Act Up-Paris, comme d’autres associations de lutte contre le sida, demande depuis longtemps que l’épidémiologie cesse d’être l’outil de propagande d’un Etat pressé de faire passer l’épidémie pour maîtrisée. Entre autres urgences, pour permettre l’élargissement et l’affinement du champ d’observation de l’infection à VIH, l’intégration des personnes séropositives dans les données épidémiologiques s’impose – ne serait-ce que pour rendre définitivement clair que le recul relatif du nombre de décès ne peut être confondu avec la fin de l’épidémie.
Par un décret daté du 6 mai 1999, le gouvernement a répondu à cette exigence en modifiant la liste des maladies faisant l’objet d’une déclaration obligatoire et de transmission de données individuelles à l’autorité sanitaire et sociale. A la place de « sida avéré », on trouve désormais dans cette liste : « infection par le virus de l’immunodéficience humaine, quel que soit le stade ». En un sens, les associations de lutte contre le sida ont toutes les raisons d’être satisfaites. Pourtant, Act Up-Paris, comme d’autres, a déposé un recours en annulation de ce décret devant le Conseil d’Etat pour excès de pouvoir. La raison : le gouvernement a simplement profité d’une nécessité épidémiologique pour modifier dangereusement les conditions de collecte des données individuelles.
C’est en 1988 que l’infection à VIH est inscrite sur la liste des maladies à déclaration obligatoire. Il s’agit d’une mesure d’urgence sanitaire ayant pour but de mettre en place des structures d’observation épidémiologique du sida. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) avait fixé les conditions strictes de collectes de données, pour protéger l’anonymat des personnes atteintes et garantir la confidentialité du traitement des informations. Ainsi, les données collectées ne devaient, en aucun cas, être nominatives. Elles devaient se limiter au champ clinique et être remises par les médecins traitants à la Direction Générale de la Santé (DGS) via les services sanitaires et sociaux départementaux.
A partir de 1997, la responsabilité du traitement des données est intégralement transférée au Réseau National de Santé Publique (RNSP), après quelques années de partage avec la DGS. Ce transfert s’accompagne d’une première modification inquiétante des modalités de collecte des informations : les médecins sont tenus de notifier, pour chaque cas de sida avéré, la date de naissance, le sexe, la nationalité, la profession, le département de résidence et les initiales de la personne atteinte. Le recueil de données plus précises était justifié par la nécessité d’analyses plus fines montrant le vrai visage de l’épidémie. Rien en revanche ne justifiait l’entrée de données nominatives indirectes (initiales du patient) dans la collecte.
Un an plus tard, les statistiques officielles sur le sida en France persistaient à donner de l’épidémie une image biaisée de la réalité : des courbes de mortalité en déclin, occultant l’augmentation du nombre de malades ; des catégories de transmission fourre-tout masquant de sévères inégalités selon le sexe, la nationalité ou le statut socio-économique ; des nomenclatures cliniques désuètes, où les effets secondaires des traitements ne figurent pas, etc. La DGS ne cachait pas d’autre part, officieusement, qu’il était désormais tout à fait possible, grâce aux données collectées, de retrouver un malade déclaré. Cette première refonte du dispositif se soldait donc par un double échec :
– incapacité des études épidémiologiques à donner du sida un état présent satisfaisant ;
– recul notable de la protection de la confidentialité et de l’anonymat des personnes atteintes.
Les défaillances gouvernementales en matière de prévention, les tentatives permanentes de faire passer le sida pour une maladie chronique afin de faire des économies sur les droits acquis par les malades, la non prise en compte des impasses thérapeutiques et des effets secondaires, les retards pris sur l’arrivée de nouveaux traitements, appelleraient pourtant une épidémiologie précise, en cohérence avec l’état actuel de la pandémie.
Le 1er juillet 1998, une loi relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme crée un établissement public dénommé Institut de Veille Sanitaire (InVS), placé sous la tutelle du ministère de la Santé. L’InVS se trouve ainsi responsable :
– du recueil et du traitement des données sur l’état de santé de la population, à des fins épidémiologiques,
– de l’analyse des connaissances sur les risques sanitaires,
– de la détection de tout nouvel événement susceptible d’altérer l’état de santé de la population.
