Si vous avez pour projet d’étudier, de travailler, de vous installer pour une longue période en Russie, vous aurez le plaisir de vous voir très gentiment signifier par la guichetière du consulat de Russie en France la nécessité de faire un test VIH en préalable à toute demande de visa excédant 3 mois. Nul besoin de préciser que l’obtention de celui-ci est conditionnée par un résultat négatif, selon la désormais canonique loi fédérale russe du 24.2.1995 adoptée par la Douma d’Etat (Article 10, concernant la prévention de la propagation de la maladie causée par le virus de l’immunodéficience humaine sur le territoire de la Fédération de Russie).
Quoique ancienne, cette loi, évidemment discriminatoire, ne laisse pas de faire question, en particulier après la très chaleureuse visite, le 13 mai dernier, de Bernadette Chirac à ses «amiEs» Vladimir et Lioudmila Poutine, rencontre à l’issue de laquelle il fut envisagé de faciliter les modalités de délivrance de visas aux citoyenNEs russes désireuxSES de gagner la France. Conformément au principe supposé de réciprocité et au souci d’harmonisation des procédures, sommes-nous dès lors en droit d’attendre la suppression du dépistage obligatoire des visi-teurSEs étrangerEs, au demeurant, parfaitement inutile ?
En effet, si l’on adopte le point de vue du gouvernement russe, on a quelques difficultés à comprendre en quoi unE séropo qui doit rester moins de trois mois serait moins «dangereuxSE» qu’unE autre : peut-on penser que, parce que cette personne va rester moins longtemps, elle aura moins l’occasion de faire des «dégâts» ? Si elle ne vient pas étudier, ni travailler, il n’en demeure pas moins que le/la touriste pourra avoir de nombreux contacts avec l’autochtone population – qui peut résister aux charmes légendaires de l’âme slave ?
Ainsi, bien que le Conseil national du sida (CNS), en attirant l’attention du président de la République et du gouvernement sur ces obstacles à l’entrée aux frontières, rappelle que «ce type de mesures n’a pas montré son efficacité concernant la maîtrise de l’épidémie de VIH/sida et que de telles dispositions vont à l’encontre des principes de non-discrimination à l’égard des personnes atteintes, affirmés tant à l’ONU qu’à l’OMS, parfois même par les pays concernés».
Au moment de consulter les multiples recommandations d’usage, afin de préparer correctement son voyage en Russie, on peut lire, au chapitre des «dispositions d’entrée», que les personnes séropositives n’ont pas le droit d’entrer en Russie, mais qu’aucun test de dépistage n’est exigé pour les séjours touristiques de courte durée. Les «dispositions de séjour» exigent la présentation d’un certificat de test VIH ou une attestation médicale pour les séjours qui dépassent trois mois. En remarque, il est notifié l’expulsion «sans ménagement» des étrangerEs dont l’infection au VIH est dépistée. En outre, les employéEs doivent prouver l’absence d’infection chaque année. Pour résumer le contenu si neutre de ces recommandations, nous, les malades, ne sommes pas bienvenuEs en Russie. Qu’on impose de filtrer aux frontières le bon grain de l’ivraie interroge aussi en creux sur la situation de l’épidémie en Russie. Exemplaire, semble-t-il…
Selon les chiffres officiels, 175 000 personnes vivaient avec le VIH/sida en 2001, soit deux fois plus que l’année précédente et 15 fois plus que trois ans auparavant. La Russie a en effet enregistré 88 000 nouveaux cas officiellement déclarés en 2001. Aujourd’hui, les données du ministère de la Santé rendent compte de 275 000 personnes séropositives, avec des taux de prévalence particulièrement élevés dans les grands centres urbains (St-Petersbourg, Irkoutsk, Ekaterinenbourg, Orenbourg et Moscou). L’un des principaux facteurs d’expansion de l’épidémie reste aujourd’hui l’usage de drogues par injection (64 % des cas de contamination en 2003). Cela étant, la part des infections par voie sexuelle, en augmentation dans la région, serait sous-estimée. Il ressort que ces chiffres, «modestes» comparativement à ceux relevés ailleurs dans le monde, résulteraient d’une dangereuse sous-évaluation par le gouvernement fédéral du nombre de cas d’infections. Ainsi, d’autres sources apprécient l’ampleur du phénomène tout autrement et font état de plus d’un million de personnes infectées… Il est donc plus que temps de tirer un certain nombre d’enseignements de cette expansion fulgurante que ne sauraient enrayer ni le régime de soins russe, ni les sommes insignifiantes allouées par le budget fédéral pour l’organisation de campagnes de prévention, ni la scandaleuse stigmatisation des groupes dits «à risques», qu’ils/elles soient demandeurSEs de visa étrangers ou citoyenNEs de la Fédération de Russie.
En effet, si, comme on l’a vu, des procédures discriminatoires s’appliquent aux frontières, il en va de même à l’intérieur du territoire pour les malades «nationaux». La Russie possède en effet un arsenal impressionnant – officieux, quand il n’est pas officiel – de mesures criminalisantes à l’encontre des malades. Un rapport de 1999 sur les discriminations et les violations du droit de la personne établi par la fondation russe IMENA (organisme national à but non lucratif s’occupant de sensibilisation au VIH et au sida) constate une situation désastreuse. Ainsi, beaucoup de candidatEs à l’embauche (dans des hôtels, des restaurants, des jardins d’enfants) sont sujets à un test de dépistage du VIH requis par l’employeurSE, et ce, malgré une ordonnance gouvernementale qui le limite aux professionnelLEs de santé en relation avec les malades du VIH/sida. Ce faisant, les personnes atteintes voient leurs possibilités de recrutement réduites, quand elles ne sont pas congédiées de leur lieu de travail. De même, des enfants et des adolescentEs sont soumis à des tests dans le cadre d’examens médicaux exigés pour les camps d’été, avant d’entrer au collège ou à l’université ; des personnes âgées, avant d’être acceptées dans des institutions pour troisième âge ; des femmes enceintes, afin d’être reçues dans un établissement hospitalier pour y accoucher ou y subir une IVG (les mères contaminées sont d’ailleurs séparées de leur enfant nouveau-néE). Ces circonstances ne sont pourtant pas prévues par la loi et constituent donc autant de violations patentes des droits des personnes, mais peu de citoyenNEs russes savent ou osent faire valoir ces mêmes droits. Par ailleurs, le droit à la confidentialité de la séropositivité au VIH est le plus souvent bafoué, les diagnostics divulgués au mépris du serment d’Hippocrate. Cerise sur le gâteau, l’article 12 du code criminel russe, relativement à la criminalisation de la transmission du VIH, donne lieu à des condamnations en cas de relation sexuelle d’une personne séropositive avec une personne séronégative, sans que soient pris en considération le consentement des partenaires, l’usage de moyens de protection ou le cadre conjugal !
Dans ces conditions de culpabilisation des malades, beaucoup, fatalement, hésitent à dévoiler leur statut sérologique. Ceci n’est pas pour donner davantage de visibilité à l’ampleur de l’épidémie, et partant, porte préjudice à tout travail de prévention. La criminalisation n’a jamais été un moyen efficace de lutte contre le sida. Respect des droits de l’Homme et défense de la santé publique sont plus liés que le Kremlin ne le pense !