Alice
« Il y a des dates qui restent à jamais gravées dans votre mémoire : celle de votre naissance, de votre premier baiser (en tout cas, moi je m’en rappelle), de votre rencontre avec votre mari, etc. Dans ma vie, beaucoup de dates sont importantes, quelques-unes pour des raisons joyeuses, d’autres pour des raisons plus tristes. Et puis, vraiment à part, il y a les dates liées au sida. Celle où vous apprenez qu’un ami est séropositif, celle où vous allez le voir à l’hôpital, celle où il va mieux, celle où un autre vous apprend qu’il est en échappement ; celle encore où vous apprenez que tel autre est décédé ; et celle, enfin, où vous décidez d’aller militer à Act Up-Paris. Vous voudriez que l’enchaînement des dates s’arrête, vous n’en pouvez plus de les vivre. Particulièrement quand des personnes vous annoncent aujourd’hui encore, en 2001, qu’elles sont séropositives.
Car je sais, pour l’avoir vécu de manière très proche, que la séroconversion est un moment dramatique et que la vie s’en trouve complètement changée. Certes, aujourd’hui, avec les traitements, les choses se passent mieux et l’espoir donne la force d’avancer. Mais il n’empêche, les traitements vous rappellent tous les jours que vous êtes séropo – quand ils ne vous provoquent pas en plus des effets secondaires difficiles à supporter. Les bilans trimensuels sont souvent une angoisse – qu’est-ce qui arrivera le jour où le traitement ne marchera plus aussi bien ? Vous perdez votre insouciance et reprochez à ceux qui en ont de l’avoir perdue. Bref, tout devient plus difficile.
Aujourd’hui, donc, je ne fais qu’un vœu : que ces dates disparaissent de mon futur, mon passé en est bien trop plein. «
Catherine K.
« Je vivais avec un homme qui est mort du sida en 1994. Après presque 15 ans d’épidémie, j’avais à peine conscience de ce qu’il se passait, trop préoccupée à vivre cette histoire que nous savions courte, à assumer ma condition de femme contaminée par ce virus – la source de mes plus grandes souffrances et angoisses.
J’aurais pourtant dû avoir des soupçons. Quand un copain qui partait à un premier rendez-vous et à qui je disais « Bonne chance. Tu n’as pas oublié tes capotes ? » me répondait « pas besoin, ce n’est pas une Marie couche toi là ». Ou qu’un autre, toxicomane, apprenait sa séropositivité et du même coup celle de sa femme. Ou que mon meilleur ami contaminé lors d’une aventure « extra conjugale » faisait en toute insouciance courir un risque à la femme qu’il prétendait aimer. J’aurais pourtant dû avoir des soupçons, mais pour moi ça tombait sous le sens, ça faisait longtemps qu’ils ne baisaient plus sans capote.
Comment ai-je pu encaisser sans hurler, me contenter de me cacher, de pleurer sur mon sort de femme qui ne s’en sentait plus vraiment une ? Pourquoi ne suis-je pas aller tout de suite me battre aux cotés de ces homos que j’admirais pour leur courage de dire, de crier, de prendre leur maladie en main, de ne pas croire qu’une seule campagne de prévention pouvait enrayer cette épidémie ?
Je pense aux hommes que je rencontre aujourd’hui, ceux de ma génération. Notre « jeunesse » nous l’avons vécue sans la peur du sida, avec la pilule qui nous était tombée du ciel. Les rencontres, les amours pouvaient être simples. Le sida est arrivé, mais nous avons continué à faire comme s’il n’existait pas puisqu’il ne touchait que les homos et les toxicos, puisque ça se passait aux Etats-Unis.
A chaque fois que je rencontre un homme, je dois le dire, systématiquement : je suis séropositive. On sort les préservatifs. C’est comme ça, il n’y a pas d’alternative. Certains répondent « ce n’est pas grave, on mettra un préservatif ». Et puis, c’est l’angoisse devant ce morceau de latex. Des hommes célibataires ou mariés ne savent pas comment utiliser un préservatif. D’autre fois, j’ai droit au fabuleux commentaire : « ce n’est pas possible, je ne te crois pas ». Ils refusent de voir, de penser à cette maladie. Ils l’occultent, c’est plus facile. Et puis l’image de la femme que je suis, bien ronde, sans problèmes, qui travaille normalement, n’est toujours pas en l’an 2000, celle de la femme séropositive. Mille excuses à tous ceux pour qui le sida n’est pas une abstraction et qui ont appris à faire l’amour en se protégeant, mais ils me semblent encore si rares…
Je pense à tout ça. Je me dis peut être que certains sortiront enfin des préservatifs à leur prochaine rencontre, qu’ils auront enfin l’idée ou le courage d’aller se faire dépister. Je me dis tant pis si ça les fait souvent fuir le lendemain, si ça leur fait peur. C’est comme ça, le sida fait partie de ma vie et je n’ai pas le choix. Sauf celui de ne pas avoir honte et de parler. Parler aux hommes, mais également parler aux femmes, sans plus tarder. «
Sylvain R.
