Dans la prise en charge d’une personne vivant avec le VIH, la relation avec le médecin est cruciale, mais pas toujours évidente, y compris pour le personnel médical. Pour Action, six médecins témoignent.
Nous recevons beaucoup d’appels de malades nous racontant les difficultés qu’ils rencontrent avec leurs médecins. Nous avons donc interrogé : Firouze Bani-Sadr (Hôpital Saint Louis), François Boué (Hôpital Antoine Béclère), Philippe Clevenbergh (Hôpital Saint Antoine, Hôpital Lariboisière, Hôpital Bichat), Cécile Goujard (Hôpital Bicêtre), Christine Katlama (Hôpital la Pitié Salpétrière), Bruno Marchou (Hôpital Purpan de Toulouse).
À votre avis, comment est effectué le choix du médecin traitant par le patient ?
Firouze Bani-Sadr La plupart du temps les patients arrivent au premier rendez-vous sans choisir le médecin qui va les recevoir. Une majorité sont des personnes migrantes, dont les conditions matérielles ne leur permettent pas de se poser la question et de faire un choix.
Cécile Goujard Si le patient découvre sa séropositivité à l’hôpital celui-ci reste le plus souvent dans l’établissement dans lequel il a été dépisté. Parfois pour des raisons géographiques, ils peuvent être suivis ailleurs, mais c’est relativement rare. La particularité de Bicêtre c’est que des patients nous sont adressés par le COMEDE (comité médical pour les exilés).
Comment se déroule la première visite ?
FBS À la première consultation, je rassure les patients. J’aborde avec les migrants les modes de transmission parce qu’ils doivent prendre des mesures vis-à-vis de leur famille. J’explique également ce qu’entraîne la maladie, la chute des CD4 mais aussi les indications pour commencer un traitement. Je commence toujours un traitement à moins de 200 CD4. J’explique aussi que l’on va faire un bilan biologique complet et en quoi il consiste. Je les revois dix ou quinze jours après. Je leur explique ce qu’est une infection opportuniste. Je ne fais que très rarement de prescription à la première consultation. Pour les populations migrantes, la prise en charge est globale : la consultation s’accompagne souvent de la délivrance du certificat qui devrait permettre l’obtention des papiers ainsi que d’une visite à l’assistante sociale. Je m’informe toujours au cours des consultations suivantes de l’état d’avancement de la prise en charge psycho-sociale.
François Boué Les gens sont comme sonnés la plupart du temps, il faut beaucoup expliquer et répéter. J’essaie de voir comment ils vont gérer l’information parce qu’il peut être dangereux pour eux d’en parler à tort et à travers. Il est important aussi de savoir s’ils sont soutenus. On parle des traitements possibles, de l’espoir, de l’état actuel des connaissances. Ce qui a évolué c’est qu’on place les gens sur le long terme, on leur explique que ça va durer longtemps, qu’ils vont vivre.
CG On ne met jamais les patients directement sous traitement, y compris quand ils ont trois CD4. Il y a une première consultation après laquelle, le jour même ou dans les jours qui suivent, selon le degré d’urgence apparent, on fait un nouveau bilan. Nous suivons les indications de traitement établies par les recommandations du groupe d’experts dirigé par le Pr. Delfraissy.
Bruno Marchou La première consultation, a pour but d’expliquer au patient sa situation clinique en explicitant et en commentant ses résultats biologiques, en particulier la charge virale est le nombre de CD4. J’organise alors avec lui son suivi médical. Je ne mets jamais de patient sous traitement à l’issue de la première consultation, je propose au plus dans certains cas la prise de Bactrim® afin de prévenir la survenue éventuelle d’une infection opportuniste.
Comment présentez-vous à votre patient la séropositivité ?
