Anne-Sophie Glouzmann a passée avec succès sa thèse pour le diplôme d’état de Docteur en Pharmacie sur le thème de «sida : une épidémie qui se décline aussi au féminin». Nous y avons assisté le 13 juin 2003, elle a bien voulu répondre ensuite à nos questions.
–Protocoles : Qu’est ce qui vous a amené à choisir ce sujet pour votre thèse ?
Anne-Sophie Glousmann : je voulais travailler dans le domaine de la santé des femmes et j’ai contacté Marianne Storogenko, pharmacienne du service du droit des femmes (du ministère de la Parité et de l’Egalité professionnelle). Parmi les sujets qu’elle m’a proposé, se trouvait la question des femmes et du virus du sida, très peu documentée. Quelques jours auparavant j’avais lu dans le livre d’Aline Pailler “Femmes en marche” aux Editions Le temps des cerises, un article d’Emmanuelle Cosse à propos des femmes oubliées dans l’épidémie du sida. Elle y expliquait que les femmes séropositives n’étaient pas prises en compte de manière spécifique dans l’infection à VIH, hormis dans la transmission mère/enfant. Ce sont ces faits qui m’ont décidé à choisir ce thème.
–Au départ, vous aviez très peu de choses. Comment avez-vous procédé pour vos recherches ?
ASG : Au départ je n’avais donc que cet article, ainsi que certains textes sur les femmes parus dans Action. J’ai commencé par assister à un premier colloque sur “Femmes et VIH”, qui se trouvait être une RéPI d’Act Up. Ensuite je suis allée au CRIPS (centre régional d’information et de prévention du sida) et à des réunions organisées par les associations comme Dessine-moi un mouton ou Sida Info Service qui traitaient de ce sujet. J’ai aussi suivi le congrès GSK sur les femmes. Enfin, j’ai rencontré des professionnels de santé (médecins, infirmières, sage-femme, psychologue, etc.).
–Au fur et à mesure de vos recherches, que découvrez-vous de marquant sur les femmes infectées par le virus du sida ?
ASG : Il y a des spécificités, notamment au niveau des effets secondaires des traitements, comme les lipodystrophies et la [toxicité mitochondriale. Très peu de recherches ont été faites sur les femmes. Pourtant, on sait qu’entre les hommes et les femmes, il existe des différences de poids, de taille, de physiologie, de métabolisme des médicaments, de statut hormonal et immunologique. Mais, le monde de la recherche commence à peine seulement à s’intéresser à cette problématique.
–Comment expliquez-vous cela ? Pourquoi le milieu médical ne cherche-t-il pas à comprendre, hormis lorsqu’il s’agit de la transmission mère/enfant ?
ASG : Je pense que, en France, la notion de genre n’a pas encore été intégrée dans le domaine de la santé. Il existe peu de données sexuées.
–Vous parliez de différences importantes au niveau des effets secondaires des traitements. Quelles sont ces différences ?
ASG : Certains effets indésirables sont plus fréquents chez les femmes que chez les hommes, comme l’acidose lactique due aux inhibiteurs nucléosidiques de la transcriptase inverse (surtout chez les femmes obèses), les lipohypertrophies et les réactions cutanées avec le triste exemple de la névirapine. Ce sont les différences les plus marquantes.
–Dans le cas de l’acidose lactique, que se passe t-il ?
ASG : L’acidose lactique apparaît en cas de dysfonctionnement des mitochondries. Les mitochondries sont les « centrales énergétiques” de la cellule. Quand on absorbe des glucides et des lipides, ce sont elles qui permettent de les transformer afin d’apporter de l’énergie au corps.
Il y a 2 voies pour fabriquer de l’énergie. La première, qui se fait sans les mitochondries, en absence d’oxygène, transforme les sucres et les graisses pour aboutir à la formation d’acide lactique. Cela fournit un peu d’énergie. La seconde voie se fait grâce aux mitochondries, à partir des sucres et des graisses, en présence d’oxygène et fournit beaucoup d’énergie. Les antirétroviraux, surtout les inhibiteurs nucléosidiques de la transcriptase inverse, peuvent inhiber une enzyme très utile aux mitochondries, empêchant ainsi leur bon fonctionnement. Pour compenser, la cellule va se rabattre sur la première voie de production d’énergie. L’acide lactique sera alors produit en excès. C’est la fameuse acidose lactique dont les conséquences peuvent être le coma ou la mort.
–Entre les hommes et les femmes qui ne prennent pas d’antirétroviraux, l’évolution de la maladie est-elle la même ?
