Le 20 octobre 2005, Libération publiait un «rebond» de Thomas Clerc intitulé «Mon coeur est mort (pour Guillaume Dustan)». Quelques jours plus tard, nous avons fait parvenir ce texte au journal qui, après de longues tergiversations, a refusé de le publier. Libération aura donc fait le choix de parler de Guillaume Dustan sans aborder les questions de santé publique.
Lorsque nous avons appris la mort de Guillaume Dustan, il nous semblait d’abord mieux valoir laisser les morts aux morts. Les premières dépêches ne manquèrent pas de rappeler notre opposition frontale à son discours, suffisamment pour modérer les premiers sanglots des pleureuses. Pour nous, c’est définitif, la mort n’efface pas l’irresponsabilité de ceux qui ont fait le jeu de l’épidémie de sida ; même si leur disparition pathétique peut nous faire frissonner sur nos propres solitudes, notre propre maladie. Notre silence et notre pudeur ont des limites et, de même que les élucubrations de Beigbeder dans une publication à la hauteur de son talent, l’éloge chanté par Thomas Clerc dans Libération jeudi 20 octobre, nous oblige à jouer les trouble-deuils. Pas de larmes pour les complices objectifs de l’épidémie qu’ils l’aient été par irresponsabilité, désinvolure ou opportunisme.
« Faire prendre conscience du conservatisme d’une France complètement sclérosée », « il est le seul égotiste à avoir montré l’intrication du moi et du social ». « Il a trop vécu en foucaldien », Deleuze, « post moderne », « santé éclatante de ses textes » : on a droit à tout avec un sens aigu de la mesure. Ad nauseam. Mais Thomas Clerc passe soigneusement sous silence le rôle que Guillaume Dustan a joué dans la banalisation du sida et la reprise des pratiques à risque chez les gays. Le sujet, visiblement, ne l’intéresse pas. Pour nous qui combattons le discours bareback qui prône le sexe à risque et la baise sans capote, qui luttons contre la maladie et sa propagation, il est impensable d’évoquer Dustan sans en parler. Tout comme il est inouï d’écrire sur Guillaume Dustan sans même prononcer le mot sida.
L’écrivain s’est érigé en chantre du sexe sans capote chez les gays à la fin des années 90, quand les trithérapies sont arrivées. Il ne s’est jamais battu pour l’accélération de la mise sur le marché de ces médicaments, il ne se battra pas pour la prise en compte de leurs effets indésirables, et ne se battra pas non plus contre les discriminations dont sont victimes les séropositifs et les malades du sida. Il laissera les associations tout faire, pour railler ensuite leur prétendu « conservatisme » et leurs soi-disant pratiques « liberticides ». Par contre il surfera allègrement sur l’enthousiasme optimiste que les traitements ont suscités et alimentera la banalisation du sida qu’elle a engendré. Il aurait été nettement plus « subversif » de dire à quel point c’est fun de baiser sans capote au début des années 90, quand les malades en France mouraient en masse ! Dustan a attendu que les trithérapies aient donné l’impression que le sida était sous contrôle pour s’en prendre à la « norme » de la capote. Au temps pour le courage et la subversion…
Selon Thomas Clerc, la provocation de Dustan permettait de révéler la sclérose de notre société. Elle ne fut qu’un gadget pour faire vendre. Mais un gadget qui a tué car Dustan a joué un rôle actif contre la prévention, au-delà de ses écrits. Il est passé à la télévision pour prétendre que le sida n’était plus mortel ; il a affirmé que les associations exagéraient les effets indésirables des traitements ; il a prétendu, en public lors de l’ « AG des pédés »[Réunion publique organisée par Act Up Paris le 7 novembre 2000 à l’École des Beaux-Arts. Le [compte-rendu écrit de cette réunion est disponible.]], que la baise sans capote était « naturelle », car « vous n’avez qu’à regarder les Africains baiser dans la savane, sous les bananiers ». Sans même s’arrêter sur la logique du chacun pour soi qu’il a prôné face au sida, il a écrit dans ces mêmes colonnes : « Le seul discours réaliste en matière de prévention, ce n’est pas d’essayer d’imposer la capote : ça ne marchera jamais. C’est de dire : « baisez sans capote et sans risques : entre séropos, ou bien entre séronegs » »[[Guillaume Dustan, « La capote n’a jamais existé », Libération (Rebonds), 11 octobre 2000.]] . La mort autorise-t-elle à tresser des lauriers à quelqu’un qui a pu tenir des propos ineptes, réactionnaires, dangereux, criminels, et discriminatoires ? Réactionnaires pour le refus de la capote et l’invocation d’une sexualité « naturelle » — un point de vue que ne renierait pas le pape. Ineptes d’un point de vue médical puisque les séropos qui se surcontaminent ou contractent une hépatite risquent une aggravation de leur état de santé et des résistances aux traitements. Dangereux en terme épidémiologique puisqu’il contribue à la multiplication des souches virales et à l’émergence de virus recombinants qui ne manqueront pas d’avoir des conséquences désastreuses. Criminels en terme de prévention puisque plus d’un séropo sur dix ignore son statut sérologique tandis que depuis plusieurs années les nouvelles contaminations explosent chez les gays. Discriminatoire d’une manière générale parce que toute forme de ségrégation sexuelle est insupportable.
Thomas Clerc nous présente un libertaire provocateur ; nous n’avons vu qu’un ennemi politique qui trouvait dans le racisme, les insultes, le refus du safe sex et le fantasme du séropositif inconséquent et criminel des moyens faciles de faire parler de lui. Thomas Clerc peut aimer Dustan et louer son écriture. Il ne peut pas passer sous silence ce rôle que Dustan a volontairement tenu notamment dans les livres cités mercredi dans Libération ni l’impact que l’écrivain a eu au sein de la communauté gay et sa complicité dans la banalisation du sida. A moins qu’il ne souhaite s’aligner avec quelques hétéros cyniques (Ardisson et Begbeider en tête) qui ont agité sa marionnette emperruquée pour satisfaire, d’un même élan médiatique, et leur fascination morbide et leur homophobie latente. Ceux-là mêmes qui l’encensent aujourd’hui et qui l’ont utilisé hier. Ceux, les mêmes encore, qui l’ont jeté des plateaux télé, non par un retournement de leur sens des responsabilités, mais quand l’audimat leur a signifié que le bareback avait fait son temps.
Nous aussi nous aimons les perruques, nous aussi nous aimons les drogues, nous aussi nous aimons nous faire enculer au son de la disco. Mais pour combattre l’hypocrisie, les vrais héros n’ont pas besoin de répandre les virus et d’engraisser les laboratoires. Définitivement, M. Clerc, le déni, les gélules et les diarrhées n’ont rien de warholien.