« 2001, c’est ma deuxième pride. A vrai dire, je déteste cet événement car j’ai peur de la foule. Mais défiler pour combattre le sida, je trouve ça obligatoire. Fier d’être PD, je le suis déjà 365 jours par an, mais nous n’avons qu’une journée pour parler des problèmes essentiels, et le sida est un problème incontournable. Je suis séroneg, j’ai 27 ans. On m’appelle Sylvain Pull Mauve parce que spontanément, j’ai tendance à vouloir voir la vie en rose. Et pourtant, depuis toujours, cette saleté m’empêche d’être complètement heureux. Le sida d’un autre nous éclabousse à chaque nouvelle contamination. Ça fait dix ans que j’ai une vie sexuelle et quoi ? Le monde a-t-il changé ? Les politiques ? Les PDs même ont-ils tiré les leçons du passé ? Tant de morts pourquoi ? Quand un de mes amis me dit qu’il est séropositif, c’est comme si je recevais une balle dans la tête qui se met à tourner comme une toupie dans ma cervelle à me rendre fou. Je n’accepte pas. Tout simplement parce qu’il suffit d’ouvrir les yeux pour voir autour de soi la réalité de la maladie. Ma vraie fierté aujourd’hui ce n’est pas d’être PD, mais de me battre contre un virus qui, lui, malheureusement est toujours bien vivant, 20 ans après. «
Marjolaine D.
« C’était il y a à peu près vingt ans, au début des années 80, juste après la libération sexuelle et au commencement des années sida. J’avais entre 20 et 25 ans. C’était une époque sans idéologie, on ne croyait à presque rien. On sortait tous les soirs, tout le monde baisait avec tout le monde, on était assez perdu entre le sexe et la défonce, mais j’aimais cette indifférence générale.
Le sexe était quand même ma principale préoccupation et activité. Cette permissivité qui nous venait de nos aînés convenait très bien à mon humeur solitaire et peu encline à la vie sociale. Tout était permis, les conventions sociales dans lesquelles on m’avait élevée explosaient en mille morceaux et je baisais à tour de bras. J’ai commencé à choper toutes les MST possibles et imaginables, mais cela n’avait aucune importance. On me donnait des antibiotiques, ça passait et on recommençait. L’IVG, c’était pareil : mes soeurs s’étaient battues pour l’avoir dix ans auparavant, autant en profiter. Trois IVG au milieu de tout ce bordel cela n’avait aucune importance. J’avais le choix, j’avais le droit.
Mais en l’espace de quelques mois tout a basculé vers l’angoisse : l’hécatombe a commencé autour de moi. Quelques uns de mes amis ou de mes amants maigrissaient d’un coup, puis on ne les voyait plus et un jour on apprenait qu’ils étaient morts. On n’osait plus poser de questions, on était terrifié, nous regardant les uns, les autres, pour essayer de capter des signes de maladie, essayer de savoir sans savoir vraiment, sans rien savoir du tout mais avec toujours au fond de nous cette angoisse qui nous taraudait : est-ce que je suis séropo ? Puis je me suis aperçue que j’avais des petits ganglions en chaîne à certains endroits du corps : c’était sûr, j’étais plombée, j’avais chopé le sida. J’ai refusé de me faire dépister pendant plusieurs années, je ne voulais pas apprendre que j’étais condamnée à mort à 25 ans, je préférais vivre avec ce doute et cette angoisse mêlée d’espoir, entre fantasme et réalité, morte ou vive. Quand je me suis décidée à me faire dépister, plusieurs années après, le test s’est avéré positif. Cela m’a presque étonnée, j’avais cru un moment que je m’étais raconté une histoire.
Je ne pourrai jamais savoir quand exactement j’ai été contaminée. Et j’aurais aimé avoir eu un test séronégatif une fois dans ma vie qui m’aurait peut-être permis de le rester ou de savoir à quel moment j’ai été contaminée. «
Didier L.
