La publication et la médiatisation du cas d’un séropositif new-yorkais infecté par un virus résistant à la plupart des traitements et dont la progression dans la maladie a été particulièrement rapide ne pouvait pas passer inaperçu dans une des conférences les plus prestigieuses qui existe sur le sida. La CROI a donc décidé d’ajouter une session spéciale consacrée à ce sujet. Sorte de «super conférence de presse», cette session fut aussi l’occasion d’apporter un peu de rigueur scientifique sur un cas et les questions qu’il soulève qui ont pu donner lieu à des extrapolations les plus phantasmatiques.
Outre la présentation du cas, la session spéciale se devait de réunir un certain nombre de spécialistes capables d’apporter les précisions nécessaires quant aux questions soulevées tant sur le plan de l’épidémiologie et de la transmission du VIH mais aussi sur l’aspect plus controversé de la santé publique. Mais nous sommes à la conférence américaine, le cas est new-yorkais, le président de la CROI est aussi celui chez qui le cas s’est produit et c’est donc lui qui va présenter les résultats. C’est le célèbre David Ho du Aaron Diamond Aids Research Center de l’université de New-York qui ouvrira la session.
Le cas
David Ho présente les données de la première publication sur ce cas qui a été inscrit comme le poster n°973B à la conférence. La présentation qu’il en fait est avant tout rigoureuse et sans spéculations. Il s’agit d’un homosexuel dans la quarantaine, séropositif au VIH-1 connu depuis la mi-décembre 2004, souffrant de fièvres depuis le début novembre 2004 et dont le nombre de lymphocytes CD4 est à un niveau particulièrement bas en décembre (en dessous de 100). Son état général et sa baisse dramatique de CD4 le classent donc en sida avéré. Par ailleurs, on sait que cette personne a eu de très nombreuses relations sexuelles et a utilisé une drogue désinhibante, le « crystal » une métamphétamine, au cours de ses relations sexuelles non protégées rapportées depuis octobre 2004. À partir du résultat d’un précédent test, on peut estimer que sa contamination a eu lieu entre 4 et 20 mois. Il s’agit donc bien d’un cas de progression particulièrement rapide. Deuxième problème, la souche virale dominante chez lui présente 12 mutations conférant des résistances à toutes les antioprotéases, 14 mutations rendant le virus insensible aux inhibiteurs nucléosidiques de la transcriptase inverse et deux mutations qui rendent impossible l’utilisation des inhibiteurs non nucléosides sauf un, l’efavirenz. Ce qui fait deux médicaments possibles puisqu’il faut y ajouter l’enfuvirtide (T20). Une analyse plus précise de cette souche virale a conclu qu’elle ne figurait dans aucune base de donnée américaine et qu’il s’agissait d’un virus à double tropisme R5/X4 particulièrement actif sur les cellules exprimant le récepteur CXCR4. Voilà donc l’essentiel des données qui ne permettent pas de conclure dans l’état actuel sur le fait que la progression rapide de la maladie chez cette personne est due au virus ou à une prédisposition génétique ni s’il s’agit d’un cas isolé plutôt que d’une souche virale.
Quels éléments a-t-on à ce jour pour comprendre ce cas ?
Successivement, Stephen Gange (Baltimore) puis Matthew Dolan (Texas) vont montrer à partir de données de cohortes américaines que la progression de la maladie des séropositifs n’est pas homogène et que des cas de progression rapide ont toujours existé même si leur nombre est faible. Qui plus est, la progression rapide vers le stade sida n’est pas forcément le cas chez les malades au plus faible compte de lymphocytes CD4 pas plus qu’il n’est lié à leur plus forte variation. En revanche, un certain nombre de facteurs génétiques particuliers existent chez certains progresseurs rapides. Mais la progression rapide a aussi été constatée chez des personnes chez qui on a trouvé des preuves de surcontamination.
