Depuis bientôt deux ans, des chercheurEs en sciences sociales décrivent, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et en Australie, l’émergence de pratiques de sérotriage (serosorting) dans la communauté homosexuelle. On décrit sous cette terminologie le choix de partenaires de même statut sérologique par des gays engagés dans des rapports sexuels non protégés avec des partenaires occasionnels.
C’est surtout l’étude réalisée à San Francisco, en collaboration avec le STOP AIDS Project, qui a défrayé la chronique. Plusieurs sources concernant la ville semblent indiquer que, tandis que le nombre de nouvelles infections sexuellement transmissibles dans la communauté gay est en augmentation, le nombre de nouveaux diagnostics de séropositivité identifiés dans plusieurs centres de dépistages reste stable. Les chercheurEs ont émis l’hypothèse que cette situation paradoxale s’expliquerait par le développement de comportements de sérotriage observés chez les gays dans les études comportementales.
Les premières présentations publiques de ces résultats se sont répandues comme une traînée de poudre dans la communauté homosexuelle américaine. Dans un pays fortement marqué par une homophobie institutionnelle et un discours communautaire « post-sida » (voir « Le nouveau révisionisme sida » dans Action 102, mai 2006), la presse communautaire s’est emparée du sujet pour accuser le catastrophisme des autorités sanitaires qui depuis plusieurs années alertaient sur le développement des pratiques à risque chez les homosexuels.
Ce fut aussi l’occasion, pour les tenantEs d’une approche dite de « Santé gay », d’y voir la mise en œuvre de stratégies nouvelles par les gays pour s’adapter au contexte de l’épidémie. Cela en ignorant que l’hypothèse d’un impact éventuel du sérotriage sur l’épidémie relève d’abord d’une vision statistique de l’épidémie, qui ignore le risque individuel et alors même qu’aux Etats-Unis on assiste, sur fond de pénalisation de la transmission du VIH, au retour en force des approches de santé publique traditionnelles ; comme en témoigne notamment la focalisation exclusive des autorités fédérales sur le dépistage.
Une hypothèse non validée
Dès les premières communications sur ces résultats, Susan Buchbinder, célèbre épidémiologiste, émettait de fortes réserves sur la valeur des données utilisées. L’extrême prudence des auteurEs dans la publication de leurs études parues depuis, montre à quel point les annonces fracassantes faites il y a deux ans semblent aujourd’hui exagérées.
C’est d’abord la disparité des données employées qui fait douter des résultats avancés. D’une part, il n’est pas évident que l’incidence de l’épidémie de sida reste stable à San Francisco dans la communauté gay. D’autre part, aucun lien de causalité n’est mis en évidence avec le développement du sérotriage. La mise en avant de ce phénomène pour expliquer une éventuelle stabilisation du nombre de nouveaux cas de séropositivité à San Francisco n’est donc qu’une hypothèse sujette à caution. D’autres facteurs pourraient expliquer une stabilisation apparente des nouvelles contaminations : une évolution des pratiques de dépistage, l’extension de l’usage des traitements antirétroviraux, ou même le fort niveau de la prévalence dans la communauté gay, dans une ville où près du tiers des gays sont déjà infectés par le virus du sida. Alors que l’hypothèse d’un impact éventuel du sérotriage sur l’épidémie n’est pas même validée, une campagne associative sur ce thème a reçu le financement du département de la Santé de l’État de Californie, engagé par ailleurs dans une politique de promotion du dévoilement du statut sérologique. Cette campagne a été relayée en France dans le journal gratuit gay Illico, sans aucune mention des vives polémiques entourant cette initiative aux Etats-Unis.
