Les histoires des ogres qui mangent les enfants ne font peur à personne. Si on transpose ces contes du passé dans une réalité d’aujourd’hui, le combat que mènent les associations de lutte contre le sida face aux industriels du médicament peut faire frissonner. Suit une histoire qui se décompose en trois actes.
L’histoire qui suit n’est pas une fiction, elle s’inspire de faits réels, toutes ressemblances ou similitudes avec des personnes ayant existées seraient volontaires.
Chapitre 1
En février 2008, quand des médecins alertent les associations sur des difficultés pour s’approvisionner en Sustiva® formule pédiatrique, elles ne savent pas que c’est le début d’une histoire à rebondissements avec le laboratoire Bristol Myers Squibb (BMS), sur le sujet des enfants séropositifs. Programmé plusieurs mois en amont, le laboratoire a décidé de mettre fin à la commercialisation du dosage de 100 mg du Sustiva®. Cette formule pourtant essentielle pour des enfants, qui n’ont qu’un choix restreint de molécules et des galéniques pas forcément adaptées. Mais le marché n’est pas jugé rentable, car concentré dans les pays du Sud (une trentaine d’enfants pour la France). L’éfavirenz fait pourtant partie des antirétroviraux de référence dans la prise en charge des personnes vivant avec VIH. Associé à d’autres antirétroviraux, il est autorisé pour le traitement des enfants infectés par le VIH à partir de trois ans. Les gélules de 100 mg présentent le double avantage d’une petite taille comparée à celles de 200 mg (plus faciles à avaler) et d’un dosage double par rapport aux gélules 50 mg (diminution du nombre de gélules à avaler).
En 2006, le laboratoire a stoppé la production au niveau mondial, la France faisant partie des derniers pays à en bénéficier. La mobilisation associative sur plusieurs mois, associée à une certaine pression des Agences comme l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSaPS) a permis le retour sur le marché de ce dosage, tout juste … deux ans après, en février 2010.
Chapitre 2
En juin 2010, le scénario se renouvelle. Cette fois en cause le Videx®, autre molécule phare de BMS (la didanosine). Le dosage de 25 mg, est quasi-exclusivement destiné aux enfants séropositifs, dont la grande majorité demeure dans les pays du Sud. Pour des raisons similaires à celles invoquées en 2008, le laboratoire BMS délocalise une usine de production située en Corrèze, provoquant une rupture de traitements pour plus de 7 000 enfants des pays du Sud.
Une fois encore Act Up-Paris a dénoncé ces pratiques par une action éclair contre le siège social à Paris, le président d’Unitaid, Philippe Douste-Blazy publiait la même semaine une tribune indiquant les risque d’une telle rupture, pendant que les salariés de l’usine se rassemblaient avec des élus sur le site de l’usine. Car en plus de priver des enfants de traitements, la firme pharmaceutique fragilise une région qui connaît une situation économique et sociale précaire, il faut dire qu’en 2008, le laboratoire n’a eu que 5,2 milliards de dollars de bénéfice net.
Comme l’OMS l’a confirmé dans une note adressé aux pays concernés, fin juillet 2010, la délocalisation de l’usine conduira à une rupture de traitements qui pourrait concerner plus de 7000 enfants des pays du sud dans les prochains mois.
Selon l’aveu même de BMS, la délocalisation de l’usine conduira nécessairement à une rupture de traitements qui pourrait concerner plus de 7000 enfants des pays du sud dans les prochains mois.
BMS prétend ne pas avoir prévu une augmentation aussi importante des diagnostics et des mises sous traitement : c’est tout de même étonnant, pour un des premiers groupes pharmaceutiques mondiaux, de ne pas avoir prévu ce que pourtant toutes les institutions prédisaient. Moins étonnant cependant quand on sait que l’industrie pharmaceutique fonctionne désormais à flux tendu, ce qui conduit à des ruptures de traitements d’antirétroviraux, y compris en France.
BMS prétend qu’il existe d’autres options thérapeutiques au Videx® 25 mg : il existe effectivement un laboratoire sud-africain, Aspen, qui produit de la didanosine mais qui n’a à ce jour obtenu aucune préqualification de la part de l’Organisation Mondiale de la Santé, et ne se destine pas à l’export. Sans cette préqualification, UNITAID ne peut acheter les médicaments en question.
La seule alternative pour éviter une rupture de Videx® 25 mg était que BMS prenne enfin ses responsabilités, et en prolonge sa production à Meymac, le temps qu’un stock suffisant de didanosine soit constitué.