Andrew Leigh Brown de l’Université d’Edimbourg tente ensuite de faire le point sur la transmission de virus résistants. Sur le plan épidémiologique, d’abord, il montre que ces virus se retrouvent de plus en plus souvent depuis l’utilisation des antirétroviraux, particulièrement depuis l’avènement des trithérapies et semble atteindre un plafond voire une faible régression depuis quelques années. Mais il précise que l’indice de confiance de ces données est très large et ne peut permettre d’indiquer la tendance actuelle. Il s’intéresse ensuite à la vigueur des virus transmis. Le paradoxe de cette question est que, bien que la vigueur des virus mutés puisse descendre jusqu’à 20% de la valeur d’un virus sauvage, ceux qui sont transmis, même résistants, sont toujours les plus vigoureux. Ils le sont au point que la charge virale chez les personnes contaminées par des virus résistants arrive aux mêmes valeurs qu’avec des virus sauvages. Et ceci reste vrai même avec des virus résistants à trois classes de médicaments comme c’est le cas du malade new-yorkais. En fin de compte, la faible baisse de transmission de virus résistants ne peut s’expliquer que parce que la transmission des virus résistants est plus faible que celle des virus sauvages. Au fur et à mesure que le temps d’utilisation des traitements efficaces s’allonge, le nombre de porteurs de virus résistants augmente. Même s’ils transmettent ces virus, leur capacité à se transmettre plus faible que les virus sauvages réduit globalement le nombre de virus résistants transmis. Mais les virus résistants transmis sont les plus vigoureux et constituent donc progressivement une sélection inquiétante de souches de plus en plus dangereuses.
Conclusions de santé publiques
En conclusion de cette session spéciale, Harold Jaffe (Oxford, UK) tentera de tirer quelques conclusions en matière de santé publique de cette affaire. Après avoir fait le point sur ce qu’on sait mais surtout ce que l’on ignore jusque là de ce cas, il propose quelques conclusions. A court terme tout d’abord, il propose de tenter d’identifier des partenaires sexuels du malade afin d’apporter quelques réponses aux questions scientifiques. Cela pourra aussi se faire par une surveillance accrue des nouveaux cas qui pourraient se présenter de malades avec des virus résistants. À plus long terme, il propose que soit envisagé une surveillance accrue des nouveaux cas de personnes contaminées par des virus résistants sans attendre leur mise sous traitement ainsi que la création d’un répertoire des cas de progression rapide. Au-delà de ces questions très administratives, il pose la question de savoir pourquoi, après vingt ans d’épidémie de sida, des personnes se placent d’elles-mêmes en situation à risque d’être contaminées. Il évoque en réponse la lassitude aux mesures de prévention, la difficulté d’atteindre des personnes aux pratiques homosexuelles marginalisées, c’est-à-dire en marge de la communauté identifiée, les croyances en un risque moindre lorsque la charge virale est contrôlée, l’usage de drogues désinhibantes, la facilité de rencontres de partenaires offerte par internet. Enfin il ajoute à cette liste la diminution de la peur qu’inspire le sida depuis que tout le monde sait qu’il existe des traitements. Au début de l’épidémie, la peur de la maladie rapprochait les personnes vulnérables des communautés et l’observance des mesures de prévention était considérée comme une question de survie. Aujourd’hui la croyance en un traitement qui prolonge la vie des séropositifs a relâché cette tension. Il conclue enfin en appelant à une réaction devant ce cas sans quoi, précise-t-il, cette session exceptionnelle n’est que la première d’une longue série.
Si cette session sur le cas de New-York ne nous en a pas appris beaucoup plus que nous n’en savions déjà, elle aura au moins été l’occasion de soulever des questions très importantes pour comprendre en quoi consiste l’épidémie aujourd’hui dans les pays occidentaux mais plus précisément en quoi les récentes alarmes sur la progression des contaminations dans la communauté homosexuelle doivent nous faire réagir. Cette session proposait des éléments nécessaires au débat. Mais il reste à en tirer des conclusions et à créer la dynamique qui permettra que ce qui est aujourd’hui « le cas de New-York » soit demain la base d’une prévention plus comprise et mieux appliquée.