Depuis 1996, Schering Plough prospère en France grâce au marché que lui offre la prohibition des drogues : 150 000 à 200 000 usagers de drogues par voie intraveineuse constituent le réservoir d’utilisateurs potentiels de ses produits. 30% d’entre eux ont été contaminés par le VIH, et 70% par le virus de l’hépatite C, à la faveur de la précarité imposée par la clandestinité. Près de 60 000 d’autre part sont sous traitement de substitution, très souvent contraints de recourir à ces programmes pour échapper à l’insécurité d’un marché clandestin et aux prix exorbitants des produits qui y circulent. Véritable manne que ce marché captif pour un laboratoire qui développe sa stratégie commerciale dans le cynisme et le plus pur mépris de la santé de ses clients.
Le règne du Subutex®
Sur 60 000 personnes substituées en France, 83% sont sous buprénorphine haut dosage (Subutex®). Après avoir été bloqué pendant des années, le dispositif français de réduction des risques a été construit entièrement autour de l’hégémonie de Schering Plough, dans la précipitation, et sans même qu’aient été prises les précautions élémentaires pour garantir la santé des utilisateurs de ce produit.
Dans les années 1993-95, le terrain est déblayé pour préparer l’arrivée du Subutex® sur le marché de la substitution. Les sulfates de morphine sont interdits, alors que ces produits apparemment plus antidépresseurs que la buprénorphine convenaient mieux à de nombreux utilisateurs. La prescription de méthadone est réservée aux centres qui la délivrent, avec obligation de prendre le produit sur place dans un premier temps, et très souvent des contrôles urinaires destinés à vérifier « l’abstinence » des usagers de drogues.
Aujourd’hui la situation est claire : les médecins de ville n’ont pas le droit de prescrire d’autres produits que le Subutex® aux usagers qui s’engagent dans un traitement de substitution, à moins de les adresser à un centre méthadone. Il est vrai que la place Méthadone® est prise en charge à 100% par la Sécurité Sociale, alors que les traitements Subutex® sont à la charge des patients : assurément, la répartition des coûts de cette substitution « à la française » est avantageuse pour l’Etat comme pour le laboratoire Schering Plough.
De fait, le gouvernement a donc laissé toute liberté à Schering-Plough pour « régler » le problème de la substitution en France. Mais la mise en place du Subutex®, faite dans l’urgence, a de toute évidence été trop rapide :
– les essais thérapeutiques présentés dans le dossier d’A.M.M. ont été réalisés sans tenir compte des contraintes liées aux spécificités pathologiques ou aux pratiques des futurs usagers de ce produit (sérologie positive au VIH et/ou au VHC, fragilité du foie, pratiques d’injection des produits),
– il aura fallu la mort d’usagers de drogues ayant mélangé benzodiazépines et Subutex® (20 au moins sont morts depuis 1996), pour qu’apparaisse un avertissement dans la notice, spécifiant depuis 1997 que le produit « peut être à l’origine de défaillances respiratoires mortelles, notamment en cas de prise associée avec des benzodiazépines (médicaments indiqués dans l’anxiété) et d’utilisation non conforme à la prescription »,
– aucune galénique injectable n’a encore été mise à disposition ni mise à l’étude, malgré des demandes réitérées et alors que – tout le monde le sait – les consommateurs de drogues demandent une substitution injectable : beaucoup se sont trouvés, de fait, exclus des programmes de substitution et ont continué à « galérer » dans la rue ; d’autres ont connu, en s’injectant du Subutex®, les accidents dûs aux excipients qui enrobent les cachets : veines bouchées ou sclérosées, abcès graves, etc.,
– les effets hépatotoxiques du Subutex® (repérés pourtant dés les études préalables à sa mise sur le marché) commencent à peine à être explorés, malgré la gravité qu’ils présentent pour les personnes atteintes, notamment, par le VHC ou le VHB,
– aucune étude n’a été réalisée jusqu’à ce jour sur les interactions médicamenteuses de ce produit avec les antirétroviraux, les antiprotéases, les benzodiazépines ou l’interféron Alpha. Les seules études disponibles actuellement ont été effectuées par l’Agence du Médicament, avec des résultats pour l’instant alarmants.
Schering Plough travaille à l’économie dans une opacité totale. Ce laboratoire joue cyniquement de sa position hégémonique, dans l’irrespect de ses clients.
Deux ans après le positionnement hégémonique du Subutex® sur le marché, l’utopie de la substitution commence pourtant à être sérieusement ébranlée.
Les chiffres ont à peine changé : depuis 1994, 43% des cas de sida diagnostiqués chaque année concernent les usagers de drogues par voie intraveineuse. Les accidents liés aux injections (infections veineuses, abcès, embolies, etc.) sont toujours aussi nombreux. Seul le nombre d’overdoses semble avoir régressé. Mais l’attention portée depuis peu au VHC a révélé une épidémie alarmante dans les milieux d’usagers de drogues, avec 70% de contaminations. La politique de « réduction des risques » française porte-t-elle réellement ses fruits ?
L’écart n’a cessé de se creuser par ailleurs entre les objectifs fixés à la substitution par les milieux médicaux ou para-médicaux (visant de plus en plus le sevrage) et les pratiques réelles des usagers de drogues, qui alternent phases de « décrochage » et consommations récréatives, et marient produits légaux et illégaux pour se « défoncer ». De plus en plus, les uns et les autres parlent des langages différents. Mais c’est qu’on se refuse encore aujourd’hui, obstinément, à prendre en compte les pratiques de plaisir des usagers de drogues.