« I know violence when it kicks.
L’idée Dustan se répand. Elle est partout. Il y a un an, quand on a lancé le débat sur le relapse, on entendait « ça n’existe pas, c’est un délire à Lestrade ». Maintenant on a les chiffres, tout le monde sait qu’ils sont en dessous de la réalité et on fait comme si c’était normal.
Act Up, ça a toujours été le pouvoir de la prédiction. On disait « ça va aller mal. Et c’est effectivement devenu l’enfer. Aujourd’hui, on n’a pas le courage de dire « vous vous amusez mais vous savez que vous allez recevoir tout ça en boomerang ? » parce que ça fait trop fable de La Fontaine. Yet. Read my lips : cette liberté sexuelle, en pleine épidémie, elle va coûter cher.
(…) Tout le monde est dans le déni. C’est enivrant de croire que le sexe non safe est à nouveau disponible. Mais pour pas longtemps. Bientôt, vous noterez de plus en plus de séroconversions autour de vous, de MST.
(…) Et quand « ils » viendront voir Act Up pour dire qu’ils se sont trompés (ils se trompent toujours, vous savez, ce sont des girouettes), on ne leur fera même pas la gueule. Parce que dans deux ans, les gens ne se tourneront pas vers Dustan. Il n’ouvrira pas une association pour barebackers désenchantés. Il les laissera dans la merde car, après tout, il les a prévenus. Tout est dans ses livres. «
Rodrigue D.
« Génération Steevy©
Ou, de la Gay-Pride comme marque déposée à la conscience politique de produit dérivé.
Fier d’être la plus belle sur le char / Fier d’agiter ton Rainbow Flag / Fier de faire de la gym, plutôt qu’un sport / Fier de tes U.V., oui, j’ai vu ! / Fier de tes grosses blagues misogynes avec tes potes de beuveries, et de confier tes problèmes existentiels à ta meilleure amie, au téléphone, au milieu de la nuit / Fier des sponsors qui ont permis la réalisation de ton carnaval insipide (n’oublie pas de les citer devant les caméras, merci !)./ Fier d’être un patron de bar gay, qui exploite des petits jeunes / Fier d’avoir viré ton employé, parce qu’il avait une maladie opportuniste / Fier de jouer la pauvre petite victime issue d’une communauté qui a trop souffert / Fier d’être lâche et muet devant une simple insulte homophobe / Fier de dire que Dustan, c’est génial, alors que tu n’as rien lu de lui / Fier de donner du grain à moudre aux tenants de l’ordre moral, les vrais, ceux qui veulent ta peau / Fier d’être une girouette journaleuse prête à lécher la merde, en espérant quelque chose en retour / Fier d’être directeur de rédaction d’un magazine gay, et d’espérer nous faire croire qu’il y a une différence entre ligne politique et ligne éditoriale / Fier de vouloir construire un Mémorial pour les victimes du sida, alors que la pandémie reprend de plus belle (Au nom de tous les séropos, je vous somme de ne pas nous enterrer vivants) / Fier de ridiculiser les vieux pédés dans les bars (attends ton tour, petit con !) / Fier de fuir le mec que tu as dragué, parce qu’il t’a confié qu’il était séropo / Fier de baiser sans capote / Fier de laisser l’industrie pharmaceutique te faire payer très cher ce qui était jadis gratuit : ta Jeunesse, ta Beauté, ta Sexualité / Fier d’être précaire, sans domicile fixe, et seul / Fier de croire naïvement que les associations ont encore la force aujourd’hui de menacer les labos pour des nouvelles molécules, pour ta petite gueule, et cela, sans que tu donnes un coup de main / Fier des 10 000 séropos en impasse thérapeutique grave / Fier de Roche© qui leur refuse le T20 en compassionnel / Fier d’oublier tes copains hospitalisés / Fier de voir que Kouchner les laissera crever parce que, depuis le Kosovo, il s’estime affranchi de la détresse humaine. Fier de ne pas lui rappeler ce que « Priorité d’ordre Public » signifie / Fier d’être passé à la télé ? / Fier de ne pas voir que tu danses aussi connement que certaines dindes des années 80 : droit vers le charnier, en criant « Mieux vaut mourir du sida que d’ennui ! ».
Aujourd’hui, je ris (jaune) de vous voir si fiers en ce miroir déformant qu’est la GayPride©. «