Le 22 juillet dernier, Pascal Lamy, commissaire européen faisait paraître dans le journal Libération un point de vue intitulé «Priorité à l’accès aux médicaments» dans lequel il soulignait l’importance de l’effort de l’Union européenne dans la lutte contre le sida et son action pour promouvoir l’accès aux traitements génériques. Khalil Elouardighi, de la commission Nord/Sud d’Act Up-Paris, lui a répondu aujourd’hui dans une tribune publiée également par Libération.
La France se bat-elle réellement pour la commercialisation des médicaments génériques dans les pays pauvres ?
L’épidémie du sida fait ses pires ravages dans les pays en développement, des pays où la Sécurité sociale n’existe souvent pas, et où chaque euro ajouté au prix des médicaments et des autres produits de santé exclut d’office des millions de malades supplémentaires de l’accès aux soins, à la vie. Or, des versions concurrentes, bien moins chères, des médicaments commercialisés par les multinationales occidentales à des prix exorbitants, existent dans certains pays relativement industrialisés tels que l’Inde, le Brésil ou la Chine. Mais la mondialisation des brevets détenus par les multinationales, opérée à travers l’Organisation mondiale du commerce, menace la pérennité de ces productions abordables, et empêche les médicaments en question de se diffuser dans les pays les plus pauvres, par exemple les pays africains, qui se trouvent être les pays les plus touchés par les crises sanitaires en cours, au premier rang desquelles le sida.
En effet, si l’accord de l’OMC sur la propriété intellectuelle indique clairement que tout gouvernement, riche ou pauvre, a le pouvoir d’autoriser que l’on fabrique des versions génériques d’un produit sous brevet s’il considère que l’intérêt public l’exige (par exemple, pour protéger la santé des personnes), il est plus flou en ce qui concerne la possibilité de commercer de tels génériques. Or, pour les pays en développement, la fabrication nationale est en général soit simplement impossible au vu du niveau de développement industriel, soit trop onéreuse, comparée à l’importation, pour être envisagée : il leur faut importer la quasi-totalité de leurs besoins en produits de santé. Depuis la dernière réunion plénière de l’OMC, les Etats membres sont donc en négociation intense pour se mettre d’accord sur la possibilité et les modalités de l’accès aux produits de santé pour les pays faiblement industrialisés.
Une trentaine de ministres du Commerce se sont réunis lundi 28 juillet, une dernière fois avant la grande réunion plénière bisannuelle, la conférence ministérielle de l’OMC, qui se tiendra cette année à Cancùn au Mexique du 10 au 14 septembre. La position tenue par l’Europe, en la personne du commissaire européen au Commerce, Pascal Lamy, à cette dernière réunion avant Cancùn, vient en complète contradiction avec les assurances données ces dernières semaines aux citoyens.
Ainsi, alors qu’il affirmait le 22 juillet que «l’accès aux médicaments n’est pas un objet de négociation, c’est une question de vie ou de mort ; c’est la raison pour laquelle notre engagement ne doit souffrir aucune ambiguïté», le 28 juillet Pascal Lamy exigeait encore que les pays importateurs de médicaments ne puissent se procurer des génériques que pour les seules maladies qui atteignent des proportions «épidémiques», et ce, uniquement après avoir au préalable fait viser la forme, la couleur, le packaging et le nom commercial du médicament par l’OMC (mission absolument sans précédent pour cette institution). Ces mesures, qui tendent à rendre l’accès aux génériques plus compliqué, plus restreint, alors que l’urgence humanitaire est à le libéraliser, revêtent en outre un caractère discriminatoire, dans la mesure où l’Europe, elle, resterait selon cette proposition totalement libre devant l’OMC de fabriquer des génériques pour les raisons ou les maladies qui lui chantent. Depuis décembre 2002, Pascal Lamy s’allie à l’OMC avec les Etats-Unis de George Bush pour bloquer la demande de pays pauvres tels que les Philippines ou l’Indonésie d’une solution la plus simple et légère possible au niveau juridique, c’est-à-dire passant par les exceptions aux monopoles conférés par les brevets, telles que prévues à l’article 30 de l’accord sur la propriété intellectuelle. Pourtant, selon les experts de l’OMS, cette voie est la seule à même d’être mise en place suffisamment vite sur le terrain pour faire face à l’ampleur et à l’urgence des crises sanitaires en cours (près de 10 millions de morts, rien que pour le sida, la tuberculose et le paludisme, depuis le début de cette négociation OMC sur les exportations de médicaments génériques). Si réellement pour Pascal Lamy l’accès aux médicaments n’est pas un objet de négociation avec les Etats-Unis, si réellement son engagement ne doit souffrir aucune ambiguïté, alors il doit enfin défendre les deux principes non négociables que sont le principe de non-discrimination des pays sous-industrialisés dans l’accès aux produits génériques, indispensable pour respecter l’égalité en droit entre les hommes, et le principe de facilitation maximale de leur accès à ces produits, indispensable pour éviter des millions de morts évitables.
Tout ce que les malades du sida attendent aujourd’hui du commissaire Lamy, c’est simplement qu’à l’OMC il soutienne enfin les pays en développement contre les multinationales pharmaceutiques. Qu’il place enfin au-dessus des desiderata des industriels la vie humaine, c’est-à-dire toutes les vies humaines, indépendamment du pays où elles se trouvent.