Du 15 au 17 mai dernier s’est tenue à Moscou la première conférence régionale sur le sida en Europe de l’Est et Asie Centrale. Compte tenu des contacts que nous entretenons avec nos correspondants russes de FrontAids, nous y avons envoyé une délégation, curieux de voir ce qui avait permis une telle conférence après les constats de notre mission de l’an dernier qui ne laissaient pas même imaginer que cela fût possible.
Il faut rappeler que l’Europe de l’Est et l’Asie Centrale est une manière moderne de définir le territoire de l’ancienne Union soviétique. Dans cette région, le sida se développe depuis environ 10 ans à une vitesse infernale, n’étant retenu par aucun frein, par aucune action. Sa propagation dans la population est essentiellement associée, en l’absence de programmes d’échange de seringues jusqu’en 2005, aux usagers de drogue injectable qui représentaient jusqu’à deux cent contaminations par jour en 2000. En 2005, le sida faisait plus de 62 000 morts alors que 270 000 nouvelles contaminations étaient recensées.
Initiée à la dernière conférence mondiale de Bangkok, l’idée de ce rassemblement régional a fait son chemin. Les instances officielles de la Communauté d’États Indépendants (CEI) chargées de lutter contre le sida décidèrent que cette première réunion devait se tenir à Moscou. Mais c’est à une ONG locale, AIDS Infoshare que fut confiée l’organisation pratique. Le comité d’organisation a identifié trois thèmes, partenariat, prévention et traitements, autour desquels furent organisées trois jours de conférence incluant une plénière, plusieurs sessions concurrentes où se faisaient entendre les autorités, la société civile et les ONG. Ce relatif cloisonnement des discussions n’a laissé que peu de place aux échanges transversaux. C’est un peu à un jeu de cache-cache qu’on a pu assister pendant toute la durée de la rencontre, où tous les acteurs étaient présents et se croisaient dans les couloirs, les officiels, les médecins, les ONG locales et internationales, les activistes et divers représentants de malades sans qu’aucun affrontement n’ait lieu. Mais pour nous qui étions témoins et curieux de comprendre, il fut parfois surprenant d’entendre ici le discours ultra répressif et médicalisant tenu par des médecins autant que des popes venus nombreux à l’encontre des usagers de drogues et là, les ONG de terrain décrire les prouesses extraordinaires pour arriver avec une patience infinie à gagner la confiance de la police afin de mettre en place un simple échange de seringues.
Les affrontements ont tout de même eu lieu, mais à fleuret moucheté. En plénière, notamment lorsque les représentants de l’Open Society Institute, l’organisation créée et financée par le milliardaire George Soros, s’en sont pris aux chiffres officiels de contamination chez les prostituées et les usagers de drogue, les accusant de ne tenir compte que de données officielles alors que la réalité c’est la peur de la stigmatisation et de la répression qui rejette dans la clandestinité la majorité de ces personnes. Par la voix de Kasia Malinowska-Sempruch, directrice du réseau international de réduction des risques, a repris à son compte les propos tenus par de nombreuses ONG les adressant aux représentants publics présents. En matière de prévention notamment, elle a insisté : « Les femmes infectées ont été les partenaires des usagers de drogues » Mais elle s’en est aussi prise au système de santé : « Comment un système peut-il ignorer la majorité des personnes qui en ont besoin ? Comment peut-on donner aux gens deux médicaments et leur dire qu’ils auront à payer pour le troisième ? » Mais elle a aussi félicité et encouragé toutes celles et ceux qui se battent pour faire en sorte que l’aide aux usagers de drogue existe malgré tout. « Vous avez fait un travail magnifique, la science est avec vous ». Elle a aussi rappelé les besoins essentiels qui permettraient de lutter contre l’épidémie de sida chez les usagers de drogues : améliorer l’échange de seringues et la situation dans les prisons, donner accès aux traitements disponibles sans conditions à tous ceux qui en ont besoin.
Mais cet immense mélange de genres a aussi laissé la place à une certaine improvisation. Celle de séances de travail jusqu’à plus d’heure avec traduction simultanée anglo-russe (tous nos remerciements aux interprètes) pour tenter d’améliorer le texte de résolution finale de la conférence afin d’y retrouver au moins les préoccupations essentielles des gens de terrain. L’accès aux traitements de substitution, actuellement illégaux, fit partie de ces revendications, mais aussi la reconnaissance des personnes atteintes comme de véritables partenaires de la lutte contre le sida. L’autre improvisation fut cette session que nous avons organisée afin de rencontrer les activistes et les représentants des personnes atteintes pour leur transmettre un peu de nos expériences. Ce fut non seulement un succès, parce que les nombreuses personnes présentes à une première session demandèrent une prolongation le lendemain, mais ce fut aussi pour nous l’occasion d’échanges passionnés avec des personnes qui ont tant besoin de connaissances, de soutien et de franchise sur leur situation, et que l’on a aussi senti souffrir de manque de reconnaissance, à la limite de cette stigmatisation à propos de laquelle n’ont cessé de gloser tant d’officiels durant cette conférence. Ont-ils pris la peine de s’interroger sur celles et ceux qu’ils ont croisés dans les couloirs ? Aussi très remarquable dans ces mêmes couloirs de la conférence, la présence et les regards interrogateurs d’une communauté gay qui n’existe pas ; clandestines et indicibles aussi, ces paroles confisquées qui préfèrent parfois être celles d’usagers de drogue pour justifier leur contamination.
