10 ans de loi de 94 relative à la prise en charge sanitaire des détenuEs et 2 ans de suspension de peine : un bilan accablant.
Loi de 94
Il y a dix ans, Action titrait «des lois pleines de bonne volonté», à propos de la loi 94-43 du 18 janvier 1994 et la circulaire 45 DH /DGS/DSS/DAP du 8 décembre 1994, deux textes censés réformer la prise en charge sanitaire des détenuEs. Le vœu affiché et inscrit dans ces textes était de permettre «d’assurer aux détenus une qualité et une continuité de soins équivalent à ceux offerts à l’ensemble de la population».
Dix ans après, malgré l’apport indéniable de ces textes pour un droit à la santé théorique des détenuEs et une réforme de la médecine pénitentiaire, la pratique quotidienne des soins en milieu carcéral reste désespérante en regard des besoins et des situations dans lesquelles se trouvent les malades en détention.
Cette législation pour une prise en charge sanitaire et médicale digne de ce nom en prison correspondait à une prise de conscience de l’état sanitaire des prisons rendu encore plus criant à cette époque, par une épidémie de sida alors incontrôlable.
La seule bonne volonté est insuffisante si elle ne correspond pas à une véritable volonté politique. Aujourd’hui, cette volonté politique s’exprime dans la construction de nouveaux centres de détention, et un tout répressif qui accroît la population carcérale jusqu’à l’asphyxie, rendant encore plus illusoire un suivi médical totalement tributaire d’une Administration pénitentiaire incompétente, ou au mieux débordée. Le texte de la loi de 94 est l’expression du constat d’une insuffisance et d’une inadéquation radicale des soins en prison.
En 1993, le Haut comité de la santé publique relevait en effet un taux de prévalence du VIH 10 fois supérieur en milieu carcéral, des cas de tuberculose 3 fois supérieurs, des contaminations par le VHC et l’augmentation explosive des taux de séroprévalence des hépatites (et on sait que la situation concernant les hépatites s’est largement aggravée depuis 1993), ainsi que les troubles psychologiques induits par la détention. Dès lors, on a choisi de transférer la prise en charge sanitaire des détenuEs du service public pénitentiaire au service public hospitalier (article L 711.3 du Code de santé publique). Pour ce faire, un protocole est signé entre le centre de détention et un établissement hospitalier devant répondre à un double critère de proximité et de technicité. Les consultations et examens spécialisés sont assurés par cet établissement, ainsi que les hospitalisations pour les cas urgents ou les courts séjours. Il est dans le même temps créé au sein de la prison une unité de consultations et de soins ambulatoires (UCSA), théoriquement accessible à touTEs les détenuEs. Ses champs d’action sont censés couvrir la médecine générale, la prescription et la fourniture de médicaments, les examens de laboratoire et de radiologie.
Cette réforme introduit par ailleurs l’affiliation systématique de touTEs les détenuEs au régime général de la sécurité sociale dès le moment de l’incarcération, quelle que soit la situation (administrative, judiciaire, etc.) de la personne.
Parcours de soins
En ce qui concerne les consultations obligatoires, une visite médicale d’admission est tout d’abord instituée. Lors de cette visite est effectué un dépistage de la tuberculose, et un dépistage du VIH est systématiquement proposé. Le résultat est communiqué oralement par le médecin et transmis à l’UCSA en cas d’accord écrit du patient. Mais même si le dépistage de l’infection à VIH est systématiquement proposé à la visite d’entrée en détention, les propositions de dépistage durant l’incarcération sont profondément lacunaires. S’il a diminué, le taux de prévalence du VIH en détention reste encore largement supérieur à l’extérieur (1,56% contre 0,5%, selon les données du rapport Delfraissy 2002).
Quant aux propositions de dépistage du VHB et du VHC à l’entrée, elles sont totalement insuffisantes, et inadaptées en regard du développement des hépatites et des co-infections en détention : le taux de prévalence du VHB est 10 fois supérieur en milieu carcéral par rapport à l’extérieur (2,3% contre 0,2%), le taux de prévalence du VHC l’est plus de 4 fois (4,4% contre 1%), et 90% des personnes séropositives au VIH à l’entrée en détention sont co-infectées au VHC, toujours selon les données du rapport Delfraissy 2002. L’OIP et le POPHEC (Premier observatoire des prisons – Hépatite C) indiquent que le dépistage du VHC «n’est systématiquement proposé que dans 35% des établissements pénitentiaires, et ne l’est pas du tout dans 29% des établissements».
