Cette étude est une des rares études qualitatives qui abordent la question des lipodystrophies, en fait, c’est même la première a avoir été faite auprès de femmes séropositives. Une belle démonstration du silence qui règne autour de la lipodystrophie, surtout chez les femmes.
Avant de te lancer dans cette recherche, tu as du faire une revue des données existantes ?
Ce qui est inquiétant, c’est que depuis 1998 on sait que ces changements sont présents mais la première étude avec des femmes c’est donc la mienne, et elle a été conçue en 2006 et a abouti en 2009 !
Vient après la question de calendrier, le fait qu’il y ait autant de chercheurs qui avant même de prendre le temps de comprendre l’expérience des personnes sont tout de suite passés à l’étape suivante qui est de trouver des corrélations entre des changements corporels et la santé mentale ou la qualité de vie ou l’observance – tous ces sujets populaires. Décrire l’expérience comme telle et bien la comprendre, ce n’est pas quelque chose d’optionnel dans le monde de la recherche. Dans un processus de recherche qui se déroule bien on est sensé comprendre ce à quoi on a à faire avant de le mesurer. En tant que chercheure ça me dérange de me trouver face à une problématique qui n’est pas connue alors que des centaines de chercheurs sont déjà passés à l’étape de mesure et tirent des conclusions. Oui, ça me dérange beaucoup de savoir qu’on ne mesure peut-être pas la bonne chose.
Quels sont les résultats que tu as découverts à l’issue de ton analyse ?
Selon l’approche que j’ai utilisée, 4 catégories sont ressorties des résultats : le complexe médico-pharmaceutique ; les traitements antirétroviraux ; les transformations corporelles ; la trajectoire sociale.
Le « Complexe médico-pharmaceutique », c’est une catégorie qui m’a beaucoup surprise car mon intention au départ était de comprendre l’expérience des femmes qui vivent avec des changements corporels. Mais à mon grand étonnement ce qui est ressorti c’est que cette expérience est vécue à l’intérieur de ce complexe médico-pharmaceutique et on ne peut pas demander aux femmes de partager leur expérience sans tenir compte du fait que les dispositifs médical et pharmaceutique déterminent la façon dont elles vivent leurs transformations corporelles. En effet, la façon dont elles vivent ces transformations est influencée par l’interaction avec le dispositif médical (le médecin traitant et les grands discours en matière de prise en charge) et le dispositif pharmaceutique (le comprimé, ce qu’il représente et d’où il vient). Ce complexe médico-pharmaceutique se définit en 3 points :
– Le pouvoir du médecin sur la prise en charge en thérapeutique, car c’est le médecin qui décide de tout et qui est en position de valider ou non les transformations corporelles. La majorité des femmes que j’ai rencontrées me disaient que les changements corporels sont rarement (voire jamais) reconnus par leur médecin.
– De façon générale, les femmes parlaient du désengagement du médecin face à la lipodystrophie et la détresse que cela entraîne. Ce n’est pas un désengagement franc, ce sont des façons de maintenir le silence, de ne pas poser les questions au bon moment, ne pas être capable de percevoir la détresse, et de ne pas permettre à la femme d’exprimer sa détresse. Et face à cela soit de banaliser ou simplement de retourner la responsabilité aux femmes, si elles arrêtent leur traitement le médecin leur dit c’est leur choix.
– La pathologisation des femmes et de leurs émotions. La difficulté de vivre les changements corporels n’est pas une question de mauvaise volonté mais les médecins sans doute pris au dépourvu, ne savent pas quoi dire ou quoi faire et laissent la prise en charge de ces problèmes à des psy. Le message que ces femmes reçoivent, alors c’est qu’elles ont un problème mental et qu’elles doivent reprendre le contrôle de leurs émotions et accepter leur corps tel qu’il est. Ça ajoute à la détresse car leur réaction serait anormale alors que visiblement il y a un problème qui est très dérangeant et cette réponse en ajoute.
