Cette tribune a été publiée dans Le Monde daté du mercredi 17 novembre 2004.
Howard Leach, ambassadeur des Etats-Unis en France, vient de publier dans les pages Débats du Monde (11 novembre) une tribune intitulée « Contre le sida, l’Amérique en pointe». A la veille de la réunion du conseil d’administration du Fonds mondial contre le sida (le 17 novembre à Arusha, en Tanzanie), et alors que celui-ci est au bord de la banqueroute, quelques précisions sur la portée de l’engagement du gouvernement américain contre la pandémie nous semblent indispensables.
Aux Etats-Unis, une large part des 15 milliards de dollars du Plan d’urgence présidentiel pour l’aide contre le sida (Pepfar en anglais) est dévolue à la prévention. Mais ce que l’on doit d’emblée préciser c’est que 90 % des bénéficiaires de ces fonds sont des organisations religieuses, le plus souvent liées aux Eglises fondamentalistes américaines. Et que, dans tous les cas, les organisations non gouvernementales (ONG) de santé sexuelle des pays en développement doivent, pour recevoir ces subsides, apporter la preuve qu’elles ne communiquent jamais sur les possibilités d’avortement auprès de leurs patientes.
La prévention que finance l’administration Bush n’a concrètement aucun rapport avec ce que ce terme désigne en français : promotion du préservatif auprès des jeunes, des homosexuels, des minorités ethniques marginalisées, des travailleurs et travailleuses du sexe, ou du matériel d’injection jetable auprès des usagers de drogue.
Non, ce dont parle l’ambassadeur américain, c’est au contraire de «lutte contre la toxicomanie», l’infidélité, le multipartenariat ou la prostitution. Dans la stricte lignée idéologique puritaine des déclarations publiques de Randall Tobias, directeur du Pepfar, le 23 avril, selon lesquelles «les statistiques montrent que le préservatif n’est pas réellement efficace». Contre toute évidence épidémiologique. En Zambie, il aura fallu que le gouvernement arrête de fournir des préservatifs aux lycéens pour que débute le programme Pepfar.
Cette politique, qui vise à substituer au travail de promotion du matériel de prévention la lutte contre les comportements jugés déviants et les minorités les plus fortement infectées, a déjà pour effet, dans les pays concernés, de réduire à néant les résultats de dix à vingt ans d’un travail aussi fondamental que difficile.
Mais, plus encore que sur la prévention, c’est dans son volet consacré à l’accès aux traitements que l’administration américaine dévoile la logique clientéliste de son programme sida.
La personne nommée par le président américain pour diriger ce programme, Randall Tobias, n’est autre qu’un ancien PDG du géant pharmaceutique Eli Lilly. À la tête de Pepfar, Randall Tobias a développé des stratégies qui visent, explicitement ou non, à freiner les médicaments génériques. Il a ainsi obtenu de l’Organisation mondiale de la santé l’application aux génériques de l’Inde de normes édictées par l’industrie américaine — que l’Europe jugeait abusivement restrictives à l’époque — permettant aujourd’hui à la machine de propagande américaine de répéter partout que les génériques sont de mauvaise qualité et d’imposer les produits des firmes américaines.
Randall Tobias masque, sous couvert de considérations sanitaires, une volonté foncièrement protectionniste. Au point que les récipiendaires confessionnels de Pepfar, à travers la fédération œcuménique Ecumenical Pharmaceutical Network (EPN), ont condamné le 7 octobre l’obligation que les génériques utilisés soient approuvés par la Food and Drug Administration américaine, ainsi que celle d’«acheter américain».
Mais l’administration de George W. Bush a su aller plus loin encore dans son soutien aux grands laboratoires pour empêcher ces pays de recourir aux génériques. Ainsi, depuis la signature en novembre 2001 des accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur la primauté des exigences de santé publique sur celles de la propriété intellectuelle, le gouvernement américain a signé avec le Maroc, l’Union douanière d’Amérique centrale et le Chili des accords bilatéraux qui remettent en cause ce principe essentiel et limitent davantage les possibilités de recours aux génériques.
Washington est en ce moment en cours de négociation pour des accords similaires avec les pays d’Afrique australe (dont l’Afrique du Sud, le Botswana et le Zimbabwe), qui concentrent 25 % des séropositifs de la planète.
L’Inde elle-même, pourtant principal producteur de médicaments génériques antisida, a annoncé qu’à compter du 1er janvier 2005 elle appliquerait un régime de brevets pharmaceutiques aussi drastique que celui des Etats-Unis.
Mais les Etats-Unis ne s’en tiennent pas là et bloquent aussi toute avancée au niveau multilatéral. Ainsi, l’accord annoncé le 30 août 2003 à l’OMC, concernant les exportations de génériques de pays moyennement industrialisés comme l’Inde ou le Brésil vers des pays très faiblement industrialisés comme le Niger ou le Malawi, institue un mécanisme que toutes les ONG, d’Oxfam à Act-Up en passant par Médecins sans frontières, ont dénoncé comme délibérément inapplicable en pratique (le mécanisme prévoit, entre autres, que la couleur et la forme de chaque générique devront être avalisées par les Etats-Unis avant de pouvoir prétendre à l’exportation).
L’antimultilatéralisme de Bush s’exprime aussi à l’encontre du Fonds mondial contre le sida, auquel il vient d’imposer la division par deux du rythme de décaissement (trois cycles par an à l’origine, peut-être bientôt moins d’un cycle par an), avec le soutien officiel du gouvernement français, qui voit d’un très bon œil le ralentissement de l’abondement du Fonds.
Une croisade contre le préservatif et les médicaments génériques. Un soutien inconditionnel aux Eglises fondamentalistes et aux géants pharmaceutiques. Voilà donc ce que cache le programme de lutte contre le sida de George W. Bush.
Il ne s’agit pourtant pas de faire peser sur la seule volonté morale et commerciale des Etats-Unis les dérives actuelles des dispositifs internationaux de lutte contre la pandémie. Cette politique grève certainement et gravement quinze ans d’efforts en faveur de la prévention et cinq ans de lutte pour l’accès aux génériques dans les pays du Sud. Mais si le gouvernement américain peut si facilement imposer sa politique inepte, c’est bien parce que Jacques Chirac et ses homologues du G7 placent George W. Bush en position d’unique maître à bord de la lutte mondiale contre le sida, quand ils refusent de tenir leur part de l’engagement d’y consacrer 10 milliards de dollars par an (pris aux Nations unies le 27 juin 2001).
Ainsi, d’un point de vue financier, M. Bush, avec ses 3 milliards par an sur cinq ans, est comparativement inattaquable. Et force est de reconnaître que le Pepfar va financer l’accès au traitement de centaines de milliers de malades du sida des pays pauvres — ce qu’aucun autre pays riche ne propose à ce jour.
Sans doute les pays européens auraient-ils plus de facilité à défendre une logique un tant soit peu pragmatique s’ils n’étaient si loin de tenir leurs propres promesses. M. Chirac a beau jeu de finasser à l’occasion sur les principes américains ; comment ne pas voir dans la réalité des arbitrages budgétaires français le signe concret d’un renoncement ?