Au moment de la création de l’InVS, les détails juridiques du dispositif sont remis à plus tard : ils seront réglés ultérieurement, par décret. De fait, le 13 mai 1999, des décrets concernant la collecte des données individuelles sont publiés par le Conseil d’Etat, sans avoir été avalisés par la CNIL. On y lit : « La notification des données individuelles est réalisée sous la forme d’une fiche qui comporte des éléments à caractère nominatif et des informations nécessaires à l’épidémiologie … ». Ce décret représente un recul dangereux pour le respect de l’anonymat des malades du sida. Qu’on nous explique comment « l’anonymat » que prévoit la loi pourra être respecté si l’on recueille, comme le prévoit le décret, des données nominatives. Qu’on veuille bien nous expliquer en quoi ces données nominatives apportent quoi que ce soit aux statistiques, surtout lorsqu’on connaît l’incapacité des structures d’observation sanitaires actuelles à utiliser à bon escient les informations qu’elles collectent.
Réalise-t-on l’impact d’une telle mesure sur les relations entretenues entre médecins et patients ? On sait combien cette relation reste délicate, voire difficile. On connaît les problèmes que rencontrent des malades à trouver en leur médecin un soignant qui soit un vrai interlocuteur. On connaît les difficultés qu’ont toujours certains médecins à suivre l’épidémie dans sa constante évolution. On sait combien le maintien à domicile a déjà été largement exploité par de nombreux médecins pour se réapproprier la parole du malade. Certains médecins commencent même parfois à se substituer aux structures administratives, refusant, par exemple, de soutenir des demandes d’Allocation Adulte Handicapé sous prétexte d’on ne sait quels abus. Faut-il redoubler les abus de pouvoir de certains médecins, d’entorses au droit des malades à voir respecter leur anonymat ? Les malades ont fondamentalement besoin d’être suivis par des professionnels dignes de confiance et garants du secret médical. Comment les patients réagiront-ils, lorsqu’ils apprendront que leur médecin traitant est aujourd’hui tenu, par décret, de transmettre à l’InVS des données nominatives ?
C’est jusqu’au dépistage même que cette mesure peut nuire. Il n’est pas absurde d’imaginer que face à ce dispositif, des personnes hésiteront à se faire tester, sachant que le médecin qui leur annoncera, le cas échéant, leur séropositivité, remplira par la même occasion, un document informant l’administration de cette nouvelle contamination, données nominatives à l’appui.
Le recueil de données plus précises est indispensable. Mais la collecte d’informations nominatives ne peut se justifier sur simple « souci épidémiologique ». Des techniques de codage irréversibles de données individuelles existent, elles sont utilisées pour d’autres opérations de collecte d’informations. Elles doivent être appliquées à l’épidémiologie. Si le ministère de la Santé veut nous convaincre de sa bonne foi, il doit modifier ce décret ou le retirer.
C’est dans ce sens qu’Act Up-Paris a présenté un recours en annulation des décrets, pour excès de pouvoir, devant le Conseil d’Etat. Nous nous chargerons de faire entendre au gouvernement à quel point il est incapable de faire face à l’urgence sanitaire et à la nécessité épidémiologique. Nous continuerons de dénoncer ce qui ouvre la possibilité d’une utilisation douteuse de l’épidémiologie. L’argument – que les conseillers sans ministre de l’avenue de Ségur nous oppose aujourd’hui – selon lequel il faudrait être prudent dans le refus d’un texte qui aurait pu représenter une avancée en terme épidémiologique est, à nos yeux, un argument hypocrite et dangereux.
Ce texte a failli passer inaperçu auprès de l’ensemble des associations de lutte contre le sida, ce qui ne flatte pas notre vigilance. Diminution de nos effectifs, difficultés à travailler ensemble pour une cause qui nous est commune, réorientation dangereuse de certains : les associations de lutte contre le sida doivent se méfier ; leur fragilité et leur division offrent à l’État la possibilité de développer un discours trompeur sur l’état de l’épidémie et sur la réalité médicale et sociale des personnes atteintes par le VIH. Par ailleurs, le recours déposé devant le Conseil d’Etat n’est pas suspensif et le dispositif a déjà été mis en place dans 22 départements, dans le cadre d’une phase pilote, dirigée par l’InVS, sans que la CNIL ne soit intervenue ou n’ait été consultée. Même si la CNIL demande, en automne, l’anonymisation des fiches de notification, sa position n’aura que valeur d’avis et ne pourra en rien empêcher l’officialisation d’un « anonymat nominatif » au cœur du dispositif de collecte des informations censées supporter l’épidémiologie.