Act Up-Paris est une association de lutte contre le sida, engagée dans le champ de la défense des droits des personnes séropositives, notamment nées à l’étranger, depuis 1989. Les personnes nées à l’étranger constituant une des populations les plus touchées par le VIH en France, l’association a acquis en trente ans d’action une expertise dans l’accompagnement des personnes vers leurs droits (séjour, sociaux et maladies) et une connaissance des administrations et institutions (OFII, préfectures, CPAM) chargées de les mettre en œuvre.
Act Up-Paris souhaite apporter au débat public une série d’observations, de questions et de recommandations concernant un dysfonctionnement majeur dans la procédure d’examen des demandes de séjour pour soin par l’Office Français d’Immigration et d’Intégration. Avant de les formuler, il apparaît opportun de revenir sur la loi n°2016-274 du 7 mars 2016, la manière dont cette réforme a été présentée dans le débat législatif et ses conséquences dans l’accès aux droits des étrangers malades.
‣ La loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 :
La loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers (1) en France a modifié la procédure d’examen et de délivrance des titres de séjour pour soins. Un des principaux changements instaurés par cette loi est le transfert de compétence d’examen et d’avis sur la situation médicale des demandeurs des médecins des Agences Régionales de Santé aux médecins du Collège de l’OFII (Office Français Immigration Intégration).
L’étude d’impact de la loi en date du 28 juillet 2014 avance que cette réforme vise « à (2) objectiver le dispositif afin de garantir une mise en œuvre harmonisée » dans le but « de (3) tenir compte tant des chances de guérison que des évolutions de l’offre de soin dans les pays d’origine » tout en garantissant que « l’OFII exercera cette mission dans le respect (4) des orientations générales fixées par le ministère de la Santé » . La réforme est (5) notamment légitimée par « le manque d’homogénéité des avis rendus par les agents des Agences Régionales de Santé » et l’étude d’impact assure que « La solution du transfert (6) à l’OFII présente l’avantage d’une homogénéisation des avis sur le territoire, l’hétérogénéité des pratiques et l’inégalité de traitement qui découlent de la procédure actuelle sont souvent critiquées par les associations » . Plus précisément, l’impact (7) administratif espéré doit « conduire à l’élimination du risque de traitement inégal des situations. La centralisation au sein d’un service médical unique de la fonction “avis” devrait permettre une meilleure maîtrise du dispositif par la diffusion d’une information actualisée sur les systèmes de santé dans les pays dont sont originaires les demandeurs de titres et surtout permettre une harmonisation dans l’examen des dossiers médicaux » . (8)
Dans son avis sur la réforme du droit des étrangers paru au Journal Officiel de la République française le 11 juillet 2015 , la Commission Nationale Consultative des Droits (9) de l’Homme (CNCDH) « insiste sur l’importance qu’elle attache à cette évaluation en relevant la pauvreté de l’Étude d’impact accompagnant le projet de loi » . L’avis est (10) particulièrement critique du transfert de compétences des médecins des ARS vers les médecins de l’OFII en estimant « que l’apparence d’indépendance et d’impartialité est mise à mal lorsque l’évaluation médicale est réalisée par un collège de médecins dépendant d’un office placé sous la tutelle du même ministère que l’autorité administrative chargée de la délivrance de la carte de séjour (79), l’obligation pour l’OFII de respecter les orientations générales fixées par le ministère de la Santé n’apparaissant pas très contraignante » . La CNCDH va même plus loin en établissant que « les missions de (11) prévention et de protection de la santé doivent relever exclusivement du ministère de la Santé » et que « le principe déontologique “d’étanchéité” entre médecine de prévention et médecine de contrôle est bafoué ».
La lecture des éléments de l’Étude d’Impact de la loi et de l’Avis de la CNCDH nous permet de retrouver le cadre posé ainsi que les réserves formulées à son égard. Le point qui apparaît le plus litigieux dans l’application de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 concerne la Bibliothèque d’information sur les pays d’origine (BISPO).