Par ailleurs, des visites médicales bi-hebdomadaires sont instituées pour les détenuEs placéEs en quartier disciplinaire ou en quartier d’isolement. Le médecin n’est plus sollicité par l’Administration pénitentiaire pour donner des soins aux détenuEs, dans le cadre d’une relation thérapeutique, mais intervient en tant qu’expert, sur un plan strictement administratif, celui de la pénitentiaire, pour donner son avis sur les questions de sécurité et de discipline. On voit bien comment le système pénitentiaire, loin d’assurer un accès à la santé égal à ce qui se fait à l’extérieur, brouille en réalité la relation thérapeutique en faisant intervenir le médecin à des fins strictement disciplinaires et sécuritaires. Au mépris, évidemment, de tout impératif de santé.
Les UCSA sont censés mettre en place des consultations spécialisées afin d’éviter les extractions. En réalité, malgré les intentions des textes de 1994, le dispositif est là encore profondément lacunaire. Dix ans après les consultations spécialisées sont encore extrêmement rares en détention, les malades doivent par défaut majoritairement se reporter sur la solution des extractions en hôpital extérieur quand ils doivent bénéficier de soins. Du point de vue des faits, les extractions n’interviennent pas en dernier recours par rapport aux consultations spécialisées, puisque rien, ou si peu, n’est fait pour que ces dernières soient correctement assurées. Ainsi, il n’y a actuellement plus de consultation VIH à la prison de Fleury-Mérogis (prison la plus grande d’Europe). De même, alors que le développement des hépatites en milieu carcéral est hors de contrôle, seules 44% des UCSA en France disposent de consultations spécialisées en hépatologie. Il faudrait plutôt renverser la logique : ce sont les extractions qui remplacent et évitent les consultations spécialisées.
Les extractions en hôpital extérieur (avec lequel l’établissement pénitentiaire a signé un protocole et dont l’UCSA dépend) sont censées permettre aux détenuEs d’accéder à l’ensemble des consultations ou examens spécialisés qui n’ont pu être réalisés dans l’établissement pénitentiaire. L’hôpital référent est censé, dans ce but, disposer de chambres sécurisées, qui doivent répondre «aux exigences de sécurité et de surveillance». C’est là encore l’impératif sécuritaire qui prime. On voit mal, dans ce cadre, comment une égalité d’accès à la santé pourrait être obtenue.
De plus, ces extractions, si elles sont décidées et demandées par le médecin, dépendent en réalité du bon vouloir de l’Administration pénitentiaire et de la police, qui imposent leurs conditions logistiques de surveillance lors de l’opération. Les extractions ne peuvent en effet se faire sans la constitution d’une escorte et d’une garde statique pour le transfert et l’hospitalisation. En raison des moyens qu’elles supposent, les extractions sont évidemment en nombre limité pour chaque établissement pénitentiaire, et il suffit par ailleurs d’un désaccord entre le médecin et le chef d’escorte pour qu’une extraction prévue soit annulée. Quel que soit l’état de santé du malade, et même si l’annulation de l’extraction doit avoir des conséquences irrémédiables sur la personne. La récente actualité se rapportant aux évasions durant des extractions est en totale contradiction avec le témoignage des malades en détention et des associations : l’extraction hospitalière, demandée par le médecin, est annulée si l’escorte ne peut être réalisée.
En décembre 2003, l’OIP a ainsi dénoncé de nombreux incidents à l’hôpital de Nice où une femme atteinte d’un cancer a déclaré avoir subi 64 reports de soins et d’interventions, et où une infirmière a porté plainte suite à une agression par un policier chargé de la surveillance d’un malade.
Ce sont ces contraintes criminelles liées aux extractions, et leurs modalités de réalisation, qui sont la cause de l’inaccessibilité des ponctions biopsies hépatiques (indisponibles dans la plupart des centres pénitentiaires) pour les malades atteintEs d’hépatites ou coinfectéEs, et qui font régulièrement obstacle à la participation de malades en détention à des études cliniques. A ce sujet, si la disponibilité des molécules antirétrovirales a été, en droit, améliorée, rien n’est mis en place pour l’accès des malades en détention à de nouvelles molécules anti-VHC.
