Les feux se sont éteints sur la plus importante conférence sur le sida de l’histoire. Qui aurait pu prédire en 1981 que vingt cinq ans plus tard nous serions trente mille personnes du monde entier venus partager nos espoirs et nos difficultés, nos réussites et nos colères lors de cette seizième conférence mondiale qui s’est tenue du 13 au 18 août à Toronto.
Une de plus, diront certainEs. Et pourtant, à chaque fois ce n’est pas un recommencement mais une nouvelle histoire. Depuis des années les conférences se succèdent en laissant plus ou moins de traces dans les mémoires. Qui des ancienNEs ne se souvient de Vancouver (XIème conférence mondiale en 1996) et des trithérapies ? Combien de souvenirs a laissé Durban, la seule conférence mondiale qui ait eu lieu en Afrique, au cœur des préoccupations de la planète sida. Mais qui se souvient d’Atlanta, avril 1985, la première conférence mondiale ? Le sida évolue vite, les générations se succèdent, les problématiques évoluent. Nombreux sont celles et ceux que l’on croise dans la conférence qui sont néEs avec le sida, ils et elles n’ont jamais connu ce monde sans. Il faudra qu’un peu de temps passe pour se rendre compte si Toronto marquera les esprits. Mais elle le mérite. Cette conférence fut certainement celle d’un changement important tant dans le contenu de la conférence que dans les idées apportées par les milliers de personnes présentes. D’abord parce que jamais autant qu’ici on n’avait pu ressentir l’abolition des frontières et des ségrégations traditionnelles. Aujourd’hui la planète entière est concernée et il n’existe plus un pays dont on ne puisse croiser les représentantEs à Toronto. Mais au-delà, les pays du Sud n’assurent plus simplement la présence symbolique de quelques malades avec leurs associations communautaires. Ici, ils et elles sont présentEs à part entière dans les sessions, aux tribunes, comme présidentE de séance, dans les stands, dans les allées, parmi les activistes. La succession des pays représentés dans les plénières tout au long de la semaine le montre bien : Etats-Unis, Inde, Canada, Brésil, Afrique du Sud, France, Kenya, Rwanda, Russie, Jamaïque. La planète entière unie dans un même élan contre le sida ? Non, pas la planète entière, juste une bande de trente mille utopistes qui croient qu’un monde meilleur est possible et quelques requins qui pensent que l’affaire est juteuse. Mais la mixité ne s’arrête pas là, venus de tous horizons, ils et elles étaient scientifiques, médecins, activistes, personnes atteintes ou dirigeantEs politiques. Les activistes et les personnes atteintes ont probablement été représentéEs comme jamais dans le programme de cette conférence. Une des plénières a pour la première fois réuni quatre activistes d’horizons totalement différents ( de droite à gauche sur la photo), Mark Heywood, le sud-africain de TAC, Alexandra Volgina de Saint-Petersbourg et de FrontAids, Musimbi Kanyoro la Kenyane de l’YWCA et Kerrel McKay la jeune Jamaïcaine qui a fondé le Portland Aids Committee youth group. Le thème de la plénière était sans équivalent jusque là : « Passer aux actes : le prix de l’inaction ». Le débat avec la salle remplie de milliers de participantEs fut rare : devant les accusations étayées formulées contre les dirigeants de la Chine et de l’Afrique du Sud par les activistes sur scène, des représentants officiels sont venus tenter de répondre aux micros dans la salle. Le monde à l’envers, en quelque sorte. Une des rares plénières où personne n’est parti avant la fin. Mais alors que faut-il de plus pour « passer aux actes » selon le mot d’ordre de Toronto ? Quatre jours de travail intense en sessions plus les posters, les conférences de presse, l’espace d’exposition et le village mondial, c’est infiniment plus qu’il est possible à une personne d’absorber. 13 000 sujets ont été proposés au long de cette semaine sous forme de présentations orales ou de posters. Organisés en cinq thèmes, en sessions transversales et en forums, tous les sujets présentés ont fait l’objet d’un travail de synthèse par les rapporteurEs des différentes sessions. La dernière session de la conférence, avant la cérémonie de clôture est l’occasion pour les équipes de synthèse de livrer leurs conclusions. Le canadien Rafik-Pierre Sékaly a proposé la synthèse du track A : biologie et pathogenèse. Il a résumé les nombreux travaux qu’il a classé selon trois thèmes, comment l’activation immunitaire contrôle la maladie VIH – diverses présentation ont abordé la relation entre progression et susceptibilité à l’infection ; ces connaissances ouvrent de nouvelles perspectives pour la recherche vaccinale — le développement d’un vaccin contre le VIH — divers travaux sur les épitopes vaccinaux, sur les immuno-stimulants ainsi que sur les vecteurs ont été présentés — les travaux de virologie — de nouveaux résultats sur les défense virales contre les mécanismes antiviraux cellulaires – montrent la vivacité de la recherche fondamentale. Le sud-africain James McIntyre a présenté les conclusions du track B : recherche clinique, traitements et soins. Le grand thème qui ressort de cette conférence est pour les rapporteurEs du track B la preuve formelle apportée par les nombreuses données d’observance présentées dans les essais cliniques que le succès des traitements ne connaît ni couleur de peau ni continent. Pour les 1,65 millions de personnes qui reçoivent aujourd’hui un traitement antirétroviral dans le monde, l’observance est bien meilleure chez celles qui ont l’accès le plus difficile et dont les résultats sont souvent meilleurs aussi : elle est en moyenne de 77% en Afrique alors qu’elle ne dépasse pas 55% en Amérique du Nord. Les autres thèmes traités par le track B ont été la simplification des traitements — plusieurs essais de Kaletra en monothérapie ont été présentés, ils concluent que ce traitement simplifié est intéressant et sûr pour environ 85% des personnes mais il reste à déterminer clairement les critères qui permettent de s’assurer du succès — les nouvelles molécules qui arrivent sur le marché, inhibiteurs d’intégrase, anti-CCR5 et autres pistes, le traitement de la tuberculose, notamment en Afrique du Sud, et celui de l’hépatite C dont l’épidémie flambe sur tout le territoire de l’ancienne Union Soviétique. À propos des traitements pédiatriques, il a été montré que le traitement de l’enfant dans les pays du Sud n’est envisageable que si l’on fait aussi bénéficier toute la famille de traitements. Mais le constat général est que trop de personnes, adultes et enfants, arrivent tardivement au traitement. Le traitement pour touTEs ne sera possible que s’il y a des soignantEs pour touTEs. La sud-africaine Karraisha Abdool Karim a présenté la synthèse du track C : Epidémiologie, prévention et recherche sur la prévention. Les chiffres connus de l’épidémiologie mondiale laissent entrevoir surtout une diversité de situations critiques localisées sous forme d’épidémies locales à croissance rapide : – les usagèrEs de drogues en Europe de l’Est, – les usagèrEs de drogues et les homosexuels en Asie du Sud-Est, – les hétérosexuelLEs en Inde et en Afrique du Sud, – les homosexuels chez les jeunes afro-américains aux Etats-Unis. Le schéma est plutôt celui d’une juxtaposition d’épidémies locales qui s’insinuent dans le terrain le plus favorable. Mais d’autres constats sont aussi alarmant tel l’augmentation de la prévalence en Ouganda où l’on a atteint une incidence de 4/1000. Ce pays qui a pris pourtant tôt les mesures contre l’épidémie devra-t-il regretter d’avoir été le grand défenseur du système ABC ? (Abstinence – Be faithfull – Condom, et en français «abstinence, fidélité et préservatif»). Mieux comprendre le fonctionnement de la prévention passe par l’analyse de l’empilage des différents niveaux du risque que la rapporteure du track C présente ainsi : – au niveau Tissu/cellulaire — exemple, la mutation delta 32 – au niveau individuel — exemple, l’usage de préservatifs, la circoncision – au niveau communautaire — exemple, l’accès à la santé, la pauvreté – au niveau du pays — exemple, un législation répressive des travailleurSEs sexuelLEs – au niveau mondial — exemple les accords TRIPS La dichotomie qui a longtemps prévalu entre la prévention et les traitements s’est révélé être une erreur. La prévention, ce n’est pas seulement le conseil et le test VIH mais aussi l’action en direction des séropositifVEs. Ainsi au Botswana, l’accompagnement des consultations par une approche de prévention a permis d’obtenir 67% d’augmentation de l’utilisation des préservatifs chez les personnes suivies. Et puis il ne faut pas oublier que les usagèrEs de drogue ont aussi des relations sexuelles. Les programmes de réduction des risques ont prouvé leur efficacité. Aujourd’hui les usagèrEs de drogue représentent 10% des personnes atteintes au monde et seule une infime minorité est concernée par ces programmes. Même si la Chine vient d’initier son programme de réduction des risques, de trop nombreux pays restent encore totalement réfractaires à leur mise en place, préférant la criminalisation des usagèrEs. Plus généralement, une