‣ La Bibliothèque d’information sur les pays d’origine :
La Bibliothèque d’Information sur les pays d’origine devait, en alléguant l’esprit de la réforme, permettre un traitement homogène et équitable des demandeurs. Pour se faire l’OFII, sous la supervision théorique du ministère de la Santé et des Solidarités a créé un outil de référence : la Bibliothèque d’Information sur les Pays d’Origines . (12)
L’existence de la BISPO est attestée par sa présentation dans le rapport d’activité de l’OFII pour l’année 2017 : « L’objectif de la création de cet outil d’aide à la décision est (13) double : il permet de garantir aux médecins du collège l’accès égal et homogène, en évitant des recherches longues et aléatoires, à des informations référencées et réactualisées sur la qualité du système de santé et de l’offre de soins et des traitements dans les différents pays d’où sont originaires les demandeurs. En complément d’autres outils d’aide à la décision et des références documentaires, cette banque de données permet de fonder les avis rendus aux Préfets, sur des informations tangibles et des critères internationaux valides. Elle tient compte aussi des indicateurs socio-économiques du pays. Cet outil répond à l’esprit de la loi issue des travaux parlementaires sur le fait que l’appréciation de l’accès effectif aux soins devra se faire sur la base de considérations objectives liées au système de santé du pays de référence. »
Elle est également mentionnée dans le rapport d’activité 2018 : « En complément (14) d’autres outils d’aide à la décision et des références documentaires, cette bibliothèque permet de fonder les avis rendus aux préfets, sur des informations tangibles et des critères internationaux valides. Elle tient compte aussi des indicateurs socio-économiques du pays. Cet outil répond à l’esprit de la loi issue des travaux parlementaires sur le fait que l’appréciation de l’accès effectif aux soins devra se faire sur la base de considérations objectives liées au système de santé du pays de référence ».
Les rapports d’activité 2017 et 2018 montrent deux éléments distincts : d’une part les ressources déjà mentionnées dans l’arrêté du 5 janvier 2017 et d’autre part une bibliothèque à part entière.
Toutefois, la définition de la BISPO change brutalement dans le rapport d’activité 2019 (15) qui fait état « Des outils d’aide à la décision et des références documentaires notamment listées dans l’annexe II de l’arrêté du 5 janvier 2017 (du ministère de la Santé, sont mis à la disposition des médecins de l’OFII pour fonder les avis rendus aux préfets, sur des informations tangibles et des critères internationaux valides. Ils comprennent aussi des indicateurs socio-économiques du pays, et constituent un ensemble de sites et documents très variés, de rapports, de données statistiques, de relevés des médicaments disponibles dans les pays, accessibles publiquement puisque disponibles sur internet (OMS, ONUSIDA, ministères nationaux, etc.). Cet outil répond à l’esprit de la loi issue des travaux parlementaires sur le fait que l’appréciation de l’accès effectif aux soins se fait sur la base de considérations objectives liées au système de santé du pays de référence ».
La bibliothèque en tant que telle disparaît et les ressources décrites comme « en complément » dans les rapports d’activité de 2017 et de 2018 sont présentées comme la seule composante de la BISPO. En outre, on ne trouve plus aucune mention de la BISPO dans le rapport d’activité de 2020 . (16)
Ce revirement fait suite à un avis de la commission d’accès aux documents administratifs et plusieurs décisions juridictionnelles qui démontrent l’existence d’une véritable base de données. Le jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise en date du 12 juin 2020, n° 1810182 , constate que :« Cette base de données — laquelle, (17) contrairement à ce que fait valoir l’OFII en défense, ne se borne pas à recenser des sources déjà publiques, mais possède un contenu propre — n’est pas, sous cette forme agrégée, accessible en ligne et ne fait donc pas l’objet d’une diffusion publique au sens de l’article L. 311-2 du code des relations entre le public et l’administration ».
La Bibliothèque d’Information sur les Pays d’origine n’a pas été rendue publique, on ne peut donc que se baser sur les descriptions lapidaires des rapports d’activité de l’OFII de 2017 et 2018, sur le changement de cap dans le rapport d’activité 2019 et sur la disparition dans le rapport d’activité 2020. Notre association a essuyé plusieurs refus de consultation de la BISPO et s’est jointe à d’autres structures pour saisir le Conseil d’État qui a rendu décision le 29 juillet 2019 . Dans cette décision, le Conseil d’État nous 18 apprend que « l’OFII aurait constitué des fiches sur l’état du système de santé des pays étrangers, ce projet engagé en 2017 a finalement été abandonné. » . (19)
Si, comme le précise le Conseil d’État dans sa décision : « il ne ressort d’aucune obligation légale ou réglementaire ni que le collège des médecins de l’OFII doive regrouper dans un document l’ensemble des recherches effectuées sur chacun des cas qui lui est soumis pour avis, ni que l’administration soit tenue d’élaborer un tel document en vue de sa communication. » , l’OFII a pourtant conçu en complément une bibliothèque (20) ainsi que des « fiches sur l’état du système de santé des pays d’origine » sur laquelle ses médecins se sont basés pour rendre leur avis. La bibliothèque telle qu’elle est écrite dans le rapport d’activité de l’OFII de 2017 et de 2018 n’est pas mentionnée dans l’Arrêté du ministère de la Santé et des Solidarités du 5 janvier 2017 qui ne recense qu’une série de ressources numériques.