Les femmes trouvent dans le complexe pharmaceutique un motif de colère, car elles ont subi une transformation corporelle à cause de médicaments qui avant tout se situent dans une logique marchande, c’est le cas des femmes qui ont été mises sous d4T et qui constatent qu’avec tout ce qu’on connaît sur l’influence de la d4T sur la lipoatrophie, ce traitement est encore prescrit malgré ce qu’elles ont vécu. On en connaissait assez pour le retirer du marché, mais il demeure commercialisé et le pire c’est que cette molécule est déployée massivement en Afrique, en combinaison avec la 3TC et la névirapine. Pour elles quand on passe à travers une transformation corporelle complète, qu’on s’est battue pour changer de traitement en essayant de convaincre le médecin, et qu’on voit que cette molécule est approuvée par l’OMS et envoyée comme traitement salvateur dans les pays où les gens ne connaissent pas le d4T et son histoire, il est évident que cette situation est irrecevable.
Cette catégorie est liée à la colère. Pour ces femmes, il y a eu un grand manquement des laboratoires face à la lipodystrophie. Elles considèrent que les labos n’ont pas fait assez d’efforts pour comprendre la lipodystrophie, malgré l’obligation d’assurer une pharmacovigilance. Elles définissent plutôt ce manquement comme de la pharmaco-négligence. C’est un regard rétrospectif, elles font partie d’une masse de personnes qui ont permis aux laboratoires et aux chercheurs de découvrir les lipodystrophies, elles se sentent comme des cobayes alors qu’elles n’avaient pas accepté de prendre des traitements en toute connaissance de cause. On a découvert les lipodystrophies à même leur corps.
La catégorie intitulée « Traitements antirétroviraux », concerne tout ce que les femmes ont partagé en lien avec les traitements. Ces femmes positionnent les lipodystrophies dans la trajectoire des traitements qu’elles ont pris. Pour elles, cette trajectoire débute par la question de la mise sous traitement, qui est comme une sorte d’engagement et d’obligation. La mise sous traitement implique un certain choix, mais la majorité des femmes disaient ne pas avoir eu réellement le choix débuter ou non le traitement. C’était un choix qui ne l’était pas vraiment disons. De façon générale, les femmes parlent surtout d’une trajectoire avec le traitement qui est marquée par les effets secondaires et les complications et donc des modifications et tout ce qui peut venir avec ça, des sensibilités qui se développent, des allergies, et aboutir à la lipodystrophie – une sorte de continuum. La lipodystrophie apparaît dans cette trajectoire et pas comme une chose à part entière.
Les femmes considèrent le traitement antirétroviral comme un remède et un poison ; elles reconnaissent ses effets thérapeutiques et les résultats sont là pour le prouver, mais elles ne peuvent pas effacer l’aspect toxique du traitement qui est très visible à cause de la lipodystrophie. Elles ne peuvent pas le mettre de côté et elles doivent apprendre à vivre pour continuer à prendre le traitement. Une partie de la détresse de ces femmes venait qu’elles devaient négocier mentalement le coté thérapeutique et toxique. C’est très difficile de se re-convaincre tous les jours et parfois elles n’y arrivaient pas. Les tensions entre le remède et le poison sont très présentes dans leur tête mais dans leur corps aussi. Les femmes m’expliquaient à quel point il est difficile de vivre ainsi. Elles auraient souhaité avoir quelqu’un pour les aider à vivre avec ces tensions. À partir de cette recherche, on constate que les médecins sont tout de suite sur la défensive lorsqu’on discute de cette question de remède/poison, ils sont mal à l’aise et ça créé une situation difficile. Ils ont souvent tendance à rappeler aux femmes qu’elles sont en vie grâce aux traitements, qu’elles sont en fait chanceuses d’avoir un traitement, mais ça elles le savent déjà et ça ne fait qu’accroître leur colère.