L’ambiguïté du sérotriage
Les pratiques de sérotriage relevées dans les publications sur le comportement des gays restent encore mal documentées. La notion même de sérotriage comporte de fortes ambiguïtés au sens où il est difficile de déterminer les motivations à l’origine de ce phénomène. Il n’est peut-être pas anodin que le développement de ce type de comportements ait été identifié dans trois pays, dans lesquels a été expérimentée la promotion d’approches de réduction des risques sexuels dans la communauté gay, approches dont le sérotriage pourrait être une simple extension. Toutefois, on ne peut écarter ni les questions liées aux variations de la prévalence selon les tranches d’âge, ni les éléments ne relevant pas du statut sérologique qui interviennent dans le choix des partenaires, ou le comportement dans des sous-cultures au sein de la communauté homosexuelle.
Quoi qu’il en soit, de nombreuses études mettent déjà en lumière les différentes limites de cette stratégie et interrogent son efficacité. Le sérotriage suppose une connaissance précise de son propre statut sérologique et la capacité d’en discuter avec ses partenaires sexuels potentiels sans présupposer en amont de la concordance sérologique de ces derniers, ce qui en rend difficile la mise en œuvre.
Surtout des personnes peuvent se croire à tort séronégatives. Une étude anglaise, combinant des questionnaires comportementaux à des prélèvements biologiques, a par exemple mis en évidence que parmi 45 % des séronégatifs prétendant avoir eu des pénétrations anales non protégées avec des partenaires de statut sérologique concordant, 29 % d’entre eux seulement étaient effectivement séronégatifs selon les résultats des tests. En outre, dès lors qu’il a eu un rapport sexuel non protégé, un séronégatif ne peut plus être certain de son statut sérologique.
Une modélisation statistique (Buttler et Smith, Aids 2007) attirait l’attention sur la nécessaire prise en compte de l’augmentation potentielle des contaminations liées à la primo-infection pour évaluer l’impact éventuel du sérotriage (lire page suivante). L’étude montre que des gays séronégatifs qui sélectionneraient des partenaires séronégatifs auraient plus de risques d’être infectés que s’ils ne mettaient pas en œuvre une stratégie de sérotriage, dans un contexte où le nombre de nouvelles infections reste important.
Face à ces objections, les partisanEs du sérotriage avancent l’idée qu’il pourrait s’agir d’une stratégie de réduction des risques réservée aux seuls séropositifs, pour qui l’incertitude sur le statut sérologique réel est écartée. Encore faudrait-il que les séropos soient tous en mesure de faire part de leur statut sérologique et d’adapter leurs pratiques en fonction de celui de leur partenaire. Ce qui est loin d’être encore le cas, au vu des études publiées sur le serosorting qui font toutes apparaître des incohérences dans la pratique de sélection des partenaires. En outre, il s’agit le plus souvent de données établies sur la déclaration des personnes et qui ne porte généralement que sur les quatre derniers partenaires occasionnels.
Mais promouvoir le sérotriage chez les séropositifs serait dans le même temps les exposer à des risques de santé, d’éventuelles surinfections ou complications de maladies sexuellement transmissibles ou encore une infection par le virus de l’hépatite C. Deux aspects qui peuvent avoir des conséquences engageant l’ensemble de la communauté, tant au vu du rôle non négligeable des IST dans la diffusion de l’épidémie, que des risques potentiels liés à l’émergence de souches virales recombinantes ou résistantes.
Limité aux seuls séropos, le sérotriage n’est tout au plus qu’une nouvelle approche de réduction des risques, de toute évidence inopérante pour réduire le nombre de nouvelles contaminations dans la communauté homo. L’hypothèse du sérotriage, loin d’être en mesure de fonder une nouvelle politique de prévention, pourrait simplement être le nouvel avatar d’une tentative de légitimation du sexe à risque. L’incitation à renoncer à se protéger entre partenaires séroconcordants, induite par l’institutionnalisation du serosorting, pourrait se révéler encore plus dangereuse que le relapse ; et d’autant plus inadmissible qu’elle conduirait à des contaminations entre des personnes croyant se conformer à une stratégie préventive. Mais le risque principal du sérotriage réside dans son potentiel ségrégationniste, dans un contexte où il devient de plus en plus difficile de se dire séropositif par crainte d’être confronté à la discrimination.