L’OFII a publié le 11 janvier 2021 une page sur son site internet relatant les différentes sources déjà évoquées dans l’arrêté du 5 janvier 2017 . Dans la section intitulée (21) « Avertissements aux médecins de l’OFII » de cette page, on trouve des précisions sur le cadre du travail documentaire des médecins : « Ces sources documentaires d’aide à la décision sont en perpétuelle évolution depuis leur mise en place. Elles ne sont jamais statiques et sont réactualisées régulièrement. Elles renvoient vers plusieurs types de supports, de formats et de liens vers différentes sources. Ces supports offrent une aide à la décision non exclusive ; vous conservez le choix déontologique de chercher d’autres sources d’informations. » Ces éléments sont à remettre en perspective avec l’étude d’impact de la loi du 7 mars 2016 qui exposait que : « La solution du transfert à l’OFII (22) présente l’avantage d’une homogénéisation des avis sur le territoire, l’hétérogénéité des pratiques et l’inégalité de traitement qui découlent de la procédure actuelle sont souvent critiquées par les associations » et avançait que “La centralisation au sein d’un service (23) médical unique de la fonction « avis » devrait permettre une meilleure maîtrise du dispositif par la diffusion d’une information actualisée sur les systèmes de santé dans les pays dont sont originaires les demandeurs de titres et surtout permettre une harmonisation dans l’examen des dossiers médicaux. » . (24)
La lecture des « Avertissements aux médecins de l’OFII », confrontée aux principes énoncés dans l’Étude d’impact de la loi et à l’Avis de la CNCDH montre que l’évaluation par les médecins de l’OFII ne correspond pas à l’esprit de la loi du 7 mars 2016 et ne garantit pas l’homogénéité et « une harmonisation dans l’examen des dossiers médicaux ».
‣ Questions :
Les différents éléments relatifs à la BISPO engagent à formuler une série d’interrogations portant à la fois sur la constitution et le contenu de la base de données ainsi que sur l’usage qui en a été fait.
๏ Comment ont été constituées les « fiches pays » dont l’existence est attestée dans la décision du Conseil d’État ?
๏ Quel prestataire a eu la charge de ce travail ?
๏ Une procédure d’appel d’offres dans le cadre des marchés publics a-t-elle été mise en place ?
๏ Si la BISPO est demeurée au stade de « projet » (décision du Conseil d’État), pourquoi a- t-elle été présentée par l’OFII comme une ressource sur laquelle ses médecins devaient s’appuyer ?
๏ Combien de personnes depuis la mise en œuvre de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 se sont-elles vues privées d’un titre de séjour pour soins sur la base de recommandations des médecins de l’OFII étayées par la BISPO ?
‣ Recommandations :
La constitution d’une bibliothèque a forcément nécessité le travail de prestataires dans le cadre d’un appel d’offres de marché public. Nous n’avons aucune trace de la bibliothèque, des fiches pays réalisées et de l’appel d’offres de marché public. Néanmoins, le Conseil d’État dans sa décision du 29 juillet confirme que des fiches pays ont bien existé et ont donc fait partie des éléments sur lesquels les médecins de l’OFII se sont basés pendant au moins deux ans (voir les rapports d’activité 2017 et 2018) pour éclairer et justifier leurs avis. L’apparition puis la disparition de cette bibliothèque et de ces fiches pays, dans un cadre interne, en dehors du cadre de l’Arrêté du 5 janvier 2017 et en dehors du contrôle législatif donne à voir une forme d’opacité et est un élément grave qui compromet l’intégrité de l’évaluation des demandes de séjour pour soin par l’OFII.
