À partir des années 90, la situation épidémiologique a changé en termes d’incidence. Les données de 1994-1997 ont abouti à considérer ce cancer comme une maladie sexuellement transmissible.
Ces changements correspondent à l’apparition d’une population affectée jeune, plus particulièrement chez les hommes homosexuels séropositifs pour le VIH. Les facteurs de risque sont les rapports anaux non protégés, la multiplication du nombre de partenaires, la précocité des rapports pour les femmes (avant 16 ans pour les rapports vaginaux et 30 ans pour les rapports anaux). Il est en fait plus fréquent chez les personnes vivant avec le VIH, quels que soient le sexe et le mode de contamination. C’est un cancer qui touche particulièrement les hommes homosexuels séropositifs (risque multiplié par deux environ par rapport aux homosexuels séronégatifs, eux-mêmes présentant un risque relatif multiplié par 30 environ par rapport à la population générale). Toutes populations séropositives confondues, l’incidence d’un cancer anal invasif est multiplié par 100 par rapport à la population générale.
Des similitudes avec le cancer du col de l’utérus
Cette similitude se situe à plusieurs niveaux. Tout d’abord, en terme de développement tumoral, le type de cellules touchées est semblable anatomiquement. Ces deux types de cancer sont favorisés par le tabagisme selon certaines études, quoique le mécanisme sous-jacent ne soit pas élucidé. Ces deux cancers sont associés très fortement aux papillomavirus (HPV). La forme invasive du cancer du col de l’utérus est considérée comme classant sida. Le risque de développer ce cancer invasif est multiplié par 10 chez les personnes vivant avec le VIH par rapport à la population générale. Pour tous les cancers de l’utérus (invasifs ou non), les femmes vivant avec le VIH présentent une incidence de papillomavirus plus forte que les femmes séronégatives (95 % contre 22 % environ). Certains sous-types de HPV (HPV 16 et HPV 18) sont aussi plus agressifs ce qui peut expliquer le passage plus rapide vers un cancer invasif chez les femmes séropositives pour le VIH. Le cancer du col sert de modèle de développement tumoral pour le cancer anal. On estime que les tumeurs se développent à partir de lésions non cancéreuses induites par les papillomavirus. Ainsi, comme pour le cancer du col de l’utérus, la présence de HPV est détectée pour le cancer anal (90 % chez l’homme, 60 % chez la femme). Plus de 85 % des cancers anaux sont associés au sous-type HPV 16. L’accès du HPV aux cellules susceptibles de donner naissance à un cancer anal est facilité par des lésions de type : hémorroïdes, fissures, fistules et inflammation anale chronique. L’infection par un virus de la famille des HPV est un facteur de risque dans la population générale. Ces virus se propagent par contact avec la peau, mais pas uniquement sexuel, entre individus et chez une même personne d’un site à un autre, des organes génitaux à l’anus par exemple. Les gynécologues devraient donc d’envoyer les femmes présentant un cancer du col, quel qu’en soit le stade, chez un proctologue pour un examen anal. Il y a un manque d’information sur le cancer anal chez la femme alors qu’il y a, globalement, plus de femmes atteintes que d’hommes dans la population générale.
Apparition du cancer anal
La phase qui précède l’apparition du cancer anal correspond à l’apparition locale de condylomes. Les tissus sont altérés et peuvent présenter différents aspects : lésions planes ou en relief, augmentation de la masse tissulaire vers l’extérieur. Dans ce dernier cas, il s’agit de végétations vénériennes, plus connues sous le nom de crêtes de coq. Tout ceci peut être visualisé lors d’un examen : palpation avec deux doigts du canal et de la marge de l’anus, suivie de l’utilisation d’un anuscope pour mieux localiser les sites atteints en vue d’un prélèvement éventuel.
Autrefois majoritairement féminin et plutôt détecté chez les personnes âgées, il était associé à une faible incidence. Ce qui explique le faible engouement pour la mise en place de programmes de criblage systématique et une détection généralement à un stade très avancé, difficile à traiter, très douloureux, avec des conséquences dramatiques aboutissant à une possible exclusion sociale à cause des complications de la fonction anale. Grâce à l’association de chimio et radiothérapies dès le départ, les traitements ont progressé ces dernières années et conduisent à moins de cas d’ablation de l’anus (remplacé par une poche artificielle).
Diagnostic et traitements
Le diagnostic est difficile. Il faut y penser en cas de lésion inhabituelle dans les cas suivants : séropositivité au VIH, homosexualité masculine, antécédents de condylomes ou dysplasie du col de l’utérus. Pour un cancer anal invasif (donc de mauvais pronostic), la probabilité de survivre au-delà de cinq ans est proche de 50 % et n’a pas été affectée par l’arrivée des antirétroviraux. Ceux-ci n’ont pas non plus diminué l’incidence des cancers de l’anus chez les personnes vivant avec le VIH. Elle est même augmentée. Les raisons de cette hausse ne sont pas claires : augmentation de la durée de vie et/ou reprise de pratiques sexuelles non sécurisées. On pourrait l’expliquer aussi par le recours actuel plus systématique au dépistage par cytologie.
Après ablation des lésions, le papillomavirus peut persister et entraîner de nouvelles lésions dont certaines peuvent évoluer vers un cancer invasif. Chez les personnes vivant avec le VIH, les tumeurs anales sont plus agressives et nécessitent une prise en charge à adapter par rapport au standard (radiothérapie plus chimiothérapie) pour diminuer les effets secondaires toxiques. Il y a aussi des récidives, une résistance possible à la radiothérapie et plus de chirurgie invalidante chez ces personnes.
