Au début du mois de juillet se déroulait la deuxième conférence internationale de sciences sociales sur le VIH à Paris, deux ans après la première conférence de Durban. Dans sa conférence inaugurale, l’anthropologue et médecin Didier Fassin revenait sur l’importance des sciences de l’homme et de la société dans la lutte contre la maladie. Le sida a profondément changé les sociétés humaines, et a durablement modifié le rapport des individus à l’intimité, à la sexualité et aux politiques de santé. Mais à quoi bon s’intéresser à ces aspects de la maladie ? Pourquoi ne pas confier le seul « traitement » scientifique de la maladie aux médecins ?
Les sciences sociales permettent, selon Didier Fassin, de percevoir les limites de nos certitudes, de les « déstabiliser », et ainsi de faire évoluer la recherche en lien avec les attentes des populations concernées. Par exemple, des études ont montré, dans le contexte carcéral, que le principal frein au traitement n’était pas uniquement l’accès difficile aux molécules, mais également le stigmate associé à la maladie, et qu’il fallait donc élaborer des stratégies de distribution des molécules moins stigmatisantes. De même, en prévention, l’idée de proposer des traitements préventifs aux personnes ayant une sexualité à haut risques se heurte à la faisabilité de la stratégie ; les implications sociales de la prise d’un traitement chez un séronégatif n’étant pas réellement abordées par les médecins.
Vieillir avec le VIH : un enjeu pour les sciences sociales
Afin de rééquilibrer la tendance de la conférence à sur-représenter les recherches sur la prévention, nous avons choisi de présenter ici les résultats d’une recherche de Dana Rosenfeld[[Dana Rosenfeld, « Identity work among lesbian and gay elderly », Journal of Aging Studies, Volume 13, Issue 2, Summer 1999, Pages 121–144
Dana Rosenfeld, Heteronormativity and Homonormativity as Practical and Moral Resources. The Case of Lesbian and Gay Elders », Gender & Society October 2009 vol. 23 no. 5 617-638.]], une sociologue britannique, à propos du vieillissement des personnes séropositives. Le vieillissement est un enjeu émergeant pour les sciences sociales au Nord, tant il apparaît comme un problème public en termes sociaux et sanitaires. Concernant les séropositifVEs, l’allongement de leur espérance de vie implique de se pencher sur les aspects spécifiques à leur vieillissement.
La recherche de Dana Rosenfeld visait à retracer les trajectoires de vie de 90 séropositifVEs vieillissants, en questionnant également celles et ceux qui les prennent en charge. Elle pointe la forte hétérogénéité du vécu du vieillissement en fonction de l’orientation sexuelle. HomosexuelLEs et hétérosexuelLEs ne vivent pas le vieillissement de la même façon, ayant été contaminéEs dans des contextes sociaux souvent bien différents. Rappelant à juste titre que le VIH n’est pas seulement un virus touchant la « physiologie », mais aussi un virus « social », elle montre que les homosexuelLEs ont vécu la maladie au sein d’une communauté déjà largement constituée (lieux identitaires, médias spécifiques, etc.). Dans les années 1980/1990, être contaminé était pour eux bien souvent appréhendé comme une expérience collective, celle d’une communauté en proie à une véritable « décimation collective de leur entourage social ». En vieillissant, les homosexuelLEs peuvent vivre une solitude marquée par le rejet de vieillesse et de la maladie, dans une communauté qui cherche à tort à fermer les yeux sur la réalité du sida, pourtant encore bien présente, chez les vieux comme chez les plus jeunes… Les hétérosexuelLEs, de leur côté, se présentent comme une « communauté non-anticipée » et ont eu beaucoup plus de mal à établir des liens sociaux avec d’autres séropositifVEs. En vieillissant, ces derniers doivent donc souvent davantage compter sur leur entourage familial, lorsqu’il existe et qu’elles et ils n’ont pas vécu de rejet familial. On le voit, ceci incite à ne pas considérer « le » vieillissement des séropositifVEs comme une réalité purement médicale, mais comme un problème social et qui implique des prises en charge adaptées.
Des sciences sociales sans société ?
Cette conférence, au-delà de l’intérêt spécifique de certaines sessions et de certains débats, posait problème sur un aspect d’apparence anecdotique, mais en réalité crucial. L’histoire de la lutte contre le sida a été marquée par la mobilisation des malades auprès (et souvent contre) les scientifiques, ces dernierEs élaborant leurs stratégies en vase clos et sans se soucier d’y faire participer leurs « objets d’étude ».Au début des années 1980, les militantEs d’Act Up New-York ont dénoncé l’absence de malades dans la constitution des essais, et aboutirent à une inclusion des patientEs dans les comités scientifiques. De même, les premières conférences internationales de médecins n’ont pu se dérouler calmement qu’une fois les malades acceptéEs – et écoutéEs – dans ces hauts lieux du savoir scientifique. Or, visiblement, ce souci d’inclusion des malades et de leurs associations représentatives a échappé aux organisateurs de cette conférence. Aucune association n’était présente en tant que telle, et très peu de malades ont eu droit à la parole, hormis, à la marge, lorsqu’ils s’avéraient être par ailleurs chercheurSEs. Comme le soulignait pourtant Didier Fassin en introduction, les sciences sociales doivent être critiques (car sinon, elles ne servent qu’à « cautionner » ou « appuyer » d’autres sciences, notamment biomédicales), et elles ne sont critiques qu’à la condition d’être politiques. L’absence de la « société », au sens des personnes directement concernées par la maladie, dans cette conférence de sciences dites « sociales » surprend, et donne lieu à deux hypothèses : ou bien, comme chez les médecins des premières conférences consacrées à la maladie au début des années 1980, il s’agit de refuser de reconnaître la parole des malades comme légitime et importante (les malades n’ayant droit à la parole qu’en tant que patients obéissants), ou bien, et c’est sans doute plus vraisemblable, les organisateurs ont-ils entériné un problème récurrent des sciences sociales quant à leurs « objets d’étude ». En effet, un grand nombre de chercheurSEs consacrent leurs travaux aux mobilisations de malades, ou au vécu intime de la maladie : sans doute est-il difficile pour eux de se confronter directement à ceux qu’ils tentent de comprendre, et sans doute essayent-ils de se « distancier » de leurs objets d’étude, en séparant soigneusement cercle académique et activité de recherche. Cette posture scientifique, peu avouable, a pourtant montré ses limites dans les sciences biomédicales, et les chercheurSEs des sciences sociales seraient bien inspiréEs d’appliquer les critiques qu’ils adressent parfois aux médecins (leur fausse neutralité, leur manque d’écoute face aux patients, etc.) à leurs propres travaux, afin de comprendre en quoi il paraît étonnant, en 2013, de ne pas inclure les malades et leurs associations dans une conférence qui les concerne au premier chef. De plus, les recherches en sciences sociales étant souvent financées par des fonds publics, le caractère « privé » de la conférence devrait faire réfléchir à l’usage de ces fonds et à la manière dont le savoir, qui n’est pas la propriété exclusive du chercheur et de ses pairs, a vocation à être redistribué.