Aujourd’hui , pour l’immense majorité des 36 millions de personnes vivant avec le VIH/sida, les traitements sont inaccessibles. Depuis deux ans, on a vu se multiplier les programmes d’accès aux antiviraux, mais le prix de ces médicaments est si élevé que ces programmes s’adresseront au mieux à quelques centaines de malades.
Les laboratoires pharmaceutiques occidentaux ont fixé des tarifs exorbitants : une trithérapie coûte en moyenne 5000 F par mois. Dans ces conditions, de nombreux gouvernements et la majorité des financeurs refusent tout simplement de s’attaquer au problème de l’accès aux traitements des séropositifs.
Alors on peut rêver : les grands labos, sous la pression de l’opinion publique, vont changer de politique : ils l’ont annoncé, ils seraient prêts à faire des concessions. Mais quelles concessions ? Moyennant quelles contreparties ? En Côte d’Ivoire, après “ concessions ”, il fallait encore payer 3000 F par mois. Le Gouvernement a donc décidé d’importer des copies d’antirétroviraux, moins chères et de bonne qualité, de l’Inde, de l’Espagne.
L’apparition sur le marché de copies fabriquées par les producteurs de génériques a ainsi contraint les grands laboratoires à revoir à la baisse leurs tarifs en fonction de ceux pratiqués par les fabricants de copies.
Mais en l’état actuel des lois sur la propriété intellectuelle, les Indiens, les Brésiliens ou les Thaïlandais ne sont pas de taille à lutter contre les multinationales. Bien que faibles, les coûts de production de leurs copies sont encore trop élevés en raison de l’étroitesse des marchés qui leur sont accessibles, la plupart étant protégés par la loi des brevets. Leurs marges de manœuvre sont réduites : ils ne produisent encore que les traitements d’hier, ceux qu’ils ont copiés avant que s’imposent les nouvelles règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) sur la propriété intellectuelle. Il n’y pas aujourd’hui de copie d’antiprotéase, par exemple.
Face à l’ampleur du désastre actuel, étant donné l’urgence, il faut que se mette en place une vraie concurrence. Il faut que des industries locales puissent produire des médicaments génériques dans les pays qui disposent de l’infrastructure nécessaire et exporter ces produits génériques dans les pays privés de capacité de production.
Des solutions existent apparemment, elles sont inscrites dans les accords TRIPS (accords relatifs à la propriété intellectuelle et au commerce) contractés dans le cadre de l’OMC en 1995. Si le laboratoire qui détient le brevet est prêt à négocier avec un pays tiers, il peut obtenir des royalties en échange d’une autorisation de production locale : une licence volontaire. S’il ne veut pas négocier, un Etat, souverain, peut décider de faire fabriquer une copie du produit dont il a besoin par un industriel local. C’est ce qu’on appelle une licence obligatoire.
C’est dans ces brèches, prévues par les accords TRIPS comme autant de garde-fous au monopole des grands laboratoires, que des gouvernements et des associations de malades ont tenté de s’engouffrer. Jusqu’à présent pourtant, elles se sont révélées inexploitables : aucun pays ne s’est vu octroyer une licence volontaire [[Par exemple, le groupe Pfizer refuse obstinément d’accorder une licence volontaire pour la production de fluconazole (Triflucan, médicament antifongique) à l’Afrique du Sud ; les activistes sud-africains sont contraints de mettre en place une campagne de désobéissance civile en organisant l’importation illégale du fluconazole générique.]].
Quant aux pays qui pourraient être tentés de produire des antirétroviraux génériques sous licence obligatoire, ils en sont dissuadés par la perspective d’un affrontement avec les laboratoires occidentaux et les gouvernements qui les soutiennent, Etats-Unis en tête. Ces “ brèches ”, étroites, sont inexploitables en l’état des rapports de force. L’intimidation est la règle à tous les stades de circulation des génériques, et les exemples de tentatives avortées abondent [[Depuis de longues années, l’industrie pharmaceutique thaïlandaise est soumise à des pressions conjointes du laboratoire Bristol Myers Squibb et des Etats-Unis, pouvant aller jusqu’aux menaces physiques. Ce pays a été contraint de limiter son catalogue d’antirétroviraux, parfois d’en modifier la formule. Résultat, les séropositifs thaïlandais prennent aujourd’hui un médicament (la ddI) sous une forme qui provoque des complications gastriques. Le Ghana a renoncé à importer un antirétroviral indien (le Duovir, générique du Combivir) sous la pression du laboratoire Glaxo-Wellcome, qui produit l’original de ce médicament. L’Afrique du Sud est actuellement en procès avec le syndicat qui représente les multinationales pharmaceutiques, pour avoir seulement mentionné dans sa législation pharmaceutique la possibilité d’exploiter son droit au mieux : elle se laissait toute marge de manœuvre pour octroyer à ses industries des licences obligatoires, ou recourir à des importations parallèles.]].
Au sein de ces accords, la santé publique est déjà cantonnée à des dispositions exceptionnelles : la vie de 36 millions de personnes est suspendue à un sous-alinéa, alors que le profit des laboratoires a présidé à leur rédaction. Faudra-t-il se battre encore des années pour que ces clauses d’exception à la règle des brevets soient exploitables ? Encore combien de temps, combien de morts avant que les grands trusts qui ont imposé à l’OMC et à ses Etats Membres des règles si sévères de protection de leurs profits laissent les autres jouer les rares cartes qui leur restent en main ?
Ces accords tuent. C’est en brandissant ces accords que les lobbies pharmaceutiques dictent aux pays leurs lois. C’est grâce à ces accords qu’ils ont pu convaincre l’opinion publique de la nécessité absolue d’une protection organisée de leur monopole : ces règles imposent un respect des brevets sur 20 ans au lieu de 10, et surtout elles sont imposées à tous les Etats membres de l’OMC, dont la moitié n’avait jamais pensé à breveter leurs propres innovations.
A travers ces accords, c’est en réalité l’industrie du générique, une industrie colossale dans les pays émergents, qui est visée. S’ils sont appliqués en l’état, cette industrie va s’écrouler, et les systèmes de santé de ces pays avec ! C’est là une caricature des effets de la mondialisation : sous prétexte d’uniformisation des règles et de désengagement des Etats, on favorise les monopoles, on tue la concurrence, légalement : ainsi les traitements n’iront plus dans les pays pauvres… En échange de ces garanties colossales, la concession des lobbies pharmaceutiques dans ce round de l’OMC a été bien maigre : ils ont concédé les licences obligatoires, imbroglio juridique, soupape dérisoire face à l’ampleur de l’impact de ces règles.
Peter Piot, directeur exécutif de l’ONUSIDA, le signalait dans son discours à la Commission Européenne le 28 septembre 2000 : “ Le contrat actuel, par lequel nous avons accepté des prix élevés en échange de traitements innovants et de meilleure qualité, a fonctionné pour le bénéfice de tous dans les pays riches. Quoiqu’il en soit, aujourd’hui, en particulier à cause du sida, ce contrat est à remettre en question, puisqu’il exclut des millions de gens de l’accès à ces mêmes produits. ”.
Si les brevets servent à restreindre aux seuls malades solvables l’accès aux nouvelles technologies de santé, alors les brevets sont criminels. L’urgence impose que, dès maintenant, la propriété intellectuelle pour les entreprises de santé soit radicalement remise en cause. C’est à cette seule condition que les industries de la “ copie ” pourront être effectivement mises en concurrence avec les marques. Partout où la propriété intellectuelle est contradictoire avec les exigences de la santé publique, elle doit être abolie.