Enfin, on rappellera que les extractions, telles qu’elles sont régulièrement dénoncées (même par le Comité européen de prévention contre la torture ou la Cour européenne des droits de l’Homme, et quels que soent à cet égard la propagande et les mensonges de la Chancellerie), sont réalisées en entravant et en menottant les malades, et continûment en présence des surveillants. Les médias se sont récemment émus du cas d’une mère ayant accouché menottée, forçant Dominique Perben à communiquer sur le sujet. Loin de lui, pourtant, de reporter aux questions de santé les moyens accordés aux ERIS (Equipes régionales d’intervention et de sécurité) nouvellement créées. Traitements violents et inhumains, impossibilité de la confidentialité de l’état de santé, telles sont les conditions de l’accès aux soins en extérieur des malades en détention.
Et c’est également aux extractions que les établissements pénitentiaires doivent avoir recours pour les hospitalisations de longue durée ne pouvant être assurées à l’hôpital pénitentiaire de Fresnes. Le mouroir de Fresnes n’assure en effet pas les radiothérapies ni les chimiothérapies, ce qui veut dire que les malades en détention nécessitant ce type d’intervention doivent être extraitEs quotidiennement, durant toute la durée de l’hospitalisation, compliquant ainsi les conditions, et réduisant le nombre d’extractions pour les autres malades. Autant dire qu’on ne donne aucun moyen à cette équivalence de soins d’exister.
Suivi médical et continuité des soins
A l’issue des visites médicales, respectant théoriquement le secret médical, le médecin de l’UCSA est censé remettre au malade un double de sa prescription, indiquant la nature du traitement, sa posologie, sa durée et ses modalités d’administration. A Act Up-Paris, on se souvient pourtant du cas de O, séropositif incarcéré, pour qui il était impossible d’avoir la moindre information sur le traitement qui lui était prescrit, de même que d’accéder à son dossier médical. C’est qu’en prison, le dossier médical est généralement inaccessible au malade ; et l’Administration pénitentiaire se réfugie derrière le respect du secret médical, pour
masquer la perte des dossiers médicaux ou pour refuser de donner des informations aux proches ou aux associations. On sait bien, pourtant, que le secret médical est impossible en détention, parce que la prison est un univers clos, et que l’Administration pénitentiaire y exerce ses impératifs de contrôle. Impossible ainsi de dissimuler les effets secondaires de ses traitements antirétroviraux aux surveillantEs et aux co-détenuEs, impossible de garder confidentielle la prise de traitements quand elle doit avoir lieu à heure fixe, impossible aussi de choisir son médecin, pour les autres détenuEs et le personnel pénitenciaire impossible de ne pas faire savoir qu’on est malade quand on est «appeléE» par les surveillantEs à la consultation, etc.
Les UCSA sont également responsables de la fourniture des médicaments, quotidiennement ou plusieurs fois par jour si nécessaire, y compris durant le week-end et les jours fériés. Récemment, la commission prisons d’Act Up-Paris a été alertée par le cas de L, séropositif : bien qu’il bénéficie d’une permission de sortie, ni les services médicaux de la prison ni ceux des hôpitaux extérieurs qu’il a consultés ne lui fournissent son traitement ; il est ainsi contraint à l’interruption de traitement et au développement de résistances. Act Up avait également déjà fait connaître les cas de A, séropositif et atteint de dysfonctionnements rénaux, obligé de faire une grève de la faim pour se procurer l’eau minérale qui lui était prescrite pour la prise de son traitement, et de B, atteint d’une grave pathologie osseuse, ayant dû lui aussi faire une grève de la faim pour obtenir de l’eau minérale et un matelas thérapeutique. On signalera par ailleurs que les traitements anti-VIH sont une rare exception à la destruction systématique par l’Administration pénitentiaire des médicaments à l’entrée en détention, qui sont censés être remplacés par des traitements équivalents – à la seule condition, toutefois, qu’ils soient disponibles à la pharmacie pénitentiaire…
Et quelles que soient les obligations des UCSA, les traitements sont délivrés en cellule en présence des surveillantEs, au mépris de toute confidentialité médicale, même si leur distribution est normalement anonymisée. Jusqu’en 1997, les pilules étaient broyées et données dans un sachet, en vrac, sans possibilité de suivre la posologie (c’est ce qu’on appelait la fiole).
