Act Up-Paris et Sidaction ainsi que Anne Coppel, Michel Hautefeuille et Marc Valleur ont fait parvenir à Xavier Bertrand une lettre ouverte pour répondre à la volonté de la MILDT [[mission interministérielle de lutte contre les drogues et la toxicomanie]] et du ministère de l’Intérieur de classer le Subutex®, un traitement de substitution aux opiacés, comme stupéfiant.
Lettre ouverte à Xavier Bertrand, Ministre de la Santé
Paris, le 16 février 2006
Monsieur le Ministre,
Sous l’impulsion de la MILDT, la Commission Nationale des Stupéfiants a récemment proposé le classement du Subutex® comme produit stupéfiant. Pour nous, usagers des produits de substitution et professionnels de l’intervention en toxicomanie, ce geste inattendu apparaît comme un désaveu en même temps que comme un signal en direction de ceux qui, en dépit des résultats obtenus, continuent de considérer ces traitements comme une dangereuse perversion laxiste. Les effets qu’il aurait aux plans national et international ne vont pas sans nous inquiéter, s’il devait être pris en compte.
Au plan national, tout d’abord, un tel changement de statut ne pourrait qu’accentuer les difficultés des uns et des autres, usagers et dispensateurs de la buprénorphine haut dosage (BHD). On sait les succès du dispositif français. En permettant l’accès à la substitution de 90 000 personnes dépendantes des opiacés, la mise à disposition de BHD a contribué à vaincre l’hécatombe du sida chez les usagers de drogues : en France, ces derniers forment le seul groupe exposé qui ait réussi à changer radicalement ses comportements.
Selon l’I.N.V.S.[[institution national de veille sanitaire]], il ne représente plus que 3 % des nouvelles contaminations VIH en 2004, contre 40 % en 1993 avant l’arrivée du Subutex®. Les difficultés ne manquent pas, cependant, et dans un contexte encore décrit comme «trop hétérogène et inégalitaire» et comportant des «zones insuffisamment couvertes en termes de prescripteurs et de pharmaciens délivrant les traitements» (conférence de consensus, juin 2004), les conséquences matérielles et symboliques d’un tel geste ne pourraient être que contre-productives.
Jean Lamarche, pharmacien de l’association Croix verte et Ruban rouge, soulignait dans Libération du 10 janvier dernier que si le Subutex® devenait stupéfiant, les commandes par téléphone seraient rendues impossibles, les entrées et sorties devraient être notées sur un registre, et les boîtes conservées dans un coffre : ce changement ne pourrait que «décourager certains pharmaciens», tandis que le crédit accordé au sophisme de la «drogue remboursée» dissuaderait des médecins hésitants. La disparition de zones entières de dispensation de traitements favoriserait l’émergence de nouvelles zones de marché noir, quand bien même la mesure entendait lutter contre lui.
Il y a bientôt deux ans, une conférence de consensus réunissait l’ensemble des experts et des institutions médico-sociales impliqués dans le champ de la substitution, ainsi que des représentants de groupes d’usagers, pour faire le point sur dix ans d’activité. Elle avait par ailleurs été préparée du côté des usagers par des États Généraux des Usagers de la Substitutions à l’initiative d’ASUD et d’Act Up-Paris. Cette conférence a conclu de façon unanime au succès de ces traitements, mais à des perfectionnements nécessaires. Ses experts publiaient, en septembre 2004, une liste de recommandations susceptibles de remédier aux lacunes qu’ils avaient identifiées — au titre desquelles était compté le développement d’un marché noir marginal, certes (pas plus de 5% de la totalité des traitements délivrés), mais préoccupant.
