Le Docteur François Bourdillon, président de la Société Française de Santé Publique à la Pitié Salpêtrière mais aussi clinicien à l’hôpital Henri Mondor à Créteil, a abordé à partir de réflexions personnelles[[Les propos présentés ici n’engagent que son auteur et peuvent parfois présenter un avis différent de celui d’Act Up-Paris.]], que nous publions ici, les questions politiques liées à la construction et à la diffusion des messages de prévention.
Il y a aujourd’hui environ 100 000 personnes infectées par le virus du sida ; 6 300 nouveaux cas ont été diagnostiqués en 2006, dont 23 % d’infections récentes (moins de six mois). La déclaration obligatoire nous permet de constater qu’il y a des disparités régionales : beaucoup plus de personnes se font contaminer dans les départements français d’Amérique et en Ile de France. Les chiffres qui vont être présentés dans le Rapport Yéni de cette année montrent que les homosexuels sont touchés par le VIH, 73 fois plus que la population hétérosexuelle, les usagers de drogues 17 fois plus, dans un contexte où pourtant il y a très peu de contaminations parmi les personnes consommant des drogues. Chez les femmes qui accouchent, 2‰ sont infectées par le VIH. Cela montre que selon la manière dont on présente ces chiffres, l’interprétation peut être extrêmement différente, mais une chose est sûre, ces données montrent très clairement que le virus circule en France.
Dans la prévention on distingue trois modes d’action :
– la prévention primaire : éviter la transmission du virus ;
– la prévention secondaire : essentiellement le dépistage ;
– la prévention tertiaire : éviter les complications grâce aux soins.
Même si on ne parle que de la prévention primaire, les trois types de prévention sont complètement indissociables et aujourd’hui pour avoir un discours cohérent sur la prévention, il ne faut plus séparer prévention et soins. Cette « intégration » doit devenir évidente de même que l’intégration de la prévention dans la lutte contre la discrimination.
Prévention primaire
Depuis le début de l’épidémie, toute la prévention primaire a été basée sur la responsabilité de chacun et chacune. En d’autres termes, c’est à l’individu de se protèger et de faire en sorte de ne pas être contaminé[[On connait les limites de ce raisonnement qui ne prend pas en compte les éléments liés à la discrimination, aux rapports forcés, où à l’ignorance.]]. Plusieurs stratégies ont été développées en terme de politique de santé publique. La première consiste en des campagnes d’information et de prévention, dans les grands médias comme la télévision, la radio et l’affichage. En d’autres termes, il s’agit de créer le « bruit de fond » qui rappelle que le virus se transmet, l’importance du préservatif, du dépistage et du soin. Ce qui est aussi très important aujourd’hui, c’est de sortir de l’unique promotion du préservatif comme moyen de prévention et de la dimension émotionnelle et affective de la sexualité. Depuis le début de l’épidémie, l’accès au préservatif a été une politique publique très forte, avec la baisse de son prix, voire sa gratuité, mais les personnes en charge de cette politique de prévention ne savaient pas aller dans les lieux de dragues, de prostitution ou les bars gays. Pour cela, il fallait des relais de proximité, et c’était le rôle des associations de terrain, notamment des associations communautaires qui ont été financées par les pouvoirs publics pour relayer cette politique.
La place des enquêtes KABP (Knowledge, Attitude, Beliefs and Practices / Connaissance, Attitude, Croyances et Comportements) rappelle le fossé qui existe entre la connaissance et le comportement. Aujourd’hui, tout le monde sait par exemple que le tabac tue, il y a 60 000 morts par an, mais 25 à 30 % de la population continue de fumer : ce n’est pas parce que l’on sait que le comportement suit. Pour le préservatif, c’est la même chose : tout le monde sait qu’il protège du VIH, mais un bon nombre de relations sexuelles se font sans le préservatif. Mettre en place une politique publique de prévention devrait consister à la fois à lutter contre les fausses croyances, jouer sur les attitudes pour qu’elles deviennent positives ou dé-normaliser un certain nombre de situations, et bien entendu, jouer sur les conduites pour arriver à faire en sorte qu’une personne adopte des comportements favorables à sa santé.
En élargissant le propos
L’évolution de la syphilis en France montre que nous sommes en pleine épidémie. Les raisons sont claires, il s’agit principalement d’un relâchement des pratiques protégées par le préservatif. Cet évênement nous informe de la situation actuelle en matière de prévention : la position dominante, que l’utilisation du préservatif occupait, est en train de se réduire.
Autre élément à prendre en compte lorsqu’on fait de la prévention, c’est la notion de risque, la rationalité du risque. Quelques exemples. Certaines personnes ont peur de monter dans un avion, pourtant statistiquement c’est le moyen le plus sûr, le nombre de personnes tuées dans un accident d’avion est 266 fois moindre que celui dans les accidents de la route. Cette perception subjective du risque sur les transports en commun est bien réelle.
Autre exemple, les vaccins. Au XVIIIe siècle, la vaccination contre la variole, provoquait le décès d’une personne sur 300, mais en cas d’épidémie, on savait que cela réduisait le risque de mourir de 40 fois. Il fallait donc vacciner. Mais, en dehors d’une épidémie serait-on capable de vacciner en prenant ce risque de 1 décès sur 300 vaccinés ? Cette notion de bénéfice/risque est présente depuis toujours en médecine et elle est assumée.
