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C’est Marc Nectar qui a commencé. De tous ceux qui militent ou qui ont milité à Act Up, Marc est sans doute celui qui a la meilleure perception de l’état des forces et des structures de la lutte contre le sida. Au printemps, il a multiplié les alertes. Il pressentait que ce qu’on appelle aujourd’hui – trop vite – la  » banalisation du sida  » deviendrait une tendance lourde dont tout le monde – ou presque – s’accommoderait. Nous savions, pour y être quotidiennement confrontés et pour devoir y répondre, que des problèmes d’accès aux soins et aux traitements continuaient de se poser, souvent dramatiquement ; nous voyions émerger, comme tous ceux qui sont engagés dans des associations, des difficultés inédites, liées, par exemple, à l’observance contraignante des traitements, à leur éventuelle dangerosité (lipodystrophies, complications hépatiques), à l’injonction qui est faite aujourd’hui à des malades longtemps considérés comme condamnés de retourner au travail, dans un contexte social spécialement précaire. Mais nous assistions dans le même temps au démantèlement d’un certain nombre des structures importantes, à la fermeture annoncée de services chargés d’informer ou de soigner, à l’indifférence croissante des médias et de l’opinion publique, à la démobilisation des séropositifs et des militants de la première heure. Pour Marc cependant, le risque n’était pas tant dans l’installation – inquiétante – d’un mode de gestion tranquille de l’épidémie, que dans la régression systématique de nos acquis : droits sociaux rognés, budgets réduits, regain d’assurance et d’arrogance des pouvoirs auxquels nous nous étions colletés. C’est pour cela que Marc a parlé de la nécessité d’un électrochoc. Le mot a fait mouche et a relancé les imaginations. Il fallait trouver une forme qui permette à tous ceux qui sont engagés, à un titre ou à un autre, dans la lutte contre le sida, de sortir d’une routine où les vrais enjeux ont parfois tendance à se perdre. On pourrait identifier les problèmes que nous rencontrons, témoigner de nos inquiétudes, envisager de nouveaux fronts et d’autres alliances. On verrait si la lassitude et le sentiment relatif d’impuissance qu’un certain nombre d’entre nous connaissent dans les associations sont partagés par des infirmières ou des chercheurs, tous engagés, depuis des lieux et selon des pratiques spécifiques, dans le combat contre l’épidémie. On s’interrogerait sur ce qui nous lie effectivement, au-delà de nos rencontres rituelles et de nos relations réglées. On verrait mieux ce qui s’est rouillé depuis dix, parfois quinze ans. On voudrait que ce soit l’occasion d’un ressaisissement. Trouver une forme : il fallait que chacun puisse y prendre part – des malades, des militants, des chercheurs, des cliniciens, des médecins, nos interlocuteurs des laboratoires pharmaceutiques, des responsables institutionnels, des journalistes-santé, des infirmières et des travailleurs sociaux, des parisiens et des provinciaux. Cela pourrait durer un week-end. Ce serait une sorte d’AG utopique de la planète sida. Pas une conférence de plus, mais le rassemblement qui nous manque. Ensemble Contre le Sida a pris le relais : ils sont très forts en organisation ; ils ont des réseaux que nous n’avons pas ; ils sont surtout plus légitimes que nous ne le sommes, pour la majorité de ceux qu’il nous faut faire venir. Un comité de réflexion et d’organisation s’est mis en place, qui rassemble déjà des personnes issues de toutes les catégories citées plus haut. A leur charge, à notre charge de convaincre autour de nous de la nécessité d’un tel événement. Pour l’instant la date est fixée mais le titre n’est pas encore trouvé. A défaut de titre, prenez au moins la date : ce serait les 12 et 13 décembre prochains. C’est une intuition : ces rencontres (ou ces états généraux, ou cet électrochoc) n’auront de sens que si nous parvenons à déplacer notre discours. Avec le temps et l’usage, il s’est souvent verrouillé. C’est le cas de beaucoup d’entre ceux qui s’expriment publiquement dans le champ du sida. J’en fais partie. Nous sommes devenus des « représentants » (des malades, de notre profession, de la structure que nous portons). Nous remplissons presque trop bien le programme. Nous parlons moins par nous-mêmes que pour le groupe dont nous sommes issus. Nous croyons savoir un peu trop bien ce qu’il faut dire et ce qu’on doit passer sous silence. Quand soudain, quelqu’un se met à parler publiquement pour soi, cela fait tâche. Il faut qu’un représentant représente ; il faut que son discours soit