Les partisans de la criminalisation des séropositifVEs avancent masqués. Ils se parent d’arguments qui semblent de bon sens pour justifier des mesures spécifiques contre les personnes atteintes. Voici un contre-argumentaire détaillé pour leur répondre.
Les mots pour le dire
L’emploi de certains mots n’est pas neutre. On pense immédiatement aux néologismes de Jean-Marie Le Pen : «sidatorium» et «sidaïque». Le premier, calqué sur les sanatoriums où l’on plaçait les tuberculeux, sous-entend que le VIH serait contagieux, ce qui justifierait l’enfermement des personnes atteintes. Le deuxième rime avec «judaïque», dont on sait tout le bien qu’en pense Jean-Marie Le Pen. Il permet de réactiver une vieille rengaine de l’extrême-droite qui assimile le judaïsme à un virus gangrénant le monde. Là encore, la logique de l’enfermement n’est pas loin. D’autres termes, moins marqués idéologiquement, véhiculent cependant les mêmes principes. Ainsi, il y a quelques jours, une dépêche de l’AFP évoquait des plaintes contre un séropositif qui aurait contaminé volontairement ses partenaires. La personne poursuivie est dénommée par l’agence «le porteur du virus», ce qui fait de lui le seul vecteur de la transmission et passe sous silence toute idée de responsabilité partagée. Les mots sont donc importants, et il ne faut pas hésiter à reprendre ceux qui parlent de « sidaïques » ou « porteur de virus » au lieu de «sidéens» et «séropositif».
Secret médical
C’est le dilemme-marronnier de la série Urgences : un médecin diagnostique tous les trois épisodes un cas de séropositivité et se demande s’il doit le dire au partenaire de la personne. Dans la série, les héros prennent souvent beaucoup de liberté avec le secret médical. Dans la réalité, en France, l’Ordre des médecins et l’Académie de médecine ont plusieurs fois proposé de lever ce secret pour permettre au médecin d’avertir une personne de la séropositivité de son partenaire, afin qu’elle se fasse elle-même dépister et qu’elle se protège. Une telle mesure serait extrêmement dangereuse. Le secret médical permet d’instaurer une réelle confiance entre le malade et son médecin, sans laquelle il ne peut y avoir de relation thérapeutique, donc de prise en charge efficace. La levée du secret médical romprait cette confiance, elle empêcherait tout patient de parler des problèmes les plus intimes de peur de les voir divulguer, elle découragerait même les personnes à aller se faire dépister, et encouragerait donc tous les comportements de déni. Il ne s’agit pas d’ignorer le problème de prévention qui peut se poser au sein d’un couple sérodiscordant. Mais on ne résoudra rien avec une mesure d’exception qui ruinera la relation médecin-malade. Les solutions doivent passer par l’écoute et le dialogue, notamment en systématisant des consultations de psychologie et de sexologie dans les services de suivi VIH, et en améliorant la prise en charge des personnes à l’annonce de la séropositivité.
Dépistage obligatoire
Un pas a été franchi avec l’instauration d’un dépistage obligatoire pour les personnes suspectées de viol. Il s’agit bien là d’une victoire pour les tenants de mesures vexatoires envers les personnes atteintes. Au-delà du cas du viol, où le dépistage imposé n’aura aucun intérêt pour les victimes d’agression sexuelle, il est régulièrement proposé qu’on soumette à un test des personnes à un moment particulier de leur vie (mariage, par exemple) ou encore des catégories entières de la population (usagerEs de drogue par voie intraveineuse, prostituéEs, etc.)
Techniquement, le dépistage obligatoire n’a pas de sens. Les tests utilisés imposent de prendre en compte une fenêtre de séroconversion, de quelques jours à quelques semaines, pendant laquelle un test peut être négatif alors que la personne a été contaminée. Imposer un test supposerait donc de le reconduire sur la même personne quelques mois plus tard en s’assurant qu’elle n’ait eu aucun rapport à risques : on voit où ce genre de mesure peut conduire.
