Information importante : Ce numéro d’«Action» est spécial, à plus d’un titre. Rédigé et conçu avant le 21 avril, sa diffusion était prévue pour vous le lisiez pendant l’entre-deux tours des Présidentielles. Nous y rendons compte, comme toujours, de notre activité. Mais nous y annonçons par ailleurs la candidature de militants d’Act Up-Paris aux élections législatives, un projet que nous avons conçu depuis janvier 2002. L’éditorial de ce numéro et le manifeste « Devenez minoritaires » expliquent notre stratégie.
Mais juste avant la diffusion d’Action, les résultats du premier tour des Présidentielles sont tombés : Lionel Jospin est évacué du paysage politique, et Jean-Marie Le Pen est présent au second tour. Cela remet en cause toute notre stratégie et notre présence, comme candidats, aux législatives.
Fallait-il, pour autant, envoyer ce numéro au pilon ? La décision fut longue à prendre, mais nous avons choisi de diffusion Action, après y avoir inséré ce texte. Il faut donc lire ce numéro, et notamment les pages consacrées aux législatives, pour ce qu’il est : un objet daté, au strict du terme, qui rend compte d’un désir politique que le résultat des Présidentielles a remis en question.
Act Up-Paris se présente aux élections législatives. Une association entre sur le terrain des partis. Un groupe de lutte contre le sida issu de la communauté homosexuelle prétend, sans l’intention de renoncer à son identité, à l’Assemblée nationale et à la représentation de tous. Une minorité brigue le suffrage universel. Tout cela est normal.
La lutte contre le sida que nous menons depuis douze ans est un combat politique, pas une raison sociale. Parce que lutter contre le sida, c’est immédiatement lutter au-delà du sida, contre les discriminations et les inégalités qui font le jeu de l’épidémie. Pas de prévention efficace sans messages qui tiennent compte de la variété des pratiques sexuelles – pas de prévention possible, donc, sans combattre le sexisme ou l’homophobie. Pas d’accès aux soins sans protection sociale – pas de soins décents, donc, pour les étrangers exclus d’une couverture maladie dite « universelle ». Pas de traitement sérieux sans les conditions matérielles qui permettent de le suivre – pas de traitement possible, de fait, lorsqu’on vit sans revenu, sans toit, dans la précarité. Si Act Up se présente aux élections législatives, c’est que sa spécialité est d’emblée générale.
C’est aussi que son combat bute sans cesse contre des lois. Contre la loi de 1990, qui prétend lutter contre les discriminations, mais qui écarte les séropositifs du régime commun d’assurance. Ou contre la loi de 1970 sur la toxicomanie, qui met en péril la santé des usagers de drogue, parce que la prohibition expose à des produits frelatés et bloque tout travail d’éducation et de prévention. Et contre l’ensemble des lois qui remplissent abusivement les prisons, les lieux les plus dangereux qui soient d’un point de vue sanitaire. Quand des lois compromettent les vies, le temps n’est plus au bricolage. La meilleure façon de les défaire, c’est d’en faire de nouvelles. D’où notre candidature.
Elle ne va pas sans risque. Nous connaissons la réticence historique du mouvement social face à la politique électorale – nous la ressentons aussi : l’urgence de la lutte contre le sida nous a appris à ne pas attendre l’échéance d’un scrutin pour exprimer nos revendications et espérer leur satisfaction. Mais nous savons aussi que l’alternative qui nous est proposée n’est pas satisfaisante. On nous demande soit de rester une force de proposition « sociale » en confiant aux partis, comme ils le réclament, le monopole du « politique », soit de devenir enfin adulte, d’en finir avec l’activisme de jeunesse, en briguant le pouvoir et ses responsabilités.
La politique qui vient – celle qui s’invente depuis une dizaine d’années dans des associations de chômeurs, de sans-papiers, de transsexuels ou dans la nôtre – ignore ces distinctions. Il faut faire feu de tout bois, jouer sur tous les tableaux : social c’est-à-dire immédiatement politique ; l’action directe et, s’il le faut, la bataille électorale ; la jurisprudence locale arrachée au cas par cas, mais aussi la fabrication de la loi ; l’attention obstinée à la diversité des pratiques et la prétention au bien-être de tous ; le particulier et le général ; le minoritaire donc l’universel.
Sur ce terrain il est vrai, nous aurons peu de concurrents. D’un côté, une droite par essence majoritaire dont nous n’attendons rien, sinon le pire. De l’autre, une gauche qui considère les minorités comme négligeables, embarrassantes ou dangereuses. Négligeables pour qui cherche à « présider autrement », c’est-à-dire comme les autres, par un discours si général qu’il ne parle plus à personne. Embarrassantes lorsqu’il s’agit de passer des droits octroyés à l’égalité véritable : du PaCS au mariage, de l’autorisation de séjour à titre humanitaire aux papiers pour tous, du revenu minimum d’insertion au revenu inconditionnel garanti. Dangereuses pour qui croit encore au « péril communautariste », et propose pour le conjurer une idéologie de la Nation et un appareil policier – la République, paraît-il. Bref, la politique d’antan confondait démocratie et majorités, numériques ou idéologiques. Cette politique échoue. Place aux minorités.