ASG : Pendant les 5, 6 premières années après la contamination, les marqueurs de la maladie sont différents entre les hommes les femmes. La charge virale est plus faible chez les femmes, et à l’inverse le taux de CD4 plus important. Apres 5 à 6 ans, les valeurs de ces marqueurs entre les hommes et les femmes se rejoignent et l’évolution de la maladie sera la même. Les mécanismes de ces différences ne sont pas bien connus. Des liens entre les systèmes immunitaire et hormonal ont cependant été démontrés.
On ne sait pas encore évaluer les conséquences de ces différences en matière de traitement. Faut-il initier le traitement plus tôt ou plus tard chez les femmes ?
–Parmi les différences fondamentales entre les hommes et les femmes, il y a notamment les problèmes gynécologiques. Qu’avez-vous trouvé à ce sujet ?
ASG : En matière de gynécologie, le VIH intervient sur les infections : les infections gynécologiques sont plus fréquentes et plus récidivantes chez les femmes séropositives que chez les femmes séronégatives, notamment les infections à papillomavirus qui, si elles ne sont pas ou mal traitées, peuvent dégénérer en cancer invasif du col de l’utérus. Le VIH intervient aussi sur la physiologie féminine, notamment la puberté et la ménopause, de rares études ont montré que la puberté serait retardée chez les jeunes filles séropositives. Par ailleurs, la ménopause en général provoque entres autre des troubles du métabolisme des sucres et des graisses, pouvant entraîner des troubles cardio-vasculaires. Ces troubles associés aux effets secondaires des antirétroviraux risquent alors d’être amplifiés et aggravés.
–Au cours de vos recherches, est-ce que vous avez pu constater que certains pays étaient plus avancés en matière de recherche sur les femmes infectées par le virus du sida ?
ASG : il me semble qu’aux Etats Unis la recherche est plus avancée. En effet des recommandations ont été faites afin d’inclure dans les essais cliniques et les cohortes un pourcentage de femmes correspondant au visage de l’épidémie, ainsi il existe des études de cohortes qui ne comportent que des femmes. La notion de genre est plus integrée que dans les pays européens. J’ai trouvé aussi pas mal de choses en Allemagne. Depuis 2001, un groupe de travail intitulé “les enjeux spécifiques de l’infection VIH chez les femmes” a été créé à l’ANRS, mais c’est encore récent.
–Quelles sont pour vous les choses importantes à surveiller chez les femmes séropositives ?
ASG : Le suivi gynécologique des femmes séropositives est essentiel en raison notamment des risques de lésions à papillomavirus. Lire petite revue des détails autour de vos bilans.
Il faut également tenir compte d’éventuelles interactions entre les antirétroviraux et certains médicaments utilisés par les femmes, comme les hormones contraceptives et les traitements hormonaux de substitution utilisés au cours de la ménopause.
Nous avons vu que certains effets indésirables des antirétroviraux sont plus fréquents chez les femmes que chez les hommes. Cela serait dû à des différences de pharmacocinétique entre les hommes et les femmes. Or, la pharmacocinétique des médicaments est influencée par des facteurs comme le poids, la taille, la répartition des graisses. En pratique, il semble intéressant d’adapter la posologie des antirétroviraux au moins au poids des femmes. Ne pas calquer les traitements des femmes sur ceux des hommes.
Enfin, une surveillance cardio-vasculaire des femmes séropositives est capitale. En effet, sous antirétroviraux, les femmes non ménopausées risquent de perdre leur protection hormonale naturelle contre les troubles cardio-vasculaires.
–Au vu de tout cela, que faut-il faire pour que les femmes soient prises en compte de manière spécifique par les médecins ?
ASG : Il est nécessaire que les professionnels de santé, les industriels, les responsables des politiques de santé intègrent la notion de genre. On distingue actuellement les adultes et les enfants. Il faudrait aller plus loin et distinguer les hommes, les femmes et les enfants. Cette distinction doit se faire à tous les niveaux : prévention et promotion de la santé, recherche biomédicale aussi bien des laboratoires publiques et privées, soins et formation des professionnels de santé.
–Au sein des associations on se rend compte de la difficulté de faire parler, d’une certaine manière, les femmes de la séropositivité. Est ce que vous l’avez remarqué, justement en allant dans ces associations ?
ASG : Actuellement dans le monde, plus de la moitié des personnes contaminées sont des femmes. Il est frappant de constater que les femmes ont revendiqué le droit à la contraception et à l’IVG et que cette mobilisation ne se retrouve pas dans la lutte contre le sida. Il serait intéressant de connaître les raisons de ces faits, afin de mieux mobiliser les femmes elles-mêmes, mais aussi les pouvoirs publics, les médecins, les gynécologues, les chercheurs. Il y a encore aujourd’hui beaucoup de femmes qui ignorent que les risques de transmission par voie sexuelle de l’homme à la femme sont plus importants que de la femme vers l’homme.