En conformité avec les règles de l’OMC, le gouvernement thaïlandais a décidé en janvier dernier d’émettre des licences obligatoires sur plusieurs médicaments utilisés dans les trithérapies, dont le Kalétra®, produit phare du laboratoire Abbott. La réaction ne s’est pas fait attendre : Abbott a publiquement condamné cette mesure, et annoncé par voie de presse dans la foulée qu’il retirait ses demandes d’autorisation de mise sur le marché (AMM), présentes et à venir, pour tous ses produits. Sans AMM, impossible pour le pays de produire ou d’importer une version, même générique, du médicament, puisqu’il n’aura pas pu être évalué. Abbott prive donc les Thaïs de ses nouveaux médicaments, notamment, l’Aluvia®, une version thermo-stable du Kaletra®, résistante à chaleur, permettant de répondre aux besoins des populations vivant en zone tropicale.
Comme on pouvait s’y attendre, Abbott a dénoncé le non-respect des règles de la propriété intellectuelle dans un pays « qui n’est pas pauvre ». D’autres ont renchéri. Le monde des affaires s’est élevé contre le danger que constituerait le recours aux licences obligatoires, allant presque – le cas est suffisamment rare pour être mentionné – jusqu’à taxer l’OMC de laxisme réglementaire. Même l’OMS a critiqué à mots couverts la décision de la Thaïlande en appelant à des « négociations », avant d’en reconnaître la légitimité et apporter « son soutien sans équivoque à l’utilisation par les pays en développement des flexibilités de l’accord sur l’ADPIC ». Entre deux tergiversations, Margaret Chan, la nouvelle directrice de l’OMS, a finalement admis le droit du pays à simplement appliquer un règlement déjà peu favorable, et déploré que ses propos aient pu être mal interprétés. Mais à ce jour la menace pèse encore sur les malades.
Vers une « jurisprudence Abbott » ?
Les réglementations de l’OMC relatives à la propriété intellectuelles ne s’appliquent en effet qu’aux Etats, et pour contestables que puissent être les décisions d’une entreprise, elles n’y sont pas soumises. D’où la colère des associations, qui se sont unanimement réunies pour contester la prise en otage des malades séropositifVEs, n’ont pu que constater l’absence de recours possible. Au-delà des protestations publiques, aucune juridiction n’est compétente pour obliger un laboratoire à livrer un produit pourtant nécessaire à la santé d’une population, et aucune mesure ne peut être prise à quelque niveau que ce soit. En France, le ministre des Affaires Etrangères Philippe Douste-Blazy, s’il a exprimé son soutien aux autorités du pays, s’est gardé de critiquer ouvertement le laboratoire : outre le risque d’une querelle diplomatique avec les Etats-Unis, la Thaïlande a aussi émis une licence obligatoire sur le Plavix®, médicament qui sert dans le traitement des infarctus et que produit le groupe français Sanofi-Aventis.
La décision d’Abbott n’a pourtant aucune justification. Il est d’abord question de santé, de vie et de mort, alors que le laboratoire ne parle que de ses profits. La licence obligatoire thaïlandaise ne signifie pas la ruine du laboratoire ni la fin de la recherche fondamentale, spectre souvent agité. Les résultats semestriels annoncés le 18 avril (plus de 16,5 % d’augmentation des bénéfices au premier trimestre 2007 pour la branche pharmacie) montrent bien que le maintien des brevets dans les pays développés, seuls capables de payer le prix fort, suffisent à assurer la rentabilité de la recherche privée. Une dynamique de contestation s’est enclenchée, que le laboratoire semble ne pas pouvoir contrôler. Aux protestations des activistes thaïs, vite relayées par leurs homologues du monde entier, d’autres dénonciations ont fait suite : celles de 22 sénateurRICEs américains, celle de la fondation Clinton, mais aussi de fonds d’investissements privés, possédant des dizaines de millions de dollars en actions du laboratoire, ou encore la fondation Gates (qui possède 169 millions de dollars d’actions Abbott). De même, plusieurs associations dont Act Up-Paris relaient un texte invitant les médecinEs et les séropositifVEs à ne plus recourir, dans la mesure du possible, aux produits du groupe en proposant des solutions alternatives.
Le 10 avril dernier, Abbott a accepté dans un accord important avec l’OMS de fournir aux pays en développement des trithérapies à un prix inférieur que ceux proposés par les producteurRICEs de génériques, preuve supplémentaire qu’une baisse de prix était possible. Le laboratoire peut bien faire passer cette mesure pour un signe d’apaisement, ou envisager de revenir sur sa décision en Thaïlande, nulLE ne peut se permettre un quelconque triomphalisme. Le taux d’accès aux médicaments dans les pays pauvres témoigne à lui seul du chemin à parcourir et des entraves que rencontrent les Etats, y compris les plus volontaires. Mais ce pas en arrière du laboratoire pourrait en même temps être le signal et le vecteur d’une évolution fondamentale dans les pratiques commerciales des firmes pharmaceutiques : celles-ci pourraient désormais être dans l’impossibilité de recourir à des pratiques de chantage, hier acceptées. Et la « jurisprudence Abbott », au vu de l’importance que connaît le relais de l’appel au boycott et à la journée mondiale de protestation du 26 avril, pourrait s’avérer un modèle de régulation a minima qui interdirait l’exposition au grand jour du cynisme le plus voyant.
Fin mars 2007 : lors de la conférence des pays francophones sur le sida, à Paris, des dizaines d’activistes interrompent un symposium d’Abbott et occupent le stand du laboratoire. Nous relayons la pétition des malades thaïs, ainsi qu’un appel aux prescripteurs à boycotter Abbott.
26 avril 2007 : 10 heures, à l’appel des activistes de Thaïlande se tenait une journée internationale d’action contre Abbott. Des manifestations ont eu lieu un peu partout dans le monde. Act Up-Paris a organisé un netstrike : à travers le monde, des milliers de personnes ont sollicité le site internet d’Abbott, ralentissant son accès puis le rendant impossible. 17 heures, Abbott faisait envoyer par son cabinet d’avocatEs, Baker et McKenzie, un fax à Act Up-Paris, dans lequel le laboratoire nous menace d’une plainte pour « Déni de Service » (qui n’existe pas en droit français). Ce sera, à notre connaissance, la seule réaction d’Abbott à une des manifestations organisées dans la journée.