La catégorie « Transformations corporelles » est au pluriel car on se rend compte rapidement que la lipodystrophie se présente dans le corps de différentes façons et pas toujours au même moment, il y en a plein et de manifestations différentes pour chaque personne. C’est dans cette catégorie que j’ai identifié le processus de transformations corporelles étudié au départ, c’est vraiment important de reconnaître que ce n’est pas UN évènement, que les personnes vivent les changements corporels de façon progressive et se voient différemment au jour le jour.
Cette catégorie, résume l’expérience des femmes avec la lipodystrophie. Pour différentes raisons les femmes décrivaient le processus de transformations corporelles à partir du premier moment où les changements se manifestaient jusqu’au moment où elle étaient certaines de souffrir de lipodystrophies. À travers ces témoignages, j’ai retrouvé des éléments communs pour définir 3 phases :
– La phase I – Phase de normalisation : les changements se manifestent de façon subtile dans les premiers moments. Cela peut prendre des semaines ou des mois, et la plupart des femmes l’interprète comme une prise ou une perte de poids car elles ont recours à un champ de référence que tout le monde utilise dans la société. C’est aussi une interprétation qui est encouragée lors de la consultation médicale, ce qui implique une certaine responsabilisation et une certaine culpabilisation des femmes, elles pensent alors qu’elles devraient commencer à faire de l’exercice, un régime. Ce stade ne dérange pas trop, ce n’est pas une urgence, les changements sont normalisés autant par la personne qui les vit que les soignants.
– La phase II – Phase de problématisation : les changements corporels continuent à progresser et deviennent problématiques pour la personne. L’explication du début commence à ne plus être suffisante et les femmes essayent par les moyens qu’elles ont d’aller chercher de l’info auprès d’autres femmes séropos et des dépliants. Elles commencent à remettre en question la normalité de ces changements. Elles reformulent l’information qu’elles ont et se demandent si le traitement est en cause et si elles font de la lipodystrophie, même si très peu connaissent le mot, tellement on n’en parle pas. Elles essayent de tout mettre en œuvre, comme une sorte d’auto-expérimentation : régime et exercices physiques tout ce que monsieur et madame tout le monde feraient en cas de prise de poids ou de perte de poids, pour prouver et vérifier que le problème existe et qu’il est ce qu’elles pensent. Elles essayent de faire valider leur expérience auprès de leur médecin traitant mais avec très peu de succès. La phase II c’est l’émergence de la certitude que ce qu’elles développent n’est pas normal, mais si elles en sont certaines, elles ne peuvent pas le faire valider par un expert en la matière, le médecin et restent dans une incertitude qui augmente leur souffrance.
– La Phase III – Phase de pathologisation : À ce stade-ci, les femmes portent un regard sur les phases précédentes et formulent un constat par rapport à leurs transformations corporelles. Elles prennent conscience que le corps est endommagé et il leur reste à rechercher des solutions. Il n’y en a pas vraiment ; pour la lipoatrophie au visage les traitements réparateurs ne sont pas disponibles au Québec car non remboursés. On est dans la perte de contrôle totale et cela aboutit souvent à l’arrêt du traitement, qui est pour elles le test ultime, pour savoir si le corps retrouve ses formes ; mais le corps ne revient pas à la normale. Il est évident, à la lumière de cette recherche, que la question de l’observance n’a pas sa place lorsqu’on parle de lipodystrophie. Le discours là-dessus est complètement hors sujet, et c’est pourtant ce que ces femmes vont entendre alors qu’elles tentent par tous les moyens de retrouver un certain contrôle sur leur corps.
Je retiens de cette recherche que le corps n’est pas un champ de bataille et que la lipodystrophie n’est pas un dommage collatéral dans cette guerre contre le virus, mais une tragédie. Il faut produire un contre-discours et parler de la lipodystrophie comme une condition débilitante qui est induite par le traitement et non comme un effet secondaire. C’est une pathologie en soi, il faut se tenir loin de l’utilisation du terme « effet secondaire » qui relègue la lipodystrophie au second plan et positionne les effets thérapeutiques au premier plan.