À la suite de la mobilisation, BMS rappelait sur son site internet que son « engagement » ne se serait « jamais démenti » pour « aider les patients qui en ont besoin à avoir accès à leurs médicaments ». BMS tente de nous faire croire, à coup de communications évasives qu’il a tout fait pour mettre en place un plan de restructuration adaptée. En réalité : BMS se fout des conséquences d’une demande tardive d’inspection à l’AfSSaPS : l’homologation du Videx®, et par conséquent son accès, qui sera désormais produit aux États-Unis par BMS dépend en effet de l’inspection de l’usine par l’AFSSaPS. Et c’est au laboratoire de déposer un dossier permettant l’inspection du site de production dans des délais adaptés, pour éviter tout risque de rupture. BMS a annoncé son plan de restructuration d’usine en 2008 et a « immédiatement mobilisé » ses « équipes en interne » et ses « partenaires externes afin d’éviter toute rupture d’approvisionnement ». Une mobilisation complètement nulle, puisque c’est seulement le 8 juin 2010 que le laboratoire s’est préoccupé de déposer le dossier auprès de l’AFSSaPS, mettant ainsi en danger l’accès aux traitements pour 7 000 enfants.
BMS dit avoir un « engagement qui ne s’est jamais démenti »
– Pas auprès des malades, et surtout pas en ce qui concerne les traitements pédiatriques, que ce soit pour le Videx® ou pour l’arrêt de production du Sustiva® pédiatrique.
– Pas auprès d’UNITAID, principal bailleur de traitements pédiatriques dans les pays en développement. En effet, si le laboratoire prend « très au sérieux les inquiétudes d’UNITAID » il n’a pourtant pas daigné leur répondre.
– Pas auprès de ses 160 salariés de l’usine de Meymac que BMS a éjectés et maintenus dans l’ignorance. Ni des autres, concernés par le plan de restructuration mondiale de BMS qui prévoit près de 4 000 licenciements.
En considérant tout cela, ce qui ne s’est jamais « démenti » chez BMS, ce n’est pas son engagement, c’est son mépris pour les malades du sida. Si l’engagement de BMS est dévoué à une cause, ce n’est certainement pas le sida.
Lors de la conférence sur le sida à Vienne en juillet, avec de nombreux activistes internationaux, Act Up a de nouveau zappé Bristol Myers Squibb. Le stand du labo est symboliquement fermé, et les activistes invitent le responsable de la communication du groupe à s’expliquer au mégaphone. Un activiste lui demande de s’excuser de l’attitude de BMS, qui a attendu le dernier moment pour faire les démarches auprès de l’AFSSaPS, dont les répercutions sont dramatiques pour les malades. Patrick Gros répond qu’il n’a pas à s’excuser et qu’il est au contraire plutôt fier de la politique de BMS pour l’accès aux traitements. Il assure qu’il n’y aura pas de rupture de Videx®, que pour cela BMS a pris deux mesures :
– produire tout le mois d’août sans autorisation à Princetown, en pariant sur le fait que l’AFSSaPS donnera ses autorisations fin août
– faire un don de 200 000 $ à une ONG américaine pour acheter de la didanosine non préqualifié en cas de rupture (ni UNITAID, ni le Fonds Mondial n’ont le droit d’acheter des médicaments non-préqualifiés par l’OMS).
La rupture de Videx® pédiatrique est déjà assurée, et 200 000 $ ne semblent pas être suffisant pour pallier à la rupture. Et puis, c’est pour le moins osé de la part d’un laboratoire, qui a plutôt pour usage de mettre en doute la qualité des génériques.
Chapitre 3
Le 8 juillet 2010, Bristol Myers Squibb communique largement sur l’agrément reçu de l’Agence européenne du médicament (EMEA) pour que le Reyataz® soit autorisé à la prescription pédiatrique. L’élargissement de la palette des traitements accessibles aux enfants séropositifs, nous satisfait mais laisse également un gout amer. En effet, le Reyataz fait partie des derniers antirétroviraux arrivés sur le marché, il est donc vendu à un prix beaucoup plus élevé que les premiers traitements commercialisés dans les années 90. Ainsi le Sustiva® 100 mg coûte 59,47 euros par mois, le Videx®, 36,80 euros par mois alors que le Reyataz® leur rapporte 490,60 euros par mois. Effectivement il y a de quoi se réjouir.