Philippe Clevenbergh C’est toujours un mauvais moment. Nous avons souvent des gens effondrés et nous essayons de les rassurer. Je traite aussi des patients pour des accidents d’exposition au VIH et des dépistages : parfois nous avons des gens qui ne sont pas très effrayés, ils savent qu’il existe des traitements. Alors nous avons un discours effrayant pour les séronégatifs et un message peu effrayant voire rassurant pour les personnes nouvellement contaminées.
Christine Katlama Je n’ai plus trop le problème de l’annonce de la séropositivité au patient : le plus souvent je vois des gens qui ont été dépistés avant de venir à ma consultation. Avant, quand on apprenait à quelqu’un sa séropositivité, on lui annonçait un verdict de mort. Aujourd’hui, on est beaucoup plus positif et optimiste, sans pour autant minimiser la gravité de l’infection à VIH. Il y a moins d’opprobre social, de peur de la stigmatisation ; il s’agit plus d’une histoire intime. Aujourd’hui les patients sont beaucoup plus confiants, tout du moins ceux qui n’ont pas de problème d’accès aux antirétroviraux.
Comment expliquez vous la mise ou non sous traitement ?
FB Ça demande de faire connaissance avec eux : il faut connaître le rythme et le mode de vie pour conseiller. Je ne mets pas sous Sustiva® les chauffeurs de bus qui commencent à conduire à 5 heures du matin. Après, je leur fais choisir leurs effets secondaires. Je les noircis un peu pour qu’ils ne soient pas déçus. Mais je précise bien que le choix du traitement n’est pas définitif. Il faut revenir sur l’idée d’un traitement au long cours, parce que les gens vont avoir à en changer.
PC Des gens sont réticents à la mise sous traitement et d’autres les acceptent très bien. Il y a un vrai pouvoir, une grande autorité des médecins sur les patients, qui peuvent les manipuler facilement, en sélectionnant l’information. Très souvent les gens ne sont pas vraiment informés. Beaucoup de gens arrêtent les antirétroviraux pour passer à la médecine parallèle. Les traitements n’ont pas très bonne réputation et c’est dommage. On insiste beaucoup sur les effets secondaires, mais pas assez sur les bénéfices des médicaments. Sustiva® ou Ziagen® sont de très bons médicaments, parmi les plus efficaces, malgré leurs effets indésirables.
CK J’essaie tout d’abord de savoir ce qu’ils savent du virus, parce qu’aujourd’hui l’information sur ce sujet est très répandue. Ensuite, je leur explique un peu de physiopathologie, en précisant qu’il faut être attentif à deux choses : la charge virale et le compte des CD4. Je leur explique aussi que c’est en fonction du nombre de CD4 que l’on décide ou non de la mise sous traitement : je réalise devant eux le graphique qui montre la courbe descendante des CD4 et l’élévation progressive de la charge virale. Pour expliquer la nécessité de bien suivre le traitement, d’une part je décris la rapidité du cycle de réplication du virus, entre 1 et 10 milliards par jour, et le fait que celle-ci reparte dès que l’on relâche la pression (le traitement) qui appuie dessus. D’autre part, j’explique qu’il faut une certaine quantité de médicaments pour stopper la réplication du virus et que, par conséquent, si on n’en prend que la moitié, le tiers de la population des virus va se développer et devenir résistant.
Avez-vous l’impression que votre façon d’aborder ces questions a évolué au cours des années et de quelle manière ?
FB L’élargissement des traitements donne plus de possibilités. La tendance est quand même de les impliquer dans les choix, les responsabiliser : ce sont les patients qui encourent les risques. Les gens sont souvent étonnés qu’on discute autant.
PC Ça évolue en permanence : la connaissance sur les nouvelles molécules, les inhibiteurs de fusion, les vaccins, les interruptions de traitements, etc. On peut être de plus en plus optimiste. Même si le discours se complexifie : on a une meilleure compréhension des mécanismes des lipodystrophies, on connaît aussi le risque grandissant de maladies cardio-vasculaires. Il faut mettre les gens dans le bain et leur montrer que c’est un problème complexe et que tout va évoluer.