L’effort doit porter sur le dépistage
Pourtant, il semble qu’en France l’ensemble des médecins – non proctologues – ne soient pas encore bien sensibiliséEs au dépistage de ce cancer ou des lésions pouvant le précéder, comme les condylomes. Il est déjà difficile de suivre les condylomes avec un simple examen clinique, alors que dire pour les tumeurs. Il est indispensable que la situation évolue pour proposer des stratégies de dépistage adaptées pour le cancer de l’anus et calquées sur celles effectives du col de l’utérus. Le développement vers une forme agressive du cancer de l’utérus se compte en années : typiquement de 5 à 7 ans à partir d’une dysplasie, elle-même mettant la même période pour se développer après l’infection à HPV ; ce processus est accéléré chez les personnes vivant avec le VIH. Ceci a donc conditionné la stratégie de dépistage régulier chez les femmes, qu’elles soient séropositives au VIH ou pas. Le rapport Delfraissy 2004 recommande pour le moment un dépistage pour les homosexuels masculins ayant des rapports sexuels anaux réceptifs. Mais le criblage systématique de populations vivant avec le VIH montre aujourd’hui un fort taux de prévalence de condylomes, et pas uniquement chez les homosexuels. Un examen anal devrait donc être proposé systématiquement à toute personne vivant avec le VIH. De façon générale, pour en arriver à une politique de prévention des cancers de l’anus adaptée, il faudrait aussi sensibiliser, voire former, les médecins traitantEs. Côté spécialistes, il y a aujourd’hui un déficit en France pour la proctologie, une branche de la médecine en gastroentérologie qui n’est pas enseignée à la fac. La formation des proctologues se fait sur la base du volontariat. Un gastroentérologue n’est pas non plus forcément sensibilisé au cancer anal. De plus, aujourd’hui, les prélèvements réalisés dans les cas d’hémorroïdes ou de fistule ne sont pas systématiquement examinés de façon histologique. Enfin, il existe peu de services en France.
Vaccins anti-HPV
2 à 3% de la population générale présentent des lésions non cancéreuses (dysplasie) susceptibles d’évoluer vers un cancer du col. Cette évolution progressive est fonction des sous-types de papillomavirus présents. Deux vaccins dirigés contre le HPV sont en cours d’essai (laboratoires Merck et GSK). Ils sont dirigés contre une protéine du HPV appelée L1 et qui constitue une bonne part de la couche externe de la particule virale. Les deux vaccins visent les virus HPV 16 et 18, pour une application visant à réduire le cancer de l’utérus chez la femme. Le vaccin de Merck est conçu pour en outre viser les HPV 6 et 11, responsables des verrues génitales chez les deux sexes.
Un essai de phase III est en cours pour évaluer un de ces vaccins en préventif (pas en thérapeutique), mais il faudra attendre encore 5 ans pour les résultats. Tous ces essais s’adressent à la population générale. Les essais thérapeutiques sur le cancer du col ont abouti à des résultats discordants. Il y a cependant des essais de phase I et II à visée thérapeutique en cours chez les hommes homosexuels séropositifs au VIH dans le cadre des lésions anales.
Les résultats publiés des essais de phase II sont néanmoins très encourageants. Certes, ils n’ont pas encore démontré une efficacité sur les cancers eux-mêmes. En effet, le développement cancéreux peut prendre une dizaine d’années. Il n’y a donc pas le recul temporel suffisant pour conclure. Néanmoins, on peut étudier l’effet du vaccin à court terme soit sur la persistance de l’infection à HPV, soit sur l’état des tissus susceptibles d’être le siège d’un développement tumoral. Les deux essais ont protégé contre l’infection persistante et diminué considérablement le nombre de personnes présentant des lésions précancéreuses. Il s’agissait de petits groupes de femmes jeunes (15-25 ans). Deux questions restent pourtant en suspens : contre quelles souches de HPV faut-il vacciner et lesquelles rechercher par dépistage, uniquement les plus agressives ?
Sur ce sujet lire le dossier sur le vaccin anti-HPV dans Protocoles 45.
Note optimiste
L’utilisation des antirétroviraux a mis en évidence un effet intéressant de certaines molécules. Celles-ci pourraient être efficaces pour lutter contre le cancer. Ce n’est pas tout à fait surprenant puisque le premier antirétroviral mis sur le marché avait été initialement conçu pour être un agent anti-cancéreux interférant avec la réplication de l’ADN dans le but de bloquer la multiplication des cellules tumorales. Il s’agit de l’AZT (azidothymidine, un analogue d’un composant essentiel pour fabriquer de l’ADN) ou zidovudine, synthétisée pour la première fois au début des années 60. L’AZT agit sur l’ADN polymérase – ce qui en fait un agent cytotoxique – mais encore mieux sur la transcriptase inverse, d’où son intérêt contre les virus à ARN. Les traitements antirétroviraux sont aussi capables d’agir indépendamment de leur mécanisme revendiqué (une cible virale comme la protéase par exemple) pour inhiber des mécanismes-clés de la progression tumorale. Ainsi, pour revenir à l’AZT, cette molécule agit aussi sur une enzyme importante pour immortaliser les cellules, la télomérase ; elle peut aussi lever la résistance
A retenir
Le dépistage du cancer anal est fortement conseillé pour les personnes vivant avec le VIH, notamment pour les femmes et les hommes homosexuels. Il est encore trop tôt pour se prononcer quand à l’intérêt préventif ou thérapeutique des vaccins anti-HPV étudiés sur le cancer du col.