Après ces trois jours d’intense mélange de genre, il a appartenu aux instances internationales d’essayer de tirer un premier bilan à chaud de cette conférence régionale tout en s’engageant à renouveler l’expérience dans deux ans. Un regret est venu des organisateurs, celui du si petit nombre de présentations de résultats de recherche scientifique, une faiblesse qu’il faudra essayer de redresser, mais qui s’explique par l’insuffisance de moyens, et aussi par l’absence de motivation du corps médical.
Peter Piot, le directeur de l’ONUSIDA, a remercié les organisateurs. Il a rappelé qu’un quart de siècle après le début de l’épidémie, il n’existe toujours aucun remède bien que 300 000 vies aient pu être sauvées grâce aux antirétroviraux. La prévention fonctionne, mais doit être développée beaucoup plus largement. Les personnes atteintes ne doivent pas être abandonnées par la société. Les programmes de réduction des risques et de substitution doivent être développés partout. Malgré un sursaut l’an dernier, aucun pays de la région n’a encore vu un fléchissement des contaminations jusque-là. Les conditions de la réussite tiennent en quelques choses essentielles :
– 1) Un leadership est nécessaire. L’engagement des gouvernants et des communautés est important. Et l’engagement de l’ensemble de la société civile partout : les usagers de drogues doivent être protégés, avoir accès à des seringues propres à usage unique, à la substitution et à la réduction des risques.
– 2) La stigmatisation et la discrimination doivent être combattues. Un engagement courageux des dirigeants est nécessaire pour aller à contre courant. Le soutien doit aller avec les soins, l’accès doit être universel.
– 3) L’argent manque. Il faut un accroissement du soutien financier local ainsi que le maintien du soutien du Fonds Mondial. L’argent doit aller à ceux qui en ont le plus besoin. Les autorités sida doivent avoir une vraie capacité de travailler et aussi inclure les personnes atteintes.
Cela demandera encore des efforts considérables. Et cet effort devra être maintenu pendant des années, peut-être des décennies. Mais le directeur de l’agence onusienne se dit confiant dans les ressources d’une région à la si grande richesse culturelle fort ancienne.
Craig Mc Clure, directeur exécutif de l’IAS a conclu dans son discours de clôture que les gays étaient probablement la seule composante anormalement totalement absente de cette conférence. Mais il a aussi regretté l’absence des groupes d’autosupport, même si cette conférence a eu l’immense mérite de faire se rassembler sous un même toit des gens qui ne s’étaient jamais rencontré alors qu’ils travaillent sur le même sujet. Mais pour autant il reste un chemin immense à parcourir, celui de faire à ce qu’ils entrent dans la même pièce, celui qu’ils se parlent et surtout celui qu’ils se reconnaissent et enfin qu’ils s’acceptent. On peut rêver…
Quand l’héroïne fait de la résistance
En 1979, à l’heure où certains d’entre nous, découvraient les plaisirs d’un bon pétard, en Afghanistan, se jouait un épisode crucial de géopolitique : la Russie décidait d’envahir ce pays, en 1979, qu’elle fut obligée d’évacuer en 1989.
L’histoire ne fait que se répéter. La guerre russo-afghane a la même trame que la guerre des USA au Vietnam, il s’agit à chaque fois, de l’invasion d’un petit pays dont le peuple entre en résistance. Cette résistance va s’avérer redoutable, au-delà des techniques de guérilla, grâce à une arme largement sous-évaluée par les militaires, il s’agit des drogues.
Les militaires ont toujours été de très bons connaisseurs des drogues et même des consommateurs émérites. Ces deux conflits ont en commun le même stupéfiant : l’héroïne. La stratégie pour les résistants envahis est simple : il suffisait que quelques Vietkong ou Afghans se laissent emprisonner, chargés d’héroïne pour que les militaires n’hésitent pas à s’en délecter les poumons, les narines et les veines. Après dix ans de guerre, sans retour au pays, beaucoup sont devenus accros.
Si aux USA, il s’agissait de gérer le retour de 250 000 hommes, en Russie en 1989, c’est environ 1 600 000 hommes toxico-dépendants et en armes qui rentrent. Gérer ces hommes est inimaginable vu la structure de l’état russe, en pleine réforme. La Russie va rapidement voir le boom des mafias russes aux quatre coins de ce pays immense, accompagné de deals d’héroïne et d’usage de drogues par voie injectable.
C’est seulement quinze ans après, que sortent les chiffres des études épidémiologiques sur le VIH-sida en Russie, qui confirment ce qui semble être la zone la plus touchée au monde par le sida, avec une hécatombe de décès chez les usagers de drogues par injection, dont on ne mesure pas encore l’ampleur réelle. Surtout tant qu’on laisse faire l’État Russe, membre du G8, c’est-à-dire de ne rien faire, hormis toucher grassement des subventions de l’Onusida, et stimuler la pression homophobe, raciste, réac et totalitaire des « citoyens » russes aux abois.