L’augmentation des honoraires des spécialistes devrait en principe modifier les relations malade/médecin dans la mesure où elle permettra de passer à des consultations de 3/4 d’heure. Ces nouvelles consultations pourraient-elles améliorer ou modifier vos rapports avec les patients ?
FBS Pouvoir passer du temps avec un patient est très important. Toutefois la durée d’une consultation sera très variable selon les cas. Avec certains, en dix minutes, la question est réglée. À l’opposé, certains autres ont des problèmes psychologiques ou sociaux et auront besoin de parler. En principe j’ai 20 minutes par patient, mais la durée de la consultation doit s’adapter aux diverses situations : une première visite sera en principe plus longue que les suivantes.
PC Soit on fait bien son travail et on reste plus ou moins une heure avec ses patients et on perd de l’argent, soit on fait de l’abattage à 4 clients par heure. Le problème est de savoir quelle va être cette augmentation d’honoraires. Quelle somme serait raisonnable ? 60 E pour près d’une heure ? Ça ne sera jamais accepté. Les médecins aussi à l’hôpital gagnent mal leur vie et ça crée des tensions.
CG J’ai des créneaux horaires de 20 minutes, mais en réalité mes consultations durent entre 20 et 30 minutes. Mais tout dépend des motifs de la consultation. Les patients qui viennent régulièrement et qui n’ont pas de gros problèmes, les vingt minutes sont tout à fait suffisantes. En revanche, s’il faut changer les traitements et que par conséquent il y a des choses supplémentaires à faire, ça peut durer 40 minutes.
BM D’une manière générale, il me semble juste qu’une consultation qui dure plus longtemps qu’une autre soit mieux rémunérée. Actuellement ce n’est pas le cas, puisque ce qui est pris en compte n’est pas le temps passé mais l’acte accompli. Ce qu’il faudrait valoriser, c’est non seulement le temps passé mais également la qualification du médecin qui réalise l’acte.
Comment faites-vous face aux limites des stratégies thérapeutiques ?
FBS Le plus souvent l’échappement n’indique pas l’insuccès d’un traitement mais l’échec de l’observance du patient. Quand cela arrive, on prend le temps en consultation d’expliquer à nouveau les raisons pour lesquelles il faut prendre régulièrement les traitements. J’ai une relation très affective avec mes patients et je comprends leur difficulté d’observance. Mais c’est précisément pour cela que je ne voudrais pas qu’ils aient des problèmes, etc. Si l’état immunologique le permet, je propose même des vacances thérapeutiques. Quand les molécules sont grillées les unes après les autres, ce n’est pas facile pour le patient, mais ça ne l’est pas non plus pour le médecin. Finalement, une des limites est qu’on ne peut pas prendre les traitements à la place des patients. Une autre limite est constituée par les problèmes psychiatriques de certains, même quand ces troubles font l’objet d’une prise en charge particulière.
FB Quand on a des perspectives parce qu’on a des médicaments en réserve, on fait un génotype et on décide. Mais si on n’a rien, le plus difficile est de convaincre les gens d’attendre que plusieurs médicaments nouveaux soient disponibles : je ne prescris jamais un nouveau médicament seul, parce qu’ils ne sont pas efficaces longtemps.
PC On essaie ce qui a été testé ailleurs, les interruptions de traitements, des mégathérapies, etc. Rien n’est anodin dans les décisions qu’on prend. Malheureusement des gens meurent parce qu’on n’a pas de solution. Aujourd’hui les gens meurent principalement de cirrhose.