intéressante étude présentée montre le gigantesque effort nécessaire en matière de prévention puisque, à l’échelle mondiale, 0,2% des adultes seulement ont accès à un test de dépistage, 4% des usagèrEs de drogue ont accès à un programme de réduction des risques, 8% des femmes enceintes bénéficient d’une méthode de prévention de la transmission mère-enfant, 11% des homosexuels sont concernés par les programmes de changement comportemental de même que 16% des travailleurSEs sexuelLEs tandis que 21% de la planète seulement a accès aux préservatifs. Les prophylaxies pré-exposition ont été abordées tout au long de la conférence. Les essais en cours ne permettent pas encore de conclure mais on sait déjà que des études complémentaires seront nécessaires pour mesurer l’efficacité de ces dispositifs une fois que la première vague d’essais sera terminée. Finalement, Karraisha Abdool Karim conclut sur cette phrase d’Antony Faucy, le directeur du NIAID : « L’histoire nous jugera non pas sur nos avancées scientifiques mais sur ce que nous aurons su faire de nos avancées scientifiques ». C’est Michael Tan, un philippin, qui présente ensuite les conclusions du track D : sciences sociales, comportementales et économiques. Son propos commence par l’évocation des multiples épidémies cachées affectant les populations marginales ou exclues comme les prisonniers ou les populations indigènes, les populations mobiles, migrantEs, réfugiéEs, personnes déplacées. L’implémentation de la prévention sur le modèle ABC se heurte aux trop criantes inégalités hommes-femmes. Les traitements antirétroviraux sont un succès dans les pays pauvres mais il y subsiste d’innombrables difficultés liées à la malnutrition, à l’éloignement des centres de soins, à la qualité de l’eau potable. L’autre difficulté de l’accès aux traitements est due au système de licences des médicaments et aux monopoles de l’industrie pharmaceutique qui maintient les prix des antiviraux au-delà du seuil acceptable pour une grande majorité de personnes vivant avec le VIH/sida. Dans le domaine des études comportementales, celui de la culture sexuelle demeure encore largement inexploré, en matière de sens, d’intention et de partenariat, les contextes des cultures sexuelles également notamment en terme de prise de risque et évitement du risque. Quelles sont les origines de l’homophobie et des autres formes de discrimination qui amplifient le risque de contamination par le VIH ? Quelles sont toutes les formes de fondamentalisme culturels et religieux de tous bords capables de ralentir les avancées acquises contre le VIH ? Telles sont les questions majeures qui ont été soulevées dans les débats de ce track. Comment faire face à la demande de traitements antirétroviraux de première et de deuxième ligne, quelle place pour les nouvelles techniques de prévention ? Il faut dès maintenant déterminer le cadre de l’agenda des recherches à venir. Faut-il pour autant laisser un ancien président des Etats-Unis et un multimilliardaire nous dicter cet agenda ? Bernard Forbes, de la coalition anglaise des personnes vivant avec le VIH/sida, a présenté la synthèse du track E : Politique. Le rapporteur de ces sessions expose clairement les conclusions discutés cette semaine : L’accès universel ne sera pas possible sans le respect des droits de l’Homme. Il n’y a pas de rivalité entre droits de l’Homme et santé publique. Certains groupes sont criminalisés, d’autres sont particulièrement vulnérables ou marginalisés : – Les enfants et les jeunes, – Les travailleurSEs sexuelLEs, – Les usagèrEs de drogues, – Les prisonniers, – Les gays et autres hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, – Les personnes transgenresA propos de la prévention, les propositions pour un dépistage plus routinier soulèvent de sérieuses questions de droits des personnes. Les nouvelles techniques et les nouveaux usages de la prévention ne doivent pas nous faire perdre de vue le fossé qui existe au niveau de l’accès aux préservatifs, loin d’être universel.