Aux minorités, c’est-à-dire – ne nous en excusons pas – à des groupes spécifiques, dont le sort constitue en lui-même, à lui seul, un enjeu électoral suffisant. Au moment de voter, il faudra se souvenir de la manière dont la gauche de gouvernement a traité les sans-papiers, par exemple, ou les chômeurs, ou les gays : un semblant de régularisation, des minima sociaux dérisoires, des travées parlementaires désertes – trois motifs de colère. Au moment de voter, il faudra songer à ce que la droite leur prépare, depuis sa cure d’opposition, forte des leçons qu’elle a reçues d’Italie, d’Espagne ou d’Autriche – trois raisons d’avoir peur.
Mais l’heure est également venue qu’au moment de voter, au-delà de ces seuls groupes, chacun cesse enfin de s’oublier. Si vous ne tolérez plus la politique séparée des vies, si vous exigez qu’elle parte de votre expérience, de vos pratiques, de vos désirs, et qu’elle y retourne, si vous refusez le chantage par lequel il faudrait, pour être citoyen/ne, vous abstraire de vous-mêmes, renoncer à ce qui vous fait, à ce dont, de toutes manières, vous ne pouvez vous défaire, alors il est temps que vous éleviez la voix. Pas plus que nous, vous ne vous reconnaissez dans les normes majoritaires que forgent et dont se nourissent les discours politiques dominants. Alors devenez minoritaires.
La proposition est paradoxale sans doute, mais elle n’est pas ironique. Au contraire. Souhaiter faire la loi, très littéralement, c’est rappeler qu’une élection législative, avant d’être un arbitrage entre aspirants au pouvoir, est d’abord la désignation d’une assemblée qui produit du droit – candidats, encore un effort si vous voulez devenir législateurs. Et souhaiter que les lois soient conçues depuis l’expérience qu’on en fait, pour qu’elles ne s’en séparent pas, c’est refuser de s’habituer au vote comme à une abdication – électeurs, encore un effort si vous voulez devenir citoyens. Devenir minoritaire, cela veut donc dire remettre la campagne sur ses pieds.
D’où un programme simple. Selon toute probabilité, les candidats à l’élection législative emboucheront les mêmes trompettes que les candidats à l’élection présidentielle, quelle que soit son issue : sécurité, plein emploi, république, liberté d’entreprise, lutte contre le terrorisme, etc. De fait, nous aussi, parce qu’il en va de nos vies :
– Sécurité, mais sécurité des minorités, physiquement et quotidiennement mises en danger par la répression de l’immigration, la prohibition des stupéfiants, l’univers carcéral ou l’insulte impunie. Pour en finir avec l’insécurité, donc : légalisation des drogues, liberté de circulation, fermeture des prisons, pénalisation de l’homophobie, abolition de la loi dite de sécurité quotidienne.
– Plein emploi, mais plein emploi du temps. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, augmentation massive de tous les minima sociaux : garantir le revenu pour que l’emploi soit un choix, compatible avec les exigences d’un traitement, d’une urgence militante ou d’un désordre amoureux.
– République, c’est-à-dire égalité sans condition : entre couples nationaux et bi-nationaux face au PaCS ; entre homosexuels et hétérosexuels face au mariage et à l’adoption ; entre hommes et femmes face aux essais thérapeutiques, à la prévention ou au salaire.
– Liberté d’entreprise, si on entend par là le refus des propriétés exclusives : autorisation aux pays du Sud de produire des médicaments génériques, d’en importer, d’en exporter ; par extension, liberté associative, géographique, amoureuse, etc. – la vie ne souffre pas d’entraves.
– Lutte contre le terrorisme, c’est-à-dire contre le terrorisme industriel des laboratoires pharmaceutiques, qui menacent d’interrompre la recherche si leurs profits ne sont pas protégés ; contre le terrorisme médical des autorités sanitaires, qui considèrent comme un luxe le refus des effets secondaires ; contre le terrorisme intellectuel des réalistes de tout poil, qui objectent l’ordre symbolique, les nécessités budgétaires ou les lendemains meilleurs à des exigences vitales.
C’est dit : Act Up se présente donc aux élections législatives, dans les 21 circonscriptions parisiennes. Un groupe minoritaire vient se risquer à la logique majoritaire du vote. Ce qui soulève une dernière question : quel score ? Il sera sans doute dérisoire si on le mesure au critère habituel des rapports de forces électoraux – avec des revendications pareilles, nous sommes à peu près sûrs de devenir minoritaires à un point qui dépasse toutes nos espérances. Il sera pourtant considérable au regard desdites revendications. Et le temps, pour une fois, joue en notre faveur. Il ne s’arrête pas au 9 juin. D’ici là, au moins, nous aurons battu la campagne.