immédiatement branché sur du collectif. Comme si ce n’était pas en parlant depuis son expérience singulière qu’on pouvait trouver de nouveaux agencements collectifs, des branchements imprévus, du communautaire. Je lis dans Combat face au sida des commentaires sarcastiques sur la chronique que Didier Lestrade tient depuis plusieurs années dans Le Journal du sida : le fondateur d’Act Up n’en finirait pas de faire le récit de « sa démobilisation ». Pour le magazine des communistes contre le sida, l’idée qu’un séropositif, engagé sans interruption depuis bientôt dix ans dans la lutte, fasse part de ses doutes et du sentiment qu’il a parfois que nous sommes dans une impasse, est une chose qui ne se fait pas. Ils trouvent même cela  » pathétique « . On peut trouver navrante cette façon de clore un débat que Didier prétend au moins alimenter. Car c’est peut-être de parvenir, pour une fois, à exprimer où nous en sommes singulièrement, dans notre pratique individuelle, que nous pourrons nous ressaisir et trouver une énergie qui nous manque parfois. Je sais par exemple qu’un éditorial d’Action est un lieu inapproprié pour dire mes états d’âme. Ce devrait être les pages les plus collectives du journal – celles qui, même si elles sont signées par le président en titre, procèdent véritablement d’une élaboration et d’une décision commune. Ce qui suit est un éditorial rapté par la chronique intime. Et tant pis si mes petits tracas égotistes semblent pathétiques à certains. D’ici une semaine, quelques heures après la parution du journal, ce sera l’assemblée générale d’Act Up. Alors, j’aurais rempli le mandat de président qu’on m’a confié il y a un an. Après maints atermoiements, j’ai pris le parti de me représenter, avec une équipe largement renouvelée, constituée pour une part de militants d’Act Up arrivés cette année. Ma décision n’allait pas de soi : il m’a fallu pour la prendre des consultations à tous vents, un peu de chantage affectif dont je ne suis pas très fier, mille négociations avec mon emploi du temps, et une absence dramatique d’alternative. Pourquoi en parler ? Parce que la lutte contre le sida n’est pas indifférente à ceux qui la mènent, à leur fatigue, à leur envie – parfois – de passer à autre chose. Cela fera bientôt huit ans que je me suis engagé dans l’aventure d’Act Up. La majorité de ceux que j’ai connus alors, presque tous ceux avec qui j’ai travaillé dans les premières années, ont quitté le bateau depuis longtemps. Il y a les morts, bien sûr. Et puis il y a les autres, qui ont pris leur distance pour se consacrer à d’autres tâches : qui à sa thèse, qui à ses films, qui à d’autres combats, qui à d’autres associations qui ont pu et su les embaucher. Je le sais : on ne peut exiger de personne qu’il mette Act Up au centre de sa vie. Du coup, c’est ma propre inertie qui me pose problème. L’année sera difficile, les structures de la lutte contre le sida sont fragiles, l’avenir d’une association comme Act Up est compromis si nous ne parvenons pas à nous assurer une stabilité financière et à inventer des formes de discours et d’action peut-être plus adaptées au contexte né, du moins en France, avec l’apparition des multithérapies. Je serais sans doute président d’Act Up l’an prochain pour m’affronter avec d’autres à toutes ces questions. Mais je le serai peut-être avec une conviction plus retenue qu’auparavant. Parce qu’il me semble souvent que j’ai une culture archaïque de la lutte contre le sida. Parce que j’éprouve parfois une saloperie de nostalgie, une nostalgie dont je sens bien qu’il est obscène de la dire, pour cette époque héroïque où nous savions qu’il était simplement impossible de faire autre chose que nous battre, dans l’urgence et parfois dans la précipitation : chaque réunion d’Act Up commençait par l’annonce d’un décès. Alors le scandale était tellement tangible, si immédiatement partageable. Alors, il était plus sensible, et peut-être moins « professionnel ». Passer la main. Ces derniers temps, c’est devenu pour moi une obsession, sans que je parvienne à lui faire prendre véritablement forme. Passer la main, avant que mes capacités d’indignation et d’invention ne s’émoussent, ou que je fasse obstacle à celles dont fait preuve la nouvelle génération d’Act Up. Cela pourrait être un programme personnel pour l’année à venir. Pourquoi continuer dans ces conditions ? Peut-être simplement parce qu’en dépit du burn out qui guette, il y a un effet d’engrenage dans toute structure militante. C’est comme si le savoir accumulé, les nouvelles qui tombent, les petits scandales quotidiens me retenaient par la manche. Des