Face à une épidémie qui ne cesse de se développer, l’importance et l’urgence d’une prévention efficace, globale et diversifiée sont un des enjeux fondamentaux, au même titre que l’accès aux traitements pour tous.
un nucléotidique en préventif
Dans ce contexte de prévention, où seul le préservatif a fait ses preuves, il est vital, en l’absence de perspectives à court terme, de découvrir un vaccin préventif et, face au relâchement des pratiques de prévention, de développer la recherche de produits efficaces, bien tolérés, faciles d’utilisation et bon marché. Dans ce domaine, plusieurs pistes existent et des essais ont déjà vu le jour. Les microbicides ont suscité un grand espoir, mais les performances restent encore insuffisantes, au point que leur utilisation, notamment dans les pays du Sud, pose de sérieuses questions éthiques. Quant aux vaccins, la mise au point reste problématique et complexe.
Depuis la fin des années 90, les laboratoires disposent de molécules anti-VIH. Des essais chez l’animal montrent qu’elles pourraient prévenir la transmission du virus et incitent les équipes de chercheurs à mettre en place des essais chez l’homme.
placebo contre ténofovir un essai à faire vomir
C’est le cas de Gilead avec son analogue nucléotidique, le ténofovir DF, dont les résultats dans des essais in vitro et sur des animaux sont encourageants. Un essai in vivo est en préparation ; il est prévu d’y inclure 1 200 prostituées séronégatives réparties dans trois pays d’Afrique (Cameroun, Nigeria et Ghana). La moitié d’entre elles recevront du ténofovir (un comprimé par jour), l’autre moitié prendra un placebo ayant le même aspect que le ténofovir, mais sans principe actif. À la fin des 12 mois que dure l’essai, sera comparé le nombre de prostituées devenues séropositives dans chacun des deux groupes, afin de montrer si le ténofovir est efficace pour prévenir l’infection par le VIH. Sur la base des premiers résultats in vivo sur l’animal, il existe déjà aux États Unis un marché parallèle du ténofovir, utilisé en prévention.
La fondation Bill et Belinda Gates (BBG) a accordé un financement de 6,5 millions de dollars à Family Health International (FHI) pour le lancement de ce projet de recherche clinique. De son côté, le laboratoire Gilead fournira gratuitement le produit et le placebo. Un essai préventif du même genre a obtenu une subvention de 3,5 millions de dollars du Center of Disease control (CDC) afin de tester le ténofovir dans la communauté homosexuelle de San Francisco et Atlanta.
la fin justifie les moyens ?
L’essai conduit par FHI au Cameroun, au Nigeria et au Ghana, financé par la fondation BBG avec le soutien logistique du laboratoire Gilead nous paraît ne pas répondre de façon satisfaisante à toutes nos questions. La prise en charge psychosociale et les moyens mis en œuvre pour favoriser l’usage du préservatif sont nettement insuffisants, voire ridicules : seulement 5 conseillers et un médecin pour 400 prostituées, pas d’accès au préservatif féminin, pourtant beaucoup plus facile à utiliser pour les prostituées dans la négociation avec leurs clients. Mais, scientifiquement, il faut des contaminations pour que les résultats de l’essai soient intéressants…
Si toutes les précautions de prévention et d’encadrement étaient prises, il est certain que l’essai devrait recruter un effectif beaucoup plus important pour que la différence de contamination entre le groupe placebo et le groupe ténofovir soit statistiquement significative. Avec ce même souci de sécurité des personnes, l’opposition intérêt des personnes/intérêt scientifique est extrême : ne peut-on pas tester ce produit sur une population moins vulnérable que les prostituées qui cumulent le désavantage d’habiter des pays dans lesquels l’accès aux soins et aux traitements est restreint, voire inexistant, et le fait d’exercer une profession à risques, encore augmenté par la pauvreté du Cameroun et des autres pays dans lesquels ont lieu l’essai ?
Le cœur du dossier n’est pas tant une opposition éthique / scientifique, qu’un duel éthique/économique. Là encore, si le recrutement de l’essai ne ciblait pas une population «contrainte» à la prise de risque, il faudrait considérablement augmenter les effectifs et, par conséquent, le coût de l’essai. En faisant cet essai en Afrique, Gilead et la fondation BBG savent qu’ils y trouvent une population vulnérable tant sur le plan des pratiques que d’un point de vue matériel, des femmes à même de leur permettre de réaliser un essai à moindre coup. C’est donc bien d’argent dont il est question et par conséquent du prix de la vie. Pour Gilead et la fondation BBG, la vie d’une femme africaine ne vaut pas celle d’une femme occidentale.
quand hypocrisie rime avec calcul des prix
L’essai ténofovir DF prévoit un suivi et un accès au traitement pour les infections sexuellement transmissibles (IST) des participantes. On pourrait penser que ce dispositif a quelque chose de généreux. En fait, cela n’est rien d’autre qu’un moyen de fidéliser les prostituées et de minimiser les risques de «perdues de vue». Il se trouve par ailleurs que les examens de suivi sont nécessaires à la validation scientifique de l’essai. De même le montant de défraiement fixé à 2 750 FCFA relève d’un cynisme inouï. En effet, un rapide calcul permet de comprendre que cette somme a été fixée d’une part pour payer les frais de transport (500 FCFA pour le taxi) et d’autre part pour payer le manque à gagner des prostituées (2 150 FCFA soit l’équivalent de deux passes, tarif plancher à Douala).
Que se passera-t-il pour les prostituées qui seront dépistées séropositives lors des examens de pré-inclusion ? On ne le sait pas, mais on s’en doute. Au Cameroun, le promoteur prévoit d’adresser les femmes qui deviendront séropositives dans le courant de l’essai au dispositif d’accès aux soins et aux traitements, mis en place dans ce pays par des ONG et le gouvernement. Pourtant, s’il est vrai qu’au Cameroun, l’accès au traitement est moins difficile que dans d’autres pays d’Afrique, il reste encore incertain. On évalue à un million le nombre de personnes infectées par le VIH, soit une prévalence de 15% (de l’avis de tous nos interlocuteurs, ces chiffres sont sous-évalués), et le nombre de personnes ayant un besoin urgent d’antirétroviraux à 40 000 personnes (actuellement seules 10 000 sont sous traitement). Il est donc particulièrement honteux que le laboratoire Gilead, qui fournit gratuitement le ténofovir et son placebo pour l’essai, n’ait pas également prévu une mise à disposition gratuite d’antirétroviraux pour les participantes qui en auraient besoin.
le coût de la rumeur
Si, à cause du caractère non éthique de cet essai, la piste pour trouver une molécule capable d’empêcher la transmission du VIH est abandonnée, Gilead et la fondation BBG seront responsables, pour avoir anéanti cette chance. Si l’information diffusée à l’occasion du lancement de cet essai, n’est pas effectuée avec plus de clarté, des implications dans le domaine de la prévention risque de faire des victimes, d’autres, victimes indirectes, pourraient se contaminées en prenant du ténofovir en préventif, sur la base de rumeur. Pour toutes ces raisons, nous exigeons l’arrêt immédiat de l’essai, que les personnes déjà sélectionnées et dépistées séropositives ou qui le sont devenues depuis le 15 juin (date du début de l’essai au Cameroun) soient entièrement prises en charge, avec un suivi médical, des traitements pour les infections opportunistes et des antirétroviraux si besoin. A l’avenir, le design de ce type d’essai doit être discuté avec les associations de malades des pays dans lesquels ils ont lieu. Nous tenons pour responsable Gilead et la fondation BBG de la vie des femmes incluses dans l’essai.