Enfin, les risques de transfusion, sont toujours présents. Pour le VIH, le risque de se faire contaminé est de 1 sur 4 millions de dons, pour le VHB il est de 1 sur 2 millions et pour le risque bactérien, il est de 1 sur 125 000. Pourtant on continue les transfusions car le bénéfice est évident. C’est sur ce phénomène que sont intervenues les déclaration du Dr Bernard Hirschel. D’après lui, le risque de transmission du VIH sous traitement est de 1 sur 100 000.
La réduction des risques
Il faut savoir intégrer cette notion de risque dans les politiques publiques, notamment la question de la subjectivité qui varie d’un individu à l’autre. Selon François Bourdillon deux choses sont importantes : soit on supprime le risque, soit on le réduit. Ce sont deux stratégies qui peuvent être complémentaires. Dans la politique de réduction des risques pour le VIH, on connaît les résultats et le succès dans la transmission du virus de la mère à l’enfant. Ce risque de 1 % est assumé chaque année en France, par un millier de femmes séropositives, qui tente l’aventure d’une grossesse. La politique de réduction des risques en matière d’usage de drogues a été extrêmement affirmée avec les programmes d’échange de seringues ainsi que les traitements substitutifs, pour lesquels on a montré qu’on pouvait atteindre le sevrage des produits stupéfiants et réduire un risque infectieux.
Le troisième modèle de réduction des risques dans le VIH est celui des accidents d’exposition au sang (AES) pour les professionnels de santé et pour lesquels on a mis en place une stratégie de traitement préventif, prophylactique. Ce dispositif a été étendu ensuite pour les accidents avec exposition sexuelle.
François Bourdillon avance dans sa démonstration en expliquant qu’actuellement en France, la politique de réduction des risques n’est pas suffisante car elle est trop globale, puisqu’elle concerne l’ensemble de la population. Si elle commence à être assimilée dans certains cas (AES, grossesses, usages de drogues par voie intra-veineuse) ne serait-il pas possible d’élargir cette stratégie à d’autres communautés, notamment la communauté homosexuelle ? Jusqu’à présent la stratégie était celle de la promotion du préservatif. La question ouverte par le débat qu’a suscité la position de Bernard Hirschel, et que nous a posée François Bourdillon porte sur le discours en terme de politique de santé publique qui s’adresse aux personnes séropositives. Peut-on avoir une position de réduction des risques en parlant d’actes non protégés qui seraient moins transmissibles que d’autres ?
Bernard Hirschel se base, entre autres, sur le fait que dans la communauté homosexuelle de San Francisco, il y a eu une recrudescence de la syphilis mais, sur la même période, il n’y a pas de recrudescence du VIH. Ce sur quoi François Bourdillon précise qu’une réduction des risques ne veut pas dire absence de risque. Autre étude sur laquelle s’appuie le médecin suisse, celle réalisée à Madrid sur 400 couples hétérosexuels et sérodifférents. Les risques de transmission avant et après la trithérapie sont possibles mais le risque est extrêmement différent d’une période à l’autre, selon qu’il n’y a pas de thérapie, une monothérapie, une bithérapie ou une trithérapie. Sous trithérapie, parmi les 60 couples, il n’y a pas eu de transmission, mais on ne sait pas quelle est la puissance statistique de l’étude, il faut donc en souligner les limites. De plus, la réduction du risque serait réelle à condition qu’il n’y ait pas d’infection sexuellement transmissible (IST). Or l’absence de politique active sur la question du dépistage des IST est un volet totalement oublié des politiques publiques de prévention en France. Bernard Hirschel nous dit aussi que plus la charge virale est élevée, plus le risque de transmission est important.
Il faut repenser la prévention
Toutes ces déclarations ont soulevé beaucoup de questions et provoqué un large débat. Elles auront au moins permis que des personnes vivant avec le VIH et leurs soignants, comme François Bourdillon lui-même, prennent conscience de cette problématique. Ainsi, en tant que clinicien, son regard a maintenant changé, notamment chez ses patients asymptomatiques, qui ont une réplication virale à 10 000 ou 20 000 copies, des CD4 à 500, et avec lesquels il ne parlait pas vraiment de sexualité. Depuis qu’il a lu les déclarations de Bernard Hirschel, pour ses patients non-traités qu’il voit tous les six mois, il a renforcé son discours sur la prévention sexuelle en les alertant sur le fait qu’ils étaient contaminants, car il sait que le préservatif à 100 %, ça n’existe pas.
A la lumière de ce que déclarent les suisses, la position de François Bourdillon c’est qu’il n’est pas question de changer de discours de prévention pour la population générale. Le message grand public doit rester « chacun doit se protéger ». En cas de prise de risque, il existe un dispositif de traitement prophylactique post-exposition (TPE), les circuits d’information et de dépistage doivent permettre de renforcer la politique de santé publique dans ce domaine. Il faut peut être communiquer différemment et expliquer que la question de la réduction des risques s’adresse avant tout aux personnes vivant avec le VIH. Face à des prises de risques fréquentes de la part de personnes séronégatives, il faut expliquer que la situation est inversée, et que celui qui est dans une politique de réduction des risques, ce n’est pas la personne séronégative, c’est la personne séropositive. Vis-à-vis des séropositifs, la prévention ne peut passer que par des messages individuels, de professionnels de santé ou des messages communautaires. Pour des couples stables, c’est l’information sur la prise de risque et la responsabilité des deux individus qui est en jeu. S’il y a une prise de risque pour soi ou pour autrui, la question est éthique. Selon François Bourdillon, il faut absolument rentrer dans cette logique-là.