CK Le multi-échec m’interpelle, et au-delà de moi, toute mon équipe. Au-delà des traitements antirétroviraux, nous avons repris à l’hôpital de jour les bilans que l’on faisait avant l’arrivée des trithérapie en 96, « le bilan de moins de 50 CD4 » qui permet d’assurer le suivi des infections opportunistes, toutes les six semaines. Aujourd’hui les traitements se sont considérablement simplifiés, par conséquent les problèmes d’observance des patients ne sont plus liés aux traitement eux-mêmes mais plutôt à la façon d’accepter la séropositivité. L’expression « adhérer au traitement » me paraît problématique : en effet adhérer à quelque chose, à un parti par exemple, suppose de faire un choix. Or on ne choisit pas d’avoir un traitement, parce que l’on ne choisit pas d’être malade. Ce qui est important pour le patient, c’est d’avoir accepté d’être séropositif et de se battre contre.
Quelles sont les limites de votre service concernant la prise en charge des patients VIH ?
FB Essentiellement les problèmes sont dans la prise en charge des migrants, les personnes en situation irrégulière, avec beaucoup de problèmes sociaux. C’était déjà difficile avant, mais depuis le changement de gouvernement, les gens ont peur, il y a un vrai problème de confiance, ils n’osent même plus se confier à nous. Soit on veut soigner et il faut régulariser, soit on veut expulser. Mais je suis médecin, je suis là pour soigner.
PC La souplesse des prélèvements : les gens doivent prendre rendez-vous, et dépendent de la bienveillance des infirmières… Les 35 heures ne simplifient pas les choses. À Saint Antoine, l’hôpital de jour est fermé le vendredi après-midi. Ça ne laisse que peu de temps pour voir tout le monde et faire les prélèvements.
CG En premier, la disponibilité des médecins : il faut du temps et de l’écoute par rapport à des problèmes de procréation, de sexualité, des effets indésirables des médicaments, de l’état psychologique des patients. Il y a aussi l’appréhension des médicaments pour certains malades, liée à la culture. Les thérapeutiques parallèles, de support (oligoéléments, plantes médicinales, etc.) posent un problème : comment intégrer ces thérapeutiques traditionnelles à la prise en charge des patients, sans formation spécifique sur des thérapeutiques considérées comme « inefficaces » ? Une autre limite est liée au fonctionnement de l’institution, comme à notre propre fonctionnement : les horaires d’ouverture des services, le manque de lits, la surcharge de travail, la difficulté à intégrer de nouveaux malades. Lorsqu’une relation avec un malade se dégrade, je conseille à ce dernier de voir quelqu’un d’autre.
BM L’échec thérapeutique appelle trois questions : le patient prend-il convenablement son médicament ? La dose prescrite est-elle efficace ? Est-il porteur d’un virus résistant ? La réponse à ces questions doit permettre une réévaluation du traitement. Concernant la bonne observance de celui-ci et en cas de doute sur la sincérité du patient, elle peut être vérifiée par dosage sanguin du principe actif. Mais il faut savoir que cette capacité d’observance peut varier considérablement au cours du temps. L’efficacité d’un traitement est un problème complexe qui doit être traité au cas par cas. Au moment de l’histoire du sida auquel nous sommes arrivés, il faut s’attendre à voir certains patients aller moins bien, voire mal. Nous n’y sommes plus habitués, d’autant que nous ne disposons pas forcément de réponses thérapeutiques à leur proposer, ni de solutions miracles.
Quelles limites personnelles vous donnez vous dans la prise en charge de vos patients ?
FBS Ma limite personnelle, c’est mon angoisse quand je vois un patient qui échappe au traitement : je peux même devenir agressive. Évidemment, cette angoisse se répercute dans ma relation avec lui.
FB Je fais très attention à ne jamais avoir de relations personnelles ou affectives : c’est comme ça que l’on fait des erreurs. Je ne soigne jamais des gens qu’on connaît. Il est difficile parfois de rester sans s’impliquer, mais cela permet de rester pro et on garde le contrôle de la situation.
PC J’évite toute situation d’agressivité. Il faut être en phase avec ses patients. Parfois aussi, on ne peut pas cautionner ce que font certains malades : ils changent les doses, refusent des examens. Alors je les envoie voir un autre médecin qui pourra peut-être les convaincre, parce qu’il faut quand même que le patient soit suivi.