Aujourd’hui la palette des produits de substitution est réduite à ceux qui ne procurent aucun plaisir, et les galéniques injectables sont systématiquement écartés. Mais les pratiques des usagers de drogues n’ont pas pour autant changé d’objectifs, elles se sont simplement déplacées, quitte à devenir parfois plus dangereuses : la recherche d’effets conduit à ajouter l’alcool ou les benzodiazépines au Subutex®, et la substitution aux opiacés (qui empêche d’y trouver du plaisir) a relancé la consommation de cocaïne.
Pendant ce temps, Schering Plough continue pourtant à travailler à la commercialisation de produits destinés au sevrage : antagonistes purs (Nalorex) ou produits inshootables (Suboxone). Cherchant à contourner l’Agence du Médicament, il tente même de faire homologuer ces produits au niveau européen.Aucune politique de substitution réaliste ne peut se faire dans la négation du plaisir et des pratiques réelles des usagers de drogues. L’approche entière du « problème des drogues » doit être reconsidérée : seule une légalisation contrôlée de toutes les drogues permettra d’imaginer une politique réaliste de prévention des dépendances et des risques liés à l’injection et au mélange des produits.
Le « pack » rebetron : une stratégie commerciale simplement cynique.
En France, le seul traitement contre l’hépatite C est l’interféron alpha en injection sous-cutanée. Cette molécule rudimentaire ne produit que de piètres résultats et des effets secondaires très lourds – situation comparable aux débuts de l’épidémie de sida, lorsque le seul médicament prescrit était l’AZT. Pourtant il existe une autre molécule, la Ribavérine, qui, utilisée en bi-thérapie avec l’Interféron, produit de meilleurs résultats : leur alliance permet une réduction de la charge virale du VHC en dessous du seuil de détection chez plus de 40% des patients traités, contre seulement 5% des patients traités par Interféron seul. La Ribavérine n’est cependant disponible aujourd’hui en France que par le biais d’ATU nominatives, seulement 1000 patients y ont accès.
A l’heure actuelle, le laboratoire Schering-Plough manoeuvre pour obtenir l’A.M.M. du Rebetron, un « pack » de deux médicaments destinés à juguler l’hépatite C : l’Interféron (Introna®), sous forme injectable, et la Ribavérine (Rebetol®), sous forme de cachets.
Ses stratégies commerciales sont claires. Il s’agit :
– de monopoliser un marché juteux : 600 000 personnes seraient atteintes en 2005 selon l’INSERM. Or, depuis son rachat à un laboratoire mexicain, le laboratoire possède l’exclusivité internationale de la Ribavérine. Mais son Interféron, en revanche, l’Introna® est en concurrence avec d’autres médicaments du même type (Laroféron®, Roféron®), qu’il cherche à évincer.
– de forcer la demande : c’est chose faite depuis le 3 juin 1998, lorsque le laboratoire a reçu de la FDA (Food and Drug Administration, USA) l’autorisation de vendre sur le marché américain son « pack » Ribavérine-Interféron, destiné aux personnes atteintes par le VHC pour lesquelles l’Interféron seul reste inefficace. En France, cette pratique est inédite : l’Agence Française du Médicament nous confirme qu’il n’y a pas de précèdent sur le marché français de « pack » associant deux médicaments de galéniques différentes.
– de forcer les législations : Schering Plough cherche à étendre l’autorisation américaine au marché européen. Après un échec auprès de l’Agence Française du Médicament, le laboratoire a adressé une demande d’A.M.M. à l’Agence Européenne du Médicament.
– de créer une jurisprudence : Schering Plough cherche à profiter d’un vide juridique pour pénétrer le marché français et reproduire éventuellement des « coups de force ».
Ces opérations commerciales sont pourtant contraires à l’intérêt des malades. Elles alourdissent les coûts : aux Etats Unis, le prix de 24 semaines de traitement (durée moyenne) a été multiplié par 2,5 après le rachat de la Ribavérine, passant de 12500 francs à 33500 francs. Et au passage, l’accès compassionnel en vigueur a été, selon nos informations, purement et simplement supprimé. Elles restreignent aussi les choix : l’imposition d’un « pack » indissociable de deux produits restreint la palette de prescription du médecin, qui n’aura plus la possibilité de décider d’associer une molécule à une autre, et la liberté de choix du patient. Si la stratégie de Schering Plough aboutit, ceux qui désireront associer la Ribavérine à un autre Interféron devront en faire la demande nominative auprès de l’Agence du Médicament.
Le gouvernement a laissé tout pouvoir à Schering Plough pour régler le problème de la substitution en France. Laissera-t-il Schering Plough s’emparer des traitements VHC ?
Schering Plough a construit son succès commercial sur le mépris de la santé de ses clients.
Act-Up Paris exige de ce laboratoire qu’il cesse de bafouer les règles les plus élémentaires de la santé publique.
Act-Up Paris exige de l’Etat qu’il joue son rôle de contrôle des industries pharmaceutiques et veille au respect des malades.
Schering Plough a assis son succès commercial sur une législation répressive qui met en danger la santé des usagers de drogues.
Act-Up Paris exige l’abrogation de la loi de 1970 sur les stupéfiants.
Act-Up Paris demande la réouverture du dossier de la substitution en France, et la remise en cause du monopole de la buprénorphine haut dosage sur ce marché.