Loi du 31 décembre 1970 : 30 ans de trop
Il suffit de parcourir la presse pour le voir : en Europe au moins, le tout répressif a fait long feu en matière de drogues. Si les Américains découvrent à peine le principe de l’injonction thérapeutique (le 7 novembre dernier, les Californiens approuvaient par référendum une proposition obligeant à traiter médicalement les personnes « coupables de consommation ou de possession de drogue » plutôt que les envoyer en prison), les Hollandais et les Suisses connaissent déjà des formes d’expérimentation de la légalisation.
De fait, les Pays-Bas n’autorisent pas seulement l’usage du cannabis, ils tolèrent et encadrent aussi sa distribution au détail même si la dépénalisation de fait du commerce de gros n’est pas encore exactement acquise. La Suisse de son côté s’apprête à entériner légalement des pratiques de consommation et de production de cannabis largement répandues (elle est le 1er producteur de chanvre en Europe, avec 200 tonnes par an vendues dans près de 200 boutiques) ; la dépénalisation du cannabis devrait y être votée au printemps 2001, et le gouvernement fédéral envisage ensuite de s’attaquer à celle de la consommation des drogues dites « dures ».
Entre les deux, l’Europe s’interroge, et passe en revue les scénarios. En octobre dernier, un sondage anglais indiquait que deux Britanniques sur trois sont favorables à la dépénalisation du cannabis pour l’usage privé, et que plus d’un sur deux pensent qu’il devrait être vendu dans des établissements spécialisés agréés par le gouvernement. Le modèle hollandais semble faire école. L’Espagne vit depuis 1983 sur un système de dépénalisation (non plus de fait, mais de jure) de l?usage et de la possession de toutes les drogues. Mais elle paie cher l?absence de tout contrôle sur la distribution : dans un système où on a le droit d?acheter, mais non de vendre, tout et n?importe quoi se vend, dans les pires conditions, et des produits trafiqués circulent, cédés sans information et sans précautions ; le trafic explose par conséquent, avec des répercussions sanitaires dramatiques. Le Portugal, quant à lui, a choisi tout récemment une autre option : depuis juillet, la consommation et la possession de stupéfiants pour usage personnel n?y constituent plus un crime mais « un fait illicite d’ordre social », puni administrativement. Le principe d?injonction thérapeutique a été renforcé ; la contravention se substitue désormais à l?emprisonnement.
Quoi que l?on pense de ces évolutions, il semble que le débat se rouvre, ou au moins qu?il suive son cours, dans les pays voisins. En France, rien de semblable. Tout se passe, depuis trois ans, comme si le cadre législatif s?était définitivement figé, comme si la loi était devenue fait de nature. Interrogé sur la dépénalisation du cannabis en juillet dernier, Jospin ne trouvait rien de mieux que reprendre à son compte les bonnes vieilles expressions de papa : « je pense, disait-il, que le maintien d’un certain nombre d’interdits, si ensuite on ne fait pas preuve d’une rigueur excessive, est nécessaire dans une société ». Depuis qu?elle a été nommée (par Lionel Jospin) à la tête de la MILDT en juin 1998, Nicole Maestracci semble avoir pour consigne d?éviter le débat à tout prix. Lors d?un rendez-vous accordé à la commission « drogues et usages » d?Act Up-Paris peu après sa nomination, elle nous disait en substance : changer la loi n?est pas une priorité ; on peut faire évoluer les pratiques sans la modifier ; et de toutes manières c?est trop tôt, ce n?est pas mûr, il faut attendre. Deux ans après, on la voit déclarer à la presse : la dépénalisation du cannabis me semble dépassée, les vrais problèmes aujourd?hui sont ceux de « l?apparition de nouveaux produits ou du trafic de médicaments détournés » ? C?est trop tôt ? c?est trop tard ? « nous sommes dépassés », ou « laissez-nous faire », tout est bon, en somme, pour esquiver le débat.