On peut comprendre la souffrance psychologique, la colère et toute la gamme d’émotion qui accompagnent la lipodystrophie, mais il y a aussi la souffrance physique et c’est un sujet dont on ne parle jamais. Les femmes étaient fermes à ce sujet. Les lipodystrophies provoquent des douleurs partout dans le corps. C’est une souffrance physique quand les tissus adipeux se modifient comme cela. La lipoatrophie provoque de vraie douleur aux pieds, aux fesses, rend les membres si maigres qu’ils ne peuvent même plus porter le tronc provoquant ainsi des douleurs aux dos. Les tissus sont un soutien pour équilibrer le corps et les proportions sont vraiment importantes pour nous permettre de fonctionner juste pour lever un sac par exemple. Certaines femmes ne pouvaient même plus fonctionner tellement leur corps était disproportionné. La lipohypertrophie provoque aussi une vraie difficulté d’alimentation tellement la circonférence du ventre augmente, et cela n’est même pas reconnu par le monde biomédical. On se rend rapidement compte qu’il y a une réelle négligence de la part des soignants qui ne reconnaissent pas la souffrance physique qu’entraînent les lipodystrophies et donc n’interviennent pas pour la soulager.
La catégorie « Trajectoire sociale » regroupe les témoignages des femmes par rapport à leurs expériences en société considérant qu’elles avaient vécu ces changements corporels. Il y a 3 éléments qui sont ressortis :
– Le corps est le symbole le plus important en société, c’est ce qui nous permet de rentrer en contact avec les autres et c’est ce qui nous définit aussi. Quand le corps change notre interaction avec les autres change aussi et la définition qu’on nous accorde en société change également. Ces femmes considèrent que leur corps agit comme un symbole de la maladie, mais pas nécessairement du VIH ! À moins de savoir vraiment ce que c’est ou de reconnaître la lipodystrophie, ces modifications du corps ne sont pas associées au VIH et c’est contradictoire avec les propos que les chercheurs rapportent des hommes qui vivent la lipodystrophie. Pour les femmes, les lipodystrophies ne sont pas nécessairement des symboles du VIH. Chez la femme, la lipoatrophie renvoit à l’image de l’anorexie, ou de la consommation de drogues tandis que la lipohypertrophie du ventre renvoit à la grossesse, un symbole avec lequel il est difficile d’être associée quand on a 65 ans.
– La lipodystrophie implique une différence corporelle et c’est ça qui était stigmatisant et qui s’ajoute au fait de vivre avec le VIH. Pour les femmes que j’ai rencontrées, le fait d’être différente et savoir que les autres constatent leurs transformations est une condition stigmatisante – elle stigmatise beaucoup plus que l’infection au VIH elle-même. Je n’avais pas lu cela avant dans la littérature et je considère qu’il faut absolument distinguer le stigmate lié au VIH et celui lié aux lipodystrophies pour bien comprendre l’expérience des femmes séropos. La plus grosse stigmatisation, c’est vraiment la différence physique qui ne se cache pas du reste de la population. La différence comme telle est stigmatisante.
– Le camouflage est un thème récurrent dans ma recherche. C’est une stratégie pour passer inaperçu et c’est un mécanisme de protection en même temps. Le besoin de se cacher n’est pas confortable pour ces femmes qui masquent leur changements corporels par des épaisseurs de vêtements. L’été est la pire des saisons selon elles, car le port de vêtements longs quand il fait aussi chaud est très révélateur. Ça accompagne vraiment la stigmatisation. Le camouflage existe dans un contexte où il y a besoin de se camoufler et au niveau du corps ce camouflage accompagne celui qui cache la séropositivité. Donc on ment, on invente des choses et ça en ajoute au malaise. Les femmes en viennent à éviter tout contact, toute relation avec des personnes qu’elles connaissaient « avant » de se transformer. Il faut répondre vite et trouver de bonnes réponses. C’est hyper fatiguant de vivre ça donc elles préfèrent ne pas entrer en contact pour éviter ce stress.