La disparition de cette bibliothèque dans les rapports d’activité 2019 et 2020 montre un changement dans l’examen des demandes par les médecins de l’OFII qui contrevient à l’esprit de la loi n° 2016_274. Elle démontre que la mise en exécution de la loi n’a pas permis de renforcer l’homogénéité et l’égalité de traitement entre les demandeurs. L’instabilité des éléments constituant la BISPO ainsi que l’instabilité de son existence remet en cause l’intégrité de l’examen des demandes de séjour pour soin par l’OFII. L’assurance éthique avancée par l’office : « le choix déontologique » de ses médecins, (25) n’apporte pas une garantie satisfaisante puisque la confusion volontairement entretenue entre la médecine préventive et la médecine de contrôle (qui avait déjà été pointée par la CNCDH dans son avis ) discrédite la déontologie de ces médecins. (26)
L’un des principaux motifs allégués pour le transfert de compétences dans la loi n° 2016_274 était de remédier aux différences de traitement imputables aux disparités constatées entre les Agences régionales de santé. Il apparaît quelques années après la réforme que loin d’avoir remédié à ces disparités et d’avoir permis une égalité de traitement des demandeurs, elle n’a fait que renforcer un arbitraire d’autant plus pernicieux qu’il est centralisé au sein d’une même structure, et que le secret autour de la BISPO permet une absence totale de débat public et de contrôle démocratique, garantissant à l’Office et à ses médecins une impunité d’agir.
Ces considérations montrent la nécessité de confisquer la compétence examen et avis à l’OFII pour la remettre au ministère de la Santé et des Solidarités. Le seul « gain » de la réforme a été de permettre au ministère de l’Intérieur, par le biais de l’OFII, de préempter la gestion des étrangers malades afin de faire baisser drastiquement le nombre de titres délivrés et entraver l’accès à la santé. Ce qui devrait correspondre à une politique de santé publique dans le cadre de la démocratie sanitaire et d’accompagnement des engagements de la France dans les politiques de santé mondiales est devenu un outil de contrôle passant outre les principes élémentaires de l’éthique.
Contact :
François Emery, chargé de plaidoyer pour Act Up-Paris
femery@actupparis.org
8 rue des Dunes, 75019, Paris
www.actupparis.org
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(1) La loi est consultable sur le site Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000032164264/
(2) Cette étude d’impact est consultable sur le site Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/Media/Files/autour-de-la-loi/legislatif-et-reglementaire/etudes-d-impact-des-lois/ei_art_39_2014/ei_droit_etrangers_cm_23.07.2014.pdf.pdf
(3) ibid (ibid – ibidem=même référence que précédemment) p 54
(4) ibid p 55
(5) ibid p 55
(6) ibid p 55
(7) ibid p 55
(8) ibid p 57
(9) Cet avis est consultable sur le site Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000030865837
(10) ibid p 2
(11) ibid p 5
(12) Arrêté du 5 janvier 2017 fixant les orientations générales pour l’exercice par les médecins de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, de leurs missions, prévues à l’article L. 313-11 (11°) du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, consultable sur le site Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000033898248/
(13) Consultable sur le site de l’OFII à la page 63 du document : https://www.ofii.fr/wp-content/uploads/2020/08/ofii_raa_2017.pdf
(14) Consultable sur le site de l’OFII à la page 61 du document : https://www.ofii.fr/wp-content/uploads/2020/08/RAA-OFII-2018-BD.pdf
(15 )Consultable sur le site de l’OFII à la page 59 du document : https://www.ofii.fr/wp-content/uploads/2021/01/RAPPORT-DACTIVITE-OFII-2019-min.pdf
(16) Consultable sur le site de l’OFII : https://www.ofii.fr/wp-content/uploads/2021/07/Rapport-annuel-2020-1.pdf
(17) Consultable sur le site du GIST : http://www.gisti.org/IMG/pdf/mem_interv-volontaire_bispo.pdf
(18) L’avis du Conseil d’État est consultable sur Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000043875934
(19) Ibid
(20) Ibid
(22 ) Consultable sur le site Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/Media/Files/autour-de-la-loi/legislatif-et-reglementaire/etudes-d-impact-des-lois/ei_art_39_2014/ei_droit_etrangers_cm_23.07.2014.pdf.pdf
(23) Ibid p 55
(24) Ibid p 57
(25) « Avertissements aux médecins de l’OFII » : https://www.ofii.fr/ressources-documentaires-internationales-sante/
(26) Avis de la CNCDH : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000030865837