Confirmant et prolongeant le modèle d’une politique qui avait su parier sur la disponibilité et la souplesse des prises en charge (à la différence du système américain, par exemple, caractérisé par un «haut seuil» d’exigences), la grande majorité de leurs propositions allait dans le sens d’un abaissement plutôt que d’un relèvement du seuil d’accessibilité des programmes : il y était question, entre autres, de faciliter l’accès à la méthadone (en donnant la possibilité aux médecins de ville de la prescrire directement), de développer de nouvelles galéniques et notamment des formes injectables, de mieux former les médecins et les pharmaciens à ces traitements, de créer des dispositifs spécifiques pour toucher les usagers de drogues les plus marginalisés (qui sont les plus réticents à utiliser les dispositifs institutionnels et donc les plus prompts à utiliser le marché noir), de mettre en œuvre des programmes de recherche sur les usagers de ces traitements — recommandations que votre prédécesseur, Philippe Douste-Blazy, s’était engagé à mettre en œuvre. La question du marché noir, bien sûr, n’y était pas éludée : proposition avait été faite en juin 2004 d’autoriser les C.P.A.M. [[caisses primaires d’assurance maladie]] à convoquer les usagers ayant bénéficié de multi-prescriptions (environ 4000 personnes) afin de déterminer s’ils étaient revendeurs et/ou injecteurs, et de trouver avec eux une solution de prise en charge plus adaptée.
Cette dernière recommandation a été la première et, à ce jour, la seule suivie d’effet. Le contrôle a été d’une grande efficacité. La très grande majorité des usagers a répondu à la convocation et pu bénéficier d’une aide lui permettant de se stabiliser avec les 16mg prévus par l’AMM [[autorisation de mise sur le marché, voir notre Glossaire ]] ou d’accéder à la méthadone en Centre de Soins (CSST ou CSAPA) ; les personnes qui n’ont pas répondu à cette convocation se sont vu de leur côté retirer leur droit de remboursement. Le marché noir de Subutex® en a été transformé : on a vu les prix doubler ou même tripler en quelques mois, en même temps bien sûr que les tensions autour de ces trafics. Mais on a aussi vu des usagers se faire connaître du système de soins alors qu’ils passaient jusque-là par un proche moins réticent.
La conclusion pour nous est claire : seuls des efforts accrus en direction des usagers de drogues les plus en difficulté sont à même de réduire les risques sanitaires et sociaux liés à l’usage de drogues, et de peser sur le marché noir. Pris dans une logique répressive, cherchant à raréfier la circulation des produits sans proposer de solutions de remplacement, le reclassement de la BHD comme «stupéfiant» ne peut en aucun cas en revanche constituer une perspective de progrès sanitaire. Nous ne comprendrions pas que, après avoir négligé la mise en œuvre promise par votre prédécesseur des recommandations de la Conférence de consensus, vous cautionniez une politique de reniement des acquis des dernières années. Le principe d’un accès le plus large possible aux traitements doit être poursuivi.
Quant au plan international, nous ne pouvons que nous étonner et nous alarmer de la coïncidence qui voit poindre ce reclassement français au moment même où l’Organisation Mondiale de la Santé envisage la même opération au niveau international. La Fondation George Soros basée à New York a en effet récemment alerté sur le fait que le reclassement de la buprénorphine serait au programme d’une réunion à Genève à la fin du mois de mars. Au moment où de nombreux pays (de la Russie à l’Asie du Sud-Est), confrontés à une explosion des contaminations VIH liées à l’injection, s’ouvrent à la réduction des risques et à la substitution, la France, qui peut se targuer d’être parmi les pays les plus avancés en matière d’accès à la substitution, ne doit-elle pas chercher à promouvoir une stratégie efficiente en terme de santé publique, et permettre aux pays les plus dramatiquement touchés de profiter de son exemple, plutôt qu’opérer un volte-face idéologique ? Ou faut-il redouter que le gouvernement français choisisse de se plier aux injonctions de l’exécutif des États-Unis particulièrement hostile à ces traitements ? Car renforcer le cadre légal autour de ces traitements, c’est à la fois compliquer leur distribution et augmenter leur coût. Dans des pays à bas ou moyens revenus, une telle politique n’est rien moins que mortifère.
Monsieur le Ministre, nous souhaitons que cette malheureuse initiative de la MILDT soit au plus vite dénoncée et vous demandons instamment de suivre les engagements de votre prédécesseur en accélérant la mise en œuvre des recommandations, autrement porteuses d’espoir, de la conférence de consensus. Il est de votre responsabilité que ces traitements continuent de sauver des vies et que la communauté internationale soit éclairée par les résultats que nous avons jusqu’ici su défendre collectivement.
[lettre signée par] Act Up-Paris ; Sidaction ; Anne Coppel (sociologue) ; Michel Hautefeuille (praticien hospitalier, Hôpital Marmottan) ; Marc Valleur (Médecin-Chef, Hôpital Marmottan).