En un sens, on peut être d?accord avec Nicole Maestracci. Il est vrai que la question de la dépénalisation du cannabis est déjà dépassée. C?est celle de sa légalisation qui devrait être posée, pour des raisons déjà mises en lumière par l?expérience de l?Espagne, ou a contrario de la Suisse ou des Pays-Bas : tolérer la consommation d?une main, mais prohiber le marché de l?autre, ne peut qu?aboutir à doper le trafic et à multiplier les risques pour les consommateurs. S?en tenir à une tolérance passive, interdit d?autre part de réglementer la distribution et de favoriser le développement de cultures d?usage, seules à même de garantir un contrôle des effets de produits et de leur consommation. Ne reconnaître enfin qu?un des bouts de la chaîne (tolérer la consommation, mais combattre la distribution et la production), confine rapidement à l?absurde, comme le montre l?impasse dans laquelle se trouvent aujourd?hui les Pays-Bas : dès lors qu?on reconnaît l?usage, et exige même de contrôler la qualité des produits distribués, peut-on mettre encore en prison les « dealers » qui les fournissent ?
Mais surtout, la question de la dépénalisation du cannabis ne doit pas masquer celles que pose la prohibition des autres drogues. Si la prohibition a causé des dégâts auprès des usagers de cannabis (des emprisonnements notamment, imbéciles et destructeurs), elle en cause plus encore sans doute auprès des usagers d?autres produits. Les difficultés d?accès au matériel d?injection, notamment, jointes aux carences d?information sur les modes de diffusion du sida et des hépatites, n?ont cessé de favoriser les contaminations virales. Presque tous les accidents de surdosage (quelle que soit la substance, héroïne, cocaïne, kétamine, ecstasy), peuvent être rapportés à l?instabilité de la composition des produits, et à l?ignorance qu?en ont leurs usagers. Le peu de fiabilité des produits conduit à multiplier les prises ou les mélanges, et à risquer des interactions dangereuses? La liste pourrait être longue. Sous couvert d?objectifs d?éradication ou de limitation des usages, la prohibition a toujours favorisé la multiplication des risques. Il faut sortir de ce système. Réduire véritablement les risques, c?est traiter la question des psychotropes de la fabrication à la consommation : depuis le contrôle de la composition du produit, jusqu?aux conseils d?usage. Réduire les risques, véritablement, c?est légaliser les drogues, toutes les drogues.
La MILDT, depuis Nicole Maestracci, a contribué à la rénovation radicale des discours sur les drogues. Aujourd?hui, plus personne n?ose dire que « la drogue c?est de la merde », sans nuance et au singulier. L?idée s?est imposée qu? « une société sans drogues, ça n?existe pas », et l?objectif d?une éradication totale des drogues paraît désormais abandonné. Un rééquilibrage s?opère progressivement, les préoccupations dites de » santé publique » reprenant du poids face aux logiques répressives. Mais l?esquive d?une réflexion sur les termes de la loi n?est plus tenable, la MILDT le sait bien.
– Tant que la prohibition durera, des milliers de personnes seront emprisonnées pour « infraction à la législation sur les stupéfiants » ; des milliers d?usagers plus ou moins trafiquants, pour beaucoup séropositifs aux virus du sida et/ou des hépatites, contaminés souvent d?ailleurs à la faveur des lois de prohibition, seront enfermés dans des conditions d?insalubrité et d?insécurité effrayantes, voyant leur santé se dégrader et leurs chances de vivre en paix avec la société se réduire.
– Tant que la prohibition durera, aucun contrôle de la composition des produits ne sera possible. Les produits resteront coupés et surcoupés, les usagers ignoreront la composition de ce qu?ils consomment. Les risques d?intoxication seront amplifiés par les produits de coupe ; les risques de surdosage seront multipliés par l?ignorance de la teneur des produits ; les effets des substances resteront aléatoires et difficiles à anticiper.
– Tant que la prohibition durera, l?information donnée aux usagers restera tronquée. Les campagnes d?information resteront imprécises, la crainte d?être accusé de « prosélytisme » empêchant la circulation de vrais conseils d?usage ; la répression bridera le développement de vraies cultures d?usage et de contrôle des consommations.
– Tant que la prohibition durera enfin, le progrès médical butera sur des réticences » éthiques » à étudier les vertus thérapeutiques des drogues interdites (cannabis thérapeutique ; héroïne vs méthadone, dans les traitements dits » de substitution « ). Et la recherche hésitera à étudier les interactions entre consommation de » drogues » et traitements médicamenteux (antirétroviraux par exemple), quelles que soient les pratiques réelles des séropositifs, pour qui ni la vie, ni les pratiques de plaisir ne s?arrêtent avec le VIH ou la maladie.
Trente ans de prohibition nous ont suffisamment mis en danger. Nous ne voulons plus attendre. Le débat sur la loi de 1970 doit être réouvert, maintenant.
in Action n°70, décembre 2000