Aujourd’hui, on a le droit de s’interroger sur l’avenir du mouvement associatif de lutte contre le sida et sur notre alliance objective avec l’industrie pharmaceutique, tant nous avons réclamé la même chose pour des raisons différentes : l’accès le plus rapide possible à des molécules antisida, des antirétroviraux. Il n’en reste pas moins vrai que les routes des activistes et des firmes pharmaceutiques sont immanquablement divergentes, et seul un effet d’échelle a pu permettre de les confondre un temps donné. Récemment, des événements sont venus catégoriquement démentir cette confusion.
Alors qu’elles étaient lancées, depuis l’été 2004, dans une «course aux molécules», trois firmes pharmaceutiques ont piétiné les principes d’éthique de la recherche comme d’autres foulent aux pieds le code de déontologie médicale. Les molécules en question sont des «anti-CCR5», une nouvelle génération d’antirétroviraux qui bloquent la réplication du virus par inhibition de récepteurs membranaires (les CCR5) nécessaires à l’entrée du VIH dans ses cellules cibles. Jusque-là, malgré quelques incertitudes scientifiques, nous ne pouvions que nous réjouir d’une extension possible de la palette des traitements anti-VIH disponibles, tant les besoins thérapeutiques demeurent importants.
L’arrivée des anti-CCR5 semblait une bonne nouvelle pour les malades ! Pour Schering-Plough, Pfizer et GlaxoSmithKline, les laboratoires impliqués dans la «course aux anti-CCR5», la bonne nouvelle se doublerait bien sûr d’une bonne affaire. Spécialement pour le leader qui l’emporterait : imaginez l’aubaine, le premier anti-CCR5 sur le marché, le premier inscrit dans la mémoire des médecins, une publicité idéale en direction des actionnaires dans une période où l’innovation se fait si rare. Dopés par les enjeux financiers, les trois labos se sont donc lancés dans une compétition effrénée au risque d’en oublier les principes élémentaires de sécurité de la recherche clinique. Pour être plus précis et technique, voici les données du problème.
Durant les essais de phase I, chaque anti-CCR5 a été testé en monothérapie, pendant sept à quinze jours, sur 60 à 80 personnes infectées par le VIH. Grâce à ces essais préliminaires, les firmes savent que leurs produits ont une activité contre le VIH. L’étape suivante, la phase II, consiste théoriquement en l’évaluation des molécules sur un nombre toujours restreint de malades (100 à 200), pour déterminer leur posologie optimale en combinaison avec d’autres antirétroviraux. Puis, si tout s’est bien déroulé, on peut alors passer à la phase III, celle qui permet d’évaluer l’efficacité et la tolérance du produit expérimental sur plusieurs centaines de malades. Lorsque cette phase est achevée, les firmes peuvent alors soumettre aux agences d’enregistrement une demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM).
Dans la course aux anti-CCR5, les firmes ont choisi d’atteindre l’AMM le plus vite possible, en «ratissant» le plus large possible dès les essais de phase II : tous les patients n’ayant encore jamais pris de traitement sont donc invités à participer à cette compétition en entrant, au choix, dans les études de Pfizer, Schering ou GlaxoSmithKline. Alors que les effets négatifs et positifs des anti-CCR5 sont encore largement inconnus, que leurs doses optimales ne sont pas même définies, les firmes osent donc proposer aux cliniciens de les tester sur des malades vierges de traitement, mais présentant une immunodépression profonde. Ces mêmes patients qui, selon un avis, le 17 mars, du Conseil national du sida (CNS), «ont des risques de morbidