher leurs financements, que ceux-ci soient orientés préférentiellement vers la malaria ou la tuberculose au détriment du sida, vers la prévention au détriment des traitements. Pas plus aujourd’hui qu’hier, la plupart des Etats du Nord ne considère l’articulation entre prévention et traitements comme une nécessité, ni la prise en charge médicale des personnes atteintes dans les pays en développement comme une urgence. Les récentes déclarations des gouvernement américain [[ « Les africains ne savent pas ce que signifie le temps au sens occidental. Il faut prendre ces médicaments à certaines heures du jour, ou ils n’ont pas d’effet. De nombreuses personnes en Afrique n’ont jamais vu une pendule ou une montre de toute leur vie. Si vous leur dites une heure de l’après-midi, ils ne comprennent pas de quoi vous leur parlez. Ils comprennent le matin, le midi, le soir et ils comprennent l’obscurité de la nuit. » Natsios, directeur de l’USAID (Agence américaine pour le développement international, juin 2001.]], anglais ou de responsables de l’Union européenne en attestent.
Dans le cas contraire, si l’utilisation du fonds devait émaner d’un consensus entre donateurs, il semble difficile de croire qu’une position commune adaptée aux besoins des Etats du Sud puisse émerger des débats entre Etats du Nord et organismes internationaux. Leurs réticences à financer l’accès aux traitements à grande échelle dans les pays en développement ou à soutenir la production et l’importation de médicaments copiés où génériques, restant par exemple très fortes.
L’un des prétextes à la création de ce fonds serait de permettre la coordination de l’action des bailleurs. L’OMS et l’ONUSIDA ont elles-mêmes pour mandat l’harmonisation et la coordination des politiques internationales en matière de santé et de sida ; aucune de ces deux agences ne parvient pourtant à l’honorer et à imposer aux Etats membres une action concertée et adaptée et aux besoins des populations. Difficile alors de croire que la création d’une n-ième entité internationale, dont la mission reste délibérément floue, permettra d’atteindre cet objectif.
Quant aux délais d’opérationnalité de ce fonds, tout porte à croire que plusieurs années seront nécessaires et que la dead-line initiale de fin 2001 est absolument illusoire – la glorieuse expérience du Fonds de Solidarité Thérapeutique International lancé par Chirac et Kouchner il y a quelques années est encore présente à nos mémoires. Combien de millions de malades mouront tandis que les responsables politiques et les bailleurs internationaux s’interrogeront sur les objectifs, la gestion ou le fonctionnement de ce fonds ? Chacun des acteurs attendra-t-il l’ensemble de ses « partenaires » pour agir ? Les bailleurs souhaitent gagner du temps, les malades n’en n’ont pourtant pas à perdre.
Critiquer ou refuser ce fonds international ne signifie pas pour autant renoncer à obtenir les milliards de dollars nécessaires. La mise en place d’un fonds global ne doit pas être la condition sine qua non à un accroissement massif des financements.
En revanche, si les pays riches n’ont pas besoin du Fonds mondial pour décupler leurs efforts en matière de lutte contre le sida, ils risquent de saisir cette occasion pour poursuivre leur désengagement massif en matière d’aide au développement couvert par la mise en place d’initiatives internationales de ce type, peu opérationnelles mais médiatiques.
Ce que cache le fonds
En effet, depuis 1991, les pays riches réduisent drastiquement leur aide publique au développement (APD) qui comprend notamment les financements destinés à la lutte contre le sida. D’une façon générale, rares sont les pays qui lui consacrent des sommes supérieures ou égales au seuil minimal de 0,7% de leur PNB, objectif sur lequel s’était engagée la communauté internationale. En France, le montant de l’APD n’a cessé de diminuer depuis 1995 et représente aujourd’hui 0,31% du PNB. Quant aux Etats-Unis, ils occupent le dernier rang des donateurs de l’OCDE (Organisation pour le Commerce et le Développement Economique) avec 0,1% de leur PNB.