Même si on utilisait des tests plus performants qui réduiraient la fenêtre de séroconversion, ce dispositif serait à bannir. Au nom des libertés individuelles. Obligatoire, le test ne pourrait plus être anonyme. Il fonderait la relation thérapeutique sur la contrainte, alors qu’elle doit s’établir sur la confiance mutuelle entre la personne et les professionnels de santé. Il s’agit là d’une vision coercitive de la prévention du sida, alors que nous avons besoin d’information et de responsabilisation. Bref, c’est une réponse démagogique aux lacunes des campagnes d’information et de promotion du dépistage volontaire.
Criminalisation de la « transmission »
Plusieurs affaires ont défrayé la chronique ces derniers mois. Des associations entendent porter plainte contre une ou des personnes qu’elles jugent responsables de contamination volontaire, sur des homos à Reims, des femmes à Marseille. A Cayenne, une plainte vient d’être déposée contre un séropositif pour empoisonnement au VIH. En Australie, c’est une femme australienne qui vient de gagner un procès pour ne pas avoir été avertie du sida de son mari.Des médecins (une fois de plus, Roger Henrion) et des politiques militent pour que la contamination « volontaire » soit un délit justifiant une peine.
D’abord les partisans de la criminalisation font semblant d’oublier que lors d’une relation sexuelle, on est (au moins) deux, donc que la responsabilité est partagée : le partenaire séronégatif est tout aussi responsable que le séropositif vis-à-vis de la prévention. Par ailleurs, ce qui est criminalisé, ce n’est pas la transmission elle-même, mais bien la connaissance qu’on a de sa séropositivité. En ce sens, une telle mesure ne peut que décourager les personnes à aller se faire dépister : si j’ignore ma séropositivité, je n’aurai aucun problème. C’est le cas notamment au sein d’un couple. Si l’un des membres a des rapports extra-conjugaux non protégés, la perspective d’une plainte ne pourra qu’inciter l’infidèle à ne pas se faire dépister afin de continuer d’ignorer son statut. La criminalisation de la transmission consciente du VIH n’encourage donc ni le dialogue au sein des couples, ni la responsabilisation des séropositifs, ni la pratique du dépistage. Pour toutes ces raisons, elle va à l’encontre de la santé publique. Le sida est une épidémie qui se propage par les pratiques. L’information est donc clé dans la prévention. Encourager l’ignorance n’est pas une solution. Plutôt que de voir dans la justice et les prisons la seule réponse aux problèmes posés par le sida, les pouvoirs publics devraient produire des campagnes de prévention dignes de ce nom, et systématiser la promotion du dépistage.
Passage aux frontières et séjour
Dernière pièce de l’arsenal anti-séropo : le contrôle aux frontières et au droit de séjour. Les mesures existent depuis longtemps dans certains pays. En Belgique, par exemple, les étrangers extracommunautaires (évidemment, les Européens ne peuvent pas être séropositifVEs) doivent présenter un certificat médical avec une attestation d’un test de dépistage. Les séropositifVEs étrangerEs ne peuvent pas s’installer aux Etats-Unis (lire notre article Tour du monde des discriminations).
En France, l’idée reste soutenue, toujours par les mêmes (Jean-Marie Le Pen, Roger Henrion) et risque de trouver un écho favorable avec le gouvernement Raffarin. Le but est d’empêcher que des étrangers malades puissent franchir nos frontières ou s’installer. Une des idées qui sous-tendent ce projet, c’est que les étrangers malades seraient un vecteur de propagation de l’épidémie. Les épidémiologistes n’hésitent par exemple pas à dire que le sida est une «maladie d’importation». Pour répondre à cet argument, il semble incroyablement inutile de rappeler que les étrangers, comme les nationaux, peuvent mettre la capote. Qu’il s’agit donc juste de produire des campagnes ciblées.
Prévention, information et responsabilisation : ces trois mots d’ordre sont sans doute un peu plus difficiles à mettre en place que tous ces dispositifs d’exclusion et de pénalisation. Mais ils sont simplement nécessaires à une réelle lutte contre le sida.