De plus, la continuité des soins est une pure illusion. Les permanences médicales ne sont en effet pas assurées dans la plupart des prisons françaises la nuit et le week-end ; ce qui est dramatique quand des interventions d’urgence sont nécessaires. C’est le personnel de surveillance qui, quand il daigne répondre aux demandes des détenuEs, juge de l’urgence sanitaire de la situation, et décide s’il est opportun ou non d’appeler le SAMU. Que des malades meurent régulièrement dans ce genre de situation n’entraîne pourtant aucune réforme, ni de l’Administration pénitentiaire, ni du Ministère de la justice, ni du Ministère de la santé. On pense aussi au cas de ce jeune homme de 21 ans, entré en prison sur ses deux jambes et que l’incompétence des médecins des UCSA et la non-assistance de la direction de la prison pendant plus de 8 mois laisse aujourd’hui paralysé des membres inférieurs avec 5% de chance de remarcher, alors qu’opéré 72 heures plus tôt sa motricité était sauvée.
C’est qu’il n’y a aucune volonté de permettre un vrai suivi médical et une vraie continuité des soins pour les malades en détention. Malgré la création des UCSA, l’exercice de la médecine en détention s’apparente plus à une «médecine de brousse», comme le dit l’OIP, qu’à une médecine telle qu’elle pourrait s’exercer à l’extérieur. L’Académie de médecine elle-même (c’est dire…) a dénoncé, dans un rapport au Ministère de la santé du 9 décembre 2003, l’inégalité des soins dans les divers UCSA due notamment au manque de moyens en personnel et en compétence. Elle relève entre autres qu’un traitement réparti sur 24 heures n’a aucune chance d’être suivi et que, de fait, les urgences de nuit relèvent quasiment des compétences médicales des co-détenuEs ou des surveillantEs.
Prévention, prophylaxie, réduction des risques et substitution
Malgré les taux alarmants de séroprévalence du VIH, du VHB et du VHC en détention, tout est organisé pour qu’aucune politique de prévention et de réduction des risques liés à l’usage de drogues ne soit mise en place. Le Ministère de la santé aurait dû aller au-delà d’une simple tentative de prise en charge des pathologies déjà existantes, et mettre tout en œuvre pour éviter au maximum les contaminations. Là encore, en matière de prévention, aucune égalité entre intérieur et extérieur. Les UCSA ont eu pourtant toute latitude pour mettre en place un véritable circuit d’information sur l’utilisation des préservatifs, les risques d’infection et les modes de contamination en direction des détenuEs et du personnel pénitentiaire, et un vrai dispositif d’accès au matériel de prévention. Pourtant, force est de constater aujourd’hui, l’absence de tels dispositifs et la très grande disparité dans leur timide mise en place, d’un établissement pénitentiaire à l’autre. Ainsi, les préservatifs ne sont théoriquement accessibles que dans les locaux des UCSA, et absolument inaccessibles dans les bibliothèques, dans les douches, les couloirs, les parloirs, etc. Ils devraient l’être partout. Cela fait deux ans qu’Act Up exige des Ministères de la justice et de la santé qu’un kit de matériel de prévention soit systématiquement remis aux entrants. Dans les mêmes conditions, les traitements prophylactiques post-exposition sont pratiquement inaccessibles, ne pouvant être obtenus dans les délais nécessaires, alors qu’étant données les déficiences des systèmes de dépistage en détention, un trop grand nombre de personnes ignorent leur statut sérologique, augmentant ainsi les risques de contaminations, lors de pratiques dont on fait tout pour qu’elles ne soient pas protégées.
C’est que l’Administration pénitentiaire fait encore un tabou des relations sexuelles en prison, quand bien même les contaminations se développent. Mais le tabou est pire encore concernant les pratiques d’usages de drogues, en particulier les pratiques d’injection. Le fait que seuls 16 établissements pénitentiaires, en France, disposent d’un Centre spécialisé de soins pour toxicomanes, en témoigne.
Ainsi, il n’existe toujours AUCUN programme d’échange de seringues dans les prisons françaises (le projet d’une telle mise en place était jugé «prématuré» par la Mission santé – justice de 2000) ni, évidemment, aucun circuit d’information sur les modes de contamination spécifiquement liés aux pratiques d’injection, ni non plus sur des modes de pratiques safe. La seule chose mise en place est la distribution aux détenuEs, depuis décembre 1996, d’eau de javel, pour permettre officieusement la désinfection du matériel d’injection. Devrons-nous encore rester longtemps dans cette gestion hypocrite de la réalité et dans ce retard criminel qui empêchent une véritable politique de réduction des risques, alors que d’autres pays européens ont déjà tenté, avec des résultats très encourageants, la mise en place de systèmes d’accès à du matériel stérile d’injection en prison ?
