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Il n’aura pas fallu longtemps à Christine Lagarde pour tenter de tuer dans l’œuf la proposition de taxe sur les transactions monétaires appelée de ses vœux par son collègue Bernard Kouchner, le 28 mai. En moins d’une journée et sans autre forme de procès que la dérision, elle a balayé d’un revers de la main cette proposition recommandée par ses propres services depuis des années. La version proposée par le ministre des Affaires étrangères vise à imposer une taxation de 0,005 % sur les transactions entre les principales monnaies internationales, afin de financer la réalisation des promesses internationales en santé. Les montants dégagés (entre 40 et 60 milliards d’euros annuels selon le nombre de monnaies incluses dans le dispositif), dépasseraient de très loin les contributions cumulées de chacun des Etats dans ce domaine à l’heure actuelle. Surtout, elles permettraient de couvrir la majorité des immenses besoins sanitaires des pays en développement, dont les populations meurent aujourd’hui dans l’indifférence quasi-générale, du sida ou d’autres maladies que l’on sait pourtant traiter.

Une telle attitude révèle au grand jour les priorités de certains membres du gouvernement, capables de tout quand il s’agit de sauver un système bancaire fragilisé par ses propres excès, mais qui refusent d’envisager une simple proposition qui changerait la vie de millions de personnes. Nous avons du mal à croire qu’il est plus difficile de mettre en œuvre un mécanisme fiscal similaire à l’existant, que de coordonner des dizaines d’institutions financières et lever des milliards d’euros en quelques semaines, ainsi que madame Lagarde l’a fait récemment. Faut-il en conclure que la survie de quelques banques intéresse plus la ministre de l’Economie que celle des millions de malades ? A vrai dire les motivations de madame Lagarde ne nous intéressent pas. Paresse intellectuelle ou désintérêt cynique pour le sort de ceux qui n’appartiennent pas à l’élite économique mondiale, son défaitisme à géométrie variable nous paraît avant tout injuste.

Mais plus encore qu’arbitraire, ce refus est aberrant. La taxe proposée par Bernard Kouchner – qui se démarque substantiellement de la taxe Tobin par un taux 200 fois inférieur et un objectif différent – est fixée à un niveau tel qu’il n’affecterait en rien l’économie réelle : verser un euro pour chaque transaction de 20 000 ne risque nullement d’affecter les échanges internationaux de biens ou de services, comme un inspecteur général des finances l’a indiqué dans son rapport public au président de la République. Seules les activités de spéculation sur les cours des monnaies se trouveraient ponctionnées par cette taxe. Faut-il le regretter ? Indolore, la mesure est aussi simple à mettre en œuvre. Elle pourrait tout à fait suivre l’exemple de la taxe sur les billets d’avion, instituée par la France et une dizaine d’autres pays depuis 2005, et dont les revenus financent la lutte mondiale contre le sida. Ce type de prélèvement présente enfin un dernier avantage, et non des moindres : il ne passe pas par le budget de l’Etat. Il mettrait donc fin à l’extrême volatilité de l’aide budgétaire que les pays riches accordent aux pauvres – une volatilité annuelle qui, rythmée par les aléas de la volonté politique des dirigeants du Nord, empêche le Sud de planifier son développement sur les dix à vingt ans nécessaires, et obère souvent l’efficacité de l’aide. La ministre de l’Economie n’est-elle pas au contraire censée être la première à défendre l’efficacité de la dépense publique ?

Cette opposition à la taxe sur les transactions de change est regrettable et les réactions suscitées rappellent, parfois au mot près, celles des débats relatifs à la taxe sur les billets d’avion. Année après année, le nombre de pays à la mettre en œuvre augmente pourtant, et confirme le succès de ce type de mécanisme innovant. Suite à la proposition de Bernard Kouchner, l’Allemagne et l’Espagne se sont déclarées intéressées à discuter plus avant avec la France de la taxe sur les transactions de change. Au lendemain d’élections européennes dont les enjeux parfois lointains créent un désintérêt au sein de la population, on ne peut que regretter le nihilisme financier et sanitaire dont font montre certains membres du gouvernement.

Si l’Europe doit se faire, selon la formule de son père fondateur Robert Schuman «dans des réalisations concrètes créant une solidarité de fait», voilà, madame la ministre, l’occasion de la faire exister, et de lui donner un visage… humain.