exemples, prélevés (presque) au hasard depuis quelques jours : – 15 septembre. Rassemblement organisé par AIDES devant les portes de l’Institut Pasteur. Bientôt, le service sida fermera ses portes, et ce n’est pas en faisant miroiter un centre de pointe pour le troisième millénaire que la direction parviendra à rassurer les malades. En attendant, personne ne s’offusque vraiment d’un scandale qui a déjà eu lieu. Passe que le Dr. Gilles Pialoux ait été remercié, puisqu’il a été aussitôt engagé à Rotschild. Beaucoup plus grave, le fait qu’il ait été interdit de consultation pendant la période de son préavis. Il a fallu qu’il aille aux Prud’hommes pour obtenir le droit de recevoir ses patients. Quels que soient les différends qui opposent Pialoux à sa hiérarchie, cela devrait au moins inciter à ne faire aucune confiance dans une direction qui jette manifestement les malades avec l’eau du bain. – 15 septembre. Emmanuelle a été sympathisante d’Act Up-Paris. Elle était malade du sida ; elle était également atteinte du virus de l’hépatite C. Elle était soignée sous trithérapie. Elle est morte d’une hépatite fulminante. On sait que les traitements par antiprotéases peuvent être préjudiciables au foie. On se gardera bien de décréter quoi que ce soit sur les causes du décès. Mais il ravive une inquiétude et une colère : où en sont les campagnes de prévention au VHC que nous exigeons depuis plusieurs mois ? Quand sera-t-il enfin vraiment question des problèmes posés par la co-infection ? – 16 septembre. Nous sommes reçus à Matignon par des conseillers de Lionel Jospin. Il faudrait décrire en détails la lassitude a priori de Danièle Jourdain-Ménninger. D’elle, nous n’apprendrons pas grand-chose, sinon qu’elle a fait l’ENA, qu’elle trouve « nulle et vulgaire » la campagne prévue par la DGS pour le jour de la gay pride et censurée au dernier moment par le gouvernement sous prétexte qu' »on ne doit pas faire la promotion de l’homosexualité », et surtout que sa mission est d’éviter que des questions et des exigences que nous formulons parviennent jusqu’au premier ministre : « Je ne lui répéterai pas ce que vous venez de me dire ». Ce que nous venions de dire ? Que les délais prévus par le texte parlementaire relatif au Pacs, auxquels Lionel Jospin semble tenir tout spécialement, dévoient le projet initial, censé permettre de faire face à des situations dramatiques de couples dont l’un des membres est malade. Qu’une personne sous AAH pourrait la perdre le jour même de la signature du Pacs – sous prétexte qu’elle profitera désormais de l’assistance financière de sa ou de son co-contractant -, mais devra attendre au moins deux ans pour bénéficier de certains droits. A cela, Madame Jourdain-Menninger n’a rien à répondre, sinon qu’il fallait à tout prix éviter que le Pacs ressemblât au mariage. Et pour les malades ? « Bien… c’est dommage… ». Quand je lui ai signalé que nous répéterions ce qu’elle nous disait, elle a demandé que je raye le « Bien… c’est dommage ». – 17 septembre. Médecin du Monde serait interdit de techno-parade. Il est vrai que MDM distribue des préservatifs, des kits d’injection, de l’eau, et propose de tester les pilules d’ecstasy sur le terrain. Voilà qui entrave en effet le travail de la police ; voilà qui pourrait passer pour une « incitation à l’usage ». Quant aux organisateurs de la parade, ils préfèrent ne pas prendre parti, ils ne sont opposés à rien, mais ils regretteraient  » qu’on mette en péril un événement pour une question particulière  » : la respectabilité de la techno vaut bien mieux que la santé de ceux qui en jouissent. On se souvient des bus de MDM harcelés par la police quand ils ont mis en place les premiers programmes d’échange de seringues. Mais faut-il rappeler à police qu’il y avait tout de même des milliers de personnes sous X à Paris le samedi de la parade, et qu’il eût été plus sage de leur signaler qu’un stock de pilules d’une concentration relativement plus forte que d’habitude venait d’arriver sur le marché ? Cela permettrait à tous ceux qui le désirent d’en prendre en conséquence de cause sans risquer les surprises malheureuses. Les jours pairs, on puise dans le savoir de ces infamies quotidiennes l’énergie de continuer à travailler et à se battre. Les jours impairs, on n’y voit que la répétition de ce qu’on savait déjà, de ce qu’on a connu d’année en année ; alors on se sent gagné par un cynisme impuissant. Inutile de dire que c’est cela aussi qu’il faut combattre : le découragement des dinosaures. Ne me dites pas que vous n’y pouvez rien.

 

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