La situation est aussi extrêmement grave en ce qui concerne les traitements de substitution, et rend flagrante, là encore, l’inégalité des soins entre intérieur et extérieur. Deux circulaires, de 1996 et de 2002 (pour la méthadone), autorisent la prescription de traitements de substitution en milieu carcéral. Dans la réalité, l’initiation ou la reconduction d’un traitement de substitution en détention reste à l’entière discrétion des médecins des UCSA. Certains, prétextant une éthique médicale, sont totalement opposés à la substitution, et préfèrent infliger des sevrages secs, quitte à placer les personnes en interruption de traitement (c’est très souvent ce qu’occasionnent les transferts de détenuEs sous substitution), ou ne les délivrer que selon des quotas, ou en fonction de la durée de la peine des détenuEs. On ferme les yeux sur une consommation se poursuivant en cachette avec un risque accru de contamination, on organise le retour aux pratiques d’injection et les risques, du coup, de mort par overdose, en détention ou à la sortie. Cette attitude de mandarins est terrible, et il faut là encore dénoncer l’absence de choix du médecin par les détenuEs. On voit que les conséquences de cette absence peuvent être catastrophiques.
Le constat, dix ans après…
On le voit, le constat à faire après dix ans d’application supposée de la loi de 1994 est alarmant. Evidemment, l’adoption et la mise en vigueur de cette loi ont permis des améliorations matérielles, un changement de statut et une augmentation du personnel médical exerçant en détention, des moyens financiers supplémentaires, etc. Pourtant, la supposée équivalence des soins entre intérieur et extérieur se heurte aux réticences du personnel médical à changer de mentalité dans sa relation avec les malades en détention, et à défendre son autonomie et les impératifs de santé face à l’Administration pénitentiaire. Celle-ci peut alors tranquillement entretenir la négation du droit à la santé en prison et de l’urgence de l’état de santé des malades en détention. Il a fallu deux à trois ans pour voir les premières applications concrètes de cette loi, à quoi a succédé une sorte de statu quo, autour des années 2000, malgré les rapports parlementaires alarmants de l’Assemblée nationale («La France face à ses prisons», juin 2000) et du Sénat («Prisons, une humiliation pour la République», juin 2000), qu’on enterra bien vite.
La loi de 94 est entrée dans les mœurs, au moment même où elle atteint ses limites. L’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) et l’IGSJ (Inspection générale des services judiciaires) peuvent bien dire, dans leur rapport de 2000, que le bilan de l’application de la loi de 94 est «globalement positif», et certainEs responsables administratifs, politiques, médicaux et pénitentiaires, continuer à vanter ses mérites, l’inégalité des soins entre intérieur et extérieur est toujours criante. C’est que la prison en elle-même est un endroit pathogène, dans lequel les conditions d’hygiène et de salubrité sont inexistantes (ce à quoi la surpopulation carcérale n’arrange évidemment rien). On n’aura rien résolu – on continuera à bafouer le droit à la santé en détention – tant qu’on n’aura pas reconnu l’incompatibilité des logiques thérapeutique et pénitentiaire, l’incompatibilité des soins et de la détention – tant qu’on n’aura pas reconnu, dans les faits, un véritable statut aux malades en détention. C’est ce qu’Act Up ne cesse de dire depuis quinze ans. Mais ce discours est évidemment inaudible à l’Administration pénitentiaire et au Ministère de la justice comme au Ministère de la santé, parce qu’il met trop en cause l’irresponsabilité et l’incompétence des personnes supposées en charge de ces questions, parce qu’au cabinet Perben comme au cabinet Mattéi, on cautionne, activement ou passivement, la politique sécuritaire du gouvernement et le tout carcéral, l’enfermement à tout crin qu’elle entraîne.
Aujourd’hui, au 1er février 2004, la population carcérale s’élève à 60 905 détenuEs. Elle était de 47 992 détenuEs au 1er février 2001, pour 48 593 places dites «opérationnelles» Le nombre de médecins, lui, n’a pas augmenté, ni les moyens donnés à l’offre et à la qualité des soins. La loi de 94 va donc continuer à être ce qu’elle est, sinon à régresser : une loi à laquelle on ne donne aucun moyen d’être appliquée.