Nous avons maintenant tous les moyens nécessaires pour combattre le sida, ce qui fait défaut, c’est la volonté politique. Que ce soit au niveau mondial ou national, les politiques menées n’apportent que d’incertaines réponses. Parmi tous les problèmes, deux questions urgentes peuvent être dégagées : – il faut plus d’infirmièrEs pour que l’accès universel ne reste pas un mirage, – la question des licences obligatoires : il faut pouvoir et vouloir utiliser la flexibilité des accord TRIPS. Tout cela n’est qu’un aperçu de la conférence. Il restait aussi à entendre la synthèse des Key challenges, ces sessions transversales sur l’éthique, la réduction des risques, puis celle du programme communautaire, du programme de leadership et enfin le programme de la jeunesse. Une grande partie d la conférence peut être revue sur le site de kaisernetwork. Bref, le programme de cette conférence était débordant et le site internet de la conférence trop complexe pour pouvoir avoir d’emblée une impression d’ensemble. C’est donc au fil des jours qu’on a pu se forger une idée sur la teneur du crû 2006. En plus des changements déjà cités, cette conférence marque vraiment un tournant dans l’histoire du sida. Ce changement de paradigme évoqué par plus d’unE orateurTRICE, c’est la réorientation de la préoccupation première, des traitements vers la prévention. Avec les traitements, c’est un peu comme si on était arrivé à un point où la machine est en marche, elle ronronne. On n’en est plus à l’urgence, à la situation dans laquelle on ne sait pas quoi faire faute de ressources. Au contraire, on fait dans la dentelle, on peaufine les cas difficiles, on travaille sur tout ce qui peut être amélioré, on s’intéresse – enfin ! diront certainEs avec grande raison – à la qualité de vie des personnes malades et à l’accès universel aux traitements. Du coup, les dix milles et plus nouvelles contaminations quotidiennes font tache, elles étalent à côté des efforts médicaux leur indécent cynisme. Du coup, la prévention devient le sujet de toutes les inquiétudes avec en premier plan le constat amer que 25 ans de sida n’a sensibilisé que la poignée de stakhanovistes du sida que nous sommes. La prévention a raté ? Tout serait à reconstruire. Mais à côté des pistes traditionnelles de sensibilisation et de promotion des moyens de prévention classiques, des solutions nouvelles sont étudiées afin de tenter au moins d’endiguer la déferlante, quitte selon leurs partisans à ne pas être totalement efficace. Ce sont les microbicides, la circoncision, les traitements pré-exposition et les vaccins qui sont à l’honneur. Les traitements ne sont d’ailleurs pas oubliés dans ce contexte ; ils deviennent instrument de prévention tant par leur capacité à réduire sur le plan épidémiologique le risque de transmission mais aussi parce que l’accès aux soins devient l’occasion de faire mieux passer le message aux séropositifVEs. Les recherches en sciences sociales sont également de la partie, dénonçant enfin ce qu’on répète depuis si longtemps, que la marginalisation, la stigmatisation et l’exclusion des personnes séropositives comme des groupes de population les plus vulnérables et victimes de répression ouvrent un boulevard à l’épidémie. Bref, tous les thèmes qui nous sont si familiers se retrouvent au centre des préoccupations de la conférence mondiale. Pas étonnant dès lors que certainEs aient eu dans le rassemblement de Toronto une impression de pause de l’activisme. Ou bien était-ce l’activisme qui, gagnant les plus consensuelLEs, affadit le contraste de l’image ? Il aurait fallu le demander au président de la conférence, Marc Weinberg, qui, dès la plénière d’ouverture, a attaqué en règle le Premier Ministre canadien, ultra conservateur, qui par ses actions régressives détruit d’un revers de manche les progrès lentement obtenus par des années de prévention. C’est bien lui qui fut le premier activiste — de droite — de cette conférence. Alors lorsqu’on demandera aux personnes présentEs ce que ces rencontres leur ont apporté, beaucoup répondront que c’est un vrai ressourcement que de rencontrer et de partager son travail difficile, son quotidien, dans ce mouvement planétaire, on se sent moins isoléE, moins abandonnéE, on trouve des idées nouvelles et la force de continuer. C’est peut être simplement ça, ce que l’on a ressenti jeudi en remontant les interminables escalators qui nous ramenaient à la surface tandis qu’un petit asiatique au regard vif nous interpellait : — « hey, vous êtes d’Act Up ? » On s’est mis à discuter avec lui de la plénière du matin où l’on parlait de la Chine, on a voulu en savoir plus sur le sida dans son pays, puisqu’il était chinois. Et il s’est montré plus insistant : « — vous êtes vraiment d’Act Up-Paris ? — oui — Vous vous souvenez, il y a quelques années vous avez manifesté devant l’ambassade de Chine à Paris pour libérer un type en prison ? — oui, on se souvient… — Eh bien, votre manifestation, c’était pour moi ! » L’émotion nous envahit, on a juste eu le temps de faire une photo et il est reparti pour un rendez-vous. Le sida n’attend pas…