Didier Jayle, président de la MILDT, a peu d’idées et encore moins de bonnes idées, mais il a une véritable force : sa pugnacité à défendre des mesures ineptes. Sa proposition de classer le Subutex® dans la catégorie des stupéfiants repose sur une logique simple : elle permettrait de réduire le trafic et « donc » le détournement et « donc » le mésusage, sans rien changer pour les usagerEs « normaux » de ce traitement. Tout le problème est bien entendu dans ces deux « donc » et dans « normaux »…
Une mesure policière avec des objectifs sanitaires, une solution simple pour des problèmes compliqués… ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’on nous servira cette soupe à l’égard des usagerEs de drogues et des personnes substituées. Qu’importe qu’il ait été démontré mille fois que cela ne fonctionne jamais (le système de la prohibition en est le tout premier exemple), qu’une conférence de consensus* sur les traitements de substitution ait abouti à des dizaines de propositions beaucoup plus réalistes et que la quasi totalité des actrices et acteurs de la réduction des risques et du soin spécialisé se soient prononcéEs haut et fort contre cette proposition. Quand des centaines de médecins, professionnelLEs et usagerEs lui hurlent que ça ne peut pas fonctionner et que cela va nuire à l’efficacité des traitements, Didier Jayle n’entend que le murmure des juges et des douanierEs qui lui assurent qu’ils sont les mieux placéEs pour en décider.
Qui pourrait sérieusement et honnêtement prétendre que ce reclassement sera sans conséquence pour les usagerEs ? Une telle affirmation ne peut qu’être le fruit d’une méconnaissance du terrain ou de la volonté d’en livrer une lecture simpliste :
– une grande partie des usagerEs du marché noir sont des personnes qui n’utilisent pas le Subutex® ( (buprénorphine) comme un « stupéfiant » (rappelons que ses effets psychotropes sont minimes) mais bien comme un traitement de substitution « sauvage » puisqu’ils sont dépendants aux opiacés, si le marché noir ne peut évidemment pas être considéré comme satisfaisant, au moins faut-il s’interroger sur ce qui pousse ces usagerEs à se fournir dans la rue plutôt que d’aller voir unE médecin et d’avoir leur traitement gratuitement ;
– une grande partie des usagerEs du marché noir est constituée de personnes particulièrement marginalisées, sans la moindre couverture sociale, et qui n’ont donc pas la possibilité d’obtenir une prescription : seuls de rarissimes dispositifs d’accès bas-seuil à la substitution répondent à cette demande (en France, seuls deux bus délivrent de la méthadone anonymement, aucun ne délivre du Subutex®). Sans développement de ces dispositifs, l’assèchement du marché noir s’accompagnera d’un regain de tensions, de violences et possiblement d’un retour à l’héroïne ;
– une grande partie des usagerEs qui utilisent le marché noir ou qui se font prescrire d’importantes quantités en multipliant les médecins, sont des injecteurSEs (le produit est moins efficace lorsqu’il est injecté que lorsque qu’on le laisse fondre sous la langue d’où l’utilisation de quantités plus importantes), ils et elles sont souvent dans l’incapacité de mettre un terme à leurs pratiques d’injection. La conférence de consensus proposait, d’une part de développer l’accès à la méthadone (qui ne connaît pratiquement aucune forme de mésusage) et d’autre part, de développer des programmes spécifiques de traitements de substitution injectables sans lesquels, on risque encore une fois, d’assister au retour de l’héroïne dans la rue ;
– une très grande partie du Subutex® revendu au marché noir provient d’usagerEs-revendeurSEs qui écoulent quelques boîtes de Subutex® dans un système d’économie de survie, il n’est pas du tout évident que le classement les en dissuade, mais il est certain en revanche qu’ils et elles viendront grossir les rangs des milliers d’usagerEs de drogue emprisonnéEs ;
– assécher l’offre d’un marché noir sans se préoccuper de la demande qui est derrière c’est garantir le déplacement de tout ou partie de ce marché vers d’autres formes de criminalité plus organisées, plus puis-santes et plus violentes ;
– cet assèchement du marché noir assorti du renforcement du cadre administratif de la délivrance (contrôles par les CPAM et, à terme, dossier médical électronique) ne laisseront plus le moindre droit à l’erreur pour l’usagerE : tant pis pour lui et elle s’il égare ou se fait voler son traitement (les usagerEs en grande précarité seront encore une fois les plus exposéEs) ;
– les désagréments et tracasseries que peu-vent subir les usagerEs de ces traitements de la part des forces de l’ordre ne pourront qu’empirer, et là encore, plus spécifiquement auprès des plus marginaliséEs ;
– enfin, qu’on le veuille ou non, la stigmatisation du Subutex® induite par le reclassement aura des conséquences sur la disponibilité du traitement, ne serait-ce que par la portée de cette mesure sur la perception qu’en auront certains généralistes et pharmacienNEs peu informéEs sur sa pertinence.
Depuis le début de l’affaire, au mois de février dernier, l’immense majorité des acteurs et actrices intervenant dans le champ du sida et de la toxicomanie se sont prononcéEs contre ce reclassement, ils ont inlassablement répété ces analyses et rappelé que les recommandations de la conférence de consensus de 2004 doivent d’urgence être mises en oeuvre. Le Conseil national du sida a émis un avis négatif d’une parfaite clarté au début du mois de mai. Celui-ci ne faisait que suivre les centaines de prises de position exprimées par les usagerEs, les associations et les professionnelLEs de santé depuis février : Act Up-Paris, ASUD, AIDES, Sidaction, Solidarité Sida, SOS-Hépatites, l’Association Française de Réduction des Risques, l’Association Nationale des Intervenants en Toxicomanie, la Confédération des Syndicats de Médecins, plusieurs médecins hospitaliers et notamment Marc Valleur et Michel Hautefeuille de Mar-mottan, des cher-cheurSEs à l’INSERM et à l’InVS, etc. La liste est beaucoup trop longue.
A ces avis nationaux, il faut ajouter la position officielle de l’Organisation mondiale de la santé. L’OMS a refusé en mars dernier de reclasser la buprénorphine pour assurer l’accessibilité de ce traitement qu’elle reconnaît comme «médicament essentiel». Le dynamisme effrayant de l’épidémie de VIH en Europe de l’Est, en Russie et dans une grande partie de l’Asie repose d’abord sur des contaminations par voie intraveineuse. Les usagerEs de drogues et les activistes de ces pays ont besoin d’un soutien franc pour espérer le développement de la substitution et ils et elles s’appuient souvent sur l’exemple du dispositif français. Dans un échange de mail avec Act Up-Paris à ce sujet, Michel Kazatchkine, ambassadeur de la France chargé de la lutte contre le VIH/SIDA et les maladies transmissibles, exprimait son inquiétude : « Je suis personnellement conscient de ce que ce message peut être mal compris à l’étranger où nous mettons tant d’énergie à plaider l’accès à la réduction des risques. »