Dans ce contexte, ce nouveau projet-gadget de Fonds mondial contre les maladies transmissibles est difficilement crédible. Une véritable prise de conscience de la gravité que représente l’épidémie de sida imposerait : un décuplement immédiat de l’aide bilatérale aux programmes de prise en charge globale des personnes vivant avec le VIH/sida dans les pays du Sud, la mise en œuvre dans les plus brefs délais du plan d’action de l’Union européenne pour la lutte contre le sida, la tuberculose et la malaria (plan qui n’est toujours pas à l’heure actuelle budgétisé), ainsi qu’un soutien financier et technique massif aux politiques pharmaceutiques ciblant notamment les génériques.
Pourtant, il est à craindre que les interminables discussions autour de la création du Fonds mondial, lors de la Session Spéciale des Nations Unies sur le sida à New York du 25 au 27 juin ou à l’occasion du G8 à Gênes en juillet, soit un moyen de passer sous silence le véritable débat que pose l’accès à la santé et aux médicaments pour tous, et que la propriété intellectuelle à travers les accords ADPIC interdit aux pays du Sud.
Chacun s’accorde à reconnaître que le monopole de quelques industriels sur le « marché du sida » leur permet d’imposer sur les multithérapies des prix exorbitants, de dégager des profits sans commune mesure avec les investissements qu’ils ont pu faire – l’industrie pharmaceutique est actuellement le secteur le plus rentable au monde. Aujourd’hui les pays du Sud ont la capacité de fabriquer des copies d’antirétroviraux à des prix largement inférieurs à ceux pratiqués par les grands laboratoires. Seule la mise en compétition des différents producteurs pourra permettre une baisse drastique et durable des produits pharmaceutiques et garantir la prise en charge médicale des malades qui en ont besoin – cette dynamique de concurrence a d’ores et déjà contraint les laboratoires occidentaux à aligner leur prix sur ceux des producteurs de génériques pour un certain nombre de molécules.
Cependant, la pression politique qui demeure autour des questions de propriété intellectuelle (en témoigne le procès devant l’OMC récemment intenté par les Etats-Unis au Brésil) bloque les initiatives des pays pauvres qui souhaiteraient produire ou importer des copies de médicaments. Ainsi, les brèches prévues par les accords internationaux sur la propriété intellectuelle – licences obligatoires ou importations parallèles – comme autant de garde-fous au monopole des grands laboratoires, restent inexploitables en l’état des rapports de force. L’intimidation est la règle, et les exemples de tentatives avortées abondent.
C’est de cette réalité que nous détourne aujourd’hui la médiatisation autour du Fonds mondial.
Les récents évènements lors de l’Assemblée Mondiale de la Santé à Genève (du 15 au 22 mai) en sont l’illustration : tandis que Kofi Annan venait répéter l’annonce de la création du Fonds devant un parterre de ministres de la santé enthousiastes, en coulisses, américains et européens s’entendaient pour contraindre le Brésil ou l’Afrique du Sud à renoncer aux résolutions concrètes en faveur de l’accès aux génériques ou au renforcement des systèmes sanitaires dans les pays en développement qu’ils proposaient.
A l’heure actuelle, l’une des priorités de la lutte contre le sida est la création d’un appel d’offre international ouvert aux fabriquants de génériques et de copies permettant l’achat des traitements au plus bas prix par la réalisation d’économies d’échelles et la mise en concurrence des producteurs. Le financement d’une telle opération ne nécessite pas la création d’un Fonds « global et omnipotent », mais d’un simple programme au sein d’un organisme existant [[ l’UNICEF a une expérience d’achats en gros et en distribution à l’échelle mondiale de produits pharmaceutiques et serait à même de réaliser cet appel d’offre.]].
Au delà de cette mesure et puisque les accords de l’OMC se montrent incapables de permettre la défense des intérêts de santé, la lutte contre le sida impose l’abolition de la propriété intellectuelle partout où elle tue.