Dans la recherche de nouveaux traitements pour combattre le VIH, l’attention s’est portée en priorité sur les protéines du virus, cibles a priori plus faciles à inhiber. Jusqu’à présent seules deux d’entre elles sont visées par les antirétroviraux. Mais une troisième enzyme est actuellement l’objet de recherches cliniques. De quoi s’agit-il ?
Les protéines du VIH sont des enzymes, qui sont produites par le virus pour assurer un cycle de réplication : la transcriptase inverse, la protéase et l’intégrase. Le rôle de cette dernière en fait une cible importante et intéressante pour enrayer la réplication du VIH. Identifiée en 1990, les inhibiteurs de cette enzyme n’atteignent un niveau de développement suffisant que maintenant.
Une nouvelle cible : pour quoi faire ?
Avec plus d’une vingtaine d’antirétroviraux disponibles – mais pas toujours accessibles selon les pays – on peut s’interroger sur l’intérêt d’un nouvel anti-VIH. En fait, c’est non seulement intéressant, mais indispensable ! Les traitements qui combinent des antirétroviraux s’attaquant à deux cibles du virus, la transcriptase inverse et la protéase, permettent de contenir la réplication virale. Néanmoins, des résistances aux traitements apparaissent – voire même sont déjà là si le virus transmis est résistant. Si le virus n’est pas parfaitement contrôlé par les antirétroviraux (dosages insuffisants,
notamment suite à une mauvaise observance du traitement), des variants seront produits et s’adapteront peu à peu aux traitements et y résisteront. Comme il s’agit souvent de résistances dites croisées, remplacer un des inhibiteurs devenu inactif par un autre dirigé contre la même cible n’est pas toujours efficace (le virus devient souvent résistant à plusieurs molécules d’une même classe d’antirétroviraux). A terme, du fait de ces résistances, certaines personnes vivant avec le VIH se retrouvent dans une situation où il n’y a plus de combinaisons possibles pour un traitement efficace. Or il faut des associations, car, sur le long terme, une monothérapie entraînera fatalement l’émergence de résistance. C’est là que de nouvelles molécules ciblant autre chose que la transcriptase inverse ou la protéase s’avèrent indispensables.
Les effets secondaires des traitements actuels peuvent aussi être à la source d’un rejet, temporaire ou durable, ou d’une lassitude quant à la prise systématique des traitements – toujours au risque de favoriser l’émergence de résistances. Là encore, la mise à disposition de nouvelles classes thérapeutiques s’avère indispensable.
Quoi de neuf docteur ?
Alors que l’on connaît de mieux en mieux les mécanismes d’entrée du VIH, de sa réplication dans la cellule hôte et de production de nouveaux virions, il faut bien constater que les molécules disponibles ou candidates pour bloquer autre chose que la transcriptase inverse et la protéase ne sont pas légion pour combattre le VIH.
A l’heure actuelle, un seul inhibiteur de l’entrée du virus dans la cellule est disponible, l’enfuvirtide (le T20 ou Fuzéon®). De par sa nature protéique, le T20 doit être injecté par voie sous-cutanée. Par voie orale, il risque d’être dégradé avant de passer dans le sang, contrairement aux autres antirétroviraux qui sont des petites molécules qui, bien absorbées par le tube digestif, peuvent se distribuer dans l’organisme et dans le sang. Ce mode contraignant d’administration – deux fois par jour qui plus est – n’en fait pas le remède idéal, malgré sa bonne activité démontrée.
Parmi les nouvelles pistes en recherche clinique, il y a d’un côté les anti-CCR5, qui visent un co-récepteur du VIH présent et indispensable à la surface de la cellule pour y pénétrer mais qui connaissent des hauts et des bas et, de l’autre, les inhibiteurs d’intégrase.
L’intégrase et le génome du VIH
L’intégrase permet la pénétration de l’ADN proviral dans le génome de la cellule infectée. Les cellules humaines contiennent l’information génétique dans leurs chromosomes sous forme d’ADN (acide désoxyribonucléique). Pendant l’étape dite de transcription, cet ADN est converti par des enzymes spécialisées en ARN (acide ribonucléique) ; l’ARN servira, entre autres, de messager pour produire les protéines (étape de traduction). La séquence de transformation du génome humain en protéines est donc ADN ARN protéine.
Dans les particules virales qui circulent dans le sang (virions), l’information génétique du VIH est présente sous forme d’ARN. Pour se reproduire, le VIH doit utiliser une cellule hôte qui assurera la réplication de son information génétique. Certains virus à génome de type ARN se répliquent en multipliant cet ARN et en le traduisant directement en protéines pour former de nouveaux virions (virus de l’hépatite C et de la grippe, par exemple). Par contre, en tant que rétrovirus, le VIH possède aussi dans ses virions une enzyme qui va convertir son long morceau d’ARN génomique en ADN : la transcriptase inverse. Cet événement se produit lorsque le virus est entré dans la cellule hôte. La transcriptase inverse convertit l’ARN en ADN proviral. A l’état libre dans la cellule, l’ADN proviral n’est pas susceptible d’être répliqué. Mais, dans chaque virion, il y a aussi entre 40 et 100 copies d’intégrase. Comme pour toute enzyme, une copie d’intégrase peut servir plusieurs fois et donc la cellule hôte, sous l’attaque de multiples virions, se trouve efficacement équipée par une machinerie capable de fusionner le génome viral dans son propre génome. Le génome viral inséré en un bloc par l’intégrase constitue alors la source de nouveaux gènes dans la cellule infectée : ceux-ci peuvent produire, grâce à la machinerie cellulaire cette fois, des ARNs qui donneront de nouvelles copies du génome viral et des messagers pour produire les protéines virales (les trois enzymes du VIH, celles pour l’enveloppe du virion, etc.). Tout est en place pour assembler et produire de nouveaux virions. Au passage, le virus s’est durablement implanté dans la cellule.
De l’enzyme à l’inhibiteur : un long parcours
Alors que l’intégrase a été identifiée en 1990 et qu’un test fonctionnel pour évaluer des inhibiteurs a été disponible dès 1991, les premiers inhibiteurs dignes de ce nom ne sont apparus qu’en 1999. La littérature foisonne cependant de pistes d’inhibiteurs d’intégrase. De nombreux ont été abandonnés, soit parce qu’ils ne bloquaient finalement pas la réplication virale, soit parce qu’ils s’avéraient sélectifs de l’intégrase, ou bien parce qu’ils détruisaient les cellules (infectées ou non). Le déclic s’est produit avec l’identification en 1999 des inhibiteurs présentant un motif chimique appelé b-dicéto-acide. Il a fallu ensuite les optimiser, ce qui a pris de nombreuses années, mais a finalement abouti à une seconde génération d’inhibiteurs puissants capables de bloquer la réaction dite de transfert de brin. Ce type d’inhibiteurs est appelé INSTI (pour integrase strand transfer inhibitor en anglais). Ils sont plus prometteurs que les inhibiteurs du clivage 3′ de l’ADN proviral ou INBI (pour integrase binding inhibitor en anglais) – ce qui n’empêche pas certains INSTI d’inhiber aussi cette étape, quoique plus modestement.
L’analyse fine de l’inhibition moléculaire de l’intégrase avec les molécules phares actuelles suggère que l’on pourra identifier des inhibiteurs affectant l’enzyme selon divers mécanismes. Par exemple, les dérivés b-dicéto-acides bloqueraient le transfert de brins d’ADN en figeant le complexe nécessaire à cette réaction. Il ne s’agit pas d’une ‘simple’ compétition sur un site pour empêcher l’ADN d’accéder à l’enzyme. Si différents mécanismes d’inhibition sont trouvés, ceci permettra vraisemblablement l’émergence de différentes classes d’inhibiteurs d’intégrase et pourrait éviter d’avoir des résistances croisées entre ces inhibiteurs. Si tel est le cas, cela augmentera l’arsenal antirétroviral pour les personnes en échappement thérapeutique.
Inhibiteurs d’intégrase en clinique
Il n’y en a que deux à ce jour, ce sont des INSTI, des inhibiteurs de transfert de brin : le produit MK-0518 du groupe américain Merck et le produit JTK-303 du groupe japonais JT Inc (Japan Tobacco), appelé aussi GS-9137 (GS parce que les essais sont conduits par la compagnie Gilead Sciences).
Si les essais de phase II suggèrent une bonne tolérance à ces produits, il faut se rappeler du peu de recul pour leur utilisation et la vigilance est de mise pour d’éventuels effets secondaires péjoratifs à long terme.
Le produit GS-9137 permet une diminution appréciable de la charge virale en monothérapie courte (10 jours) chez des personnes naïves de traitement ou non. Il est en phase II actuellement. L’inhibiteur MK-0518 est actif sur des souches de VIH multi-résistantes aux autres classes d’antirétroviraux. Il permet aussi une diminution de la charge virale en monothérapie courte (10 jours) chez des personnes en échec thérapeutique. Le produit est entré en phase III (voir Protocoles 41 / étude multicentrique de phase III, randomisée, en double insu, versus placebo, évaluant la tolérance et l’activité antirétrovirale du MK-0518 en association à un traitement optimisé contre traitement antirétroviral optimisé seul, chez des personnes infectées par le VIH en situation d’échec thérapeutique). Le recrutement est clos en France pour cet essai. D’autres essais sont prévus fin 2006, chez des malades moins avancés et en pédiatrie.
A retenir
En cas d’échec thérapeutique, disposer de nouvelles classes d’antirétroviraux au mécanisme innovant est indispensable. Après de longues années de recherche et d’optimisation des formules chimiques, les premiers inhibiteurs d’intégrase sont arrivés en clinique. A l’heure actuelle, deux inhibiteurs puissants (JTK-303/GS-9137 et MK-0518) sont évalués en phase II et III.
En savoir plus
– zoom sur le mécanisme d’action de l’intégrase
Comment fonctionne l’intégrase ? Elle interagit avec l’ADN. On peut avoir une idée approximative de la structure de l’ADN – celui de notre génome par exemple – en le considérant comme une très longue échelle avec la particularité d’avoir été torsadée sur tout son long. Il y a deux brins d’ADN – les montants de l’échelle – et les barreaux sont constitués par l’interaction entre deux constituants du fameux code génétique (les nucléotides A, T, G et C) s’appareillant en couples exclusifs (A avec T, G avec C). Si l’on connaît la séquence d’un des brins, on connaît nécessairement celle de l’autre : elle est complémentaire. Par exemple, la séquence 5′-CTATGT-3′ s’apparie avec 3′-GATACA-5′. Les chiffres 5′ et 3′ aux extrémités des séquences d’ADN permettent de repérer le sens de chaque brin. Pour une fusion de deux fragments d’ADN, les extrémités 5′ rejoindront les extrémités 3′.
La première chose que l’intégrase va accomplir sur l’ADN proviral, c’est de le préparer pour cette fusion. Elle va couper un certain nombre de nucléotides à chaque extrémité 3′ des brins de l’ADN viral. Elle laisse intactes les extrémités 5′. Le clivage s’arrête lorsque l’intégrase rencontre la séquence dinucléotidique CA dans le brin de l’ADN proviral. Les bouts francs après clivage pourront réagir pour finaliser le transfert de brins avec le génome cellulaire.
Tout ceci se passe dans le cytoplasme de la cellule, loin des chromosomes. Il faut encore les rejoindre et l’intégrase porte alors l’ADN proviral vers le noyau de la cellule et y pénètre pour accéder aux chromosomes. Au cours de cette étape, une intégrase est toujours présente à chaque extrémité de l’ADN proviral et les deux intégrases se mettent en contact – on dit qu’elles forment un dimère. Ce dimère et l’ADN proviral ressemble alors à un cadenas, l’ADN formant la boucle. En fait, il y a d’autres partenaires, notamment des protéines de la cellule mais aussi du virus, qui se joignent à cet édifice : l’ensemble constitue ce que l’on appelle le complexe de pré-intégration et facilite le passage dans le noyau. Tout est prêt pour procéder à l’intégration dans le génome hôte. Tous les rétrovirus ne sont pas capables de faire rentrer leur ADN proviral dans le noyau et certains doivent attendre que la cellule se divise pour cela – lors de la multiplication cellulaire, la membrane qui entoure le noyau et le sépare du cytoplasme est détruite. Par conséquent, contrairement à d’autres rétrovirus, le VIH peut s’intégrer dans le génome de cellules qui ne se multiplient pas, comme les macrophages.
Il faut maintenant effectuer une coupure dans les deux brins de l’ADN de l’hôte pour y insérer le fragment proviral. L’intégrase assure cette fonction en favorisant l’attaque de l’ADN cellulaire par les extrémités 3′ de l’ADN proviral. La réaction chimique qui se produit conduit à la mise en continuité de chacune de ces deux extrémités 3′ avec un brin différent de l’ADN hôte. Il ne reste plus qu’à rabouter les extrémités libres. Des enzymes spécialisées de la cellule, dites de réparation, vont, d’une part, couper un petit bout des parties 5′ libres de l’ADN proviral et, d’autre part, combler les nucléotides manquants pour rendre son intégrité à la double hélice contenant maintenant le génome du VIH. L’ensemble de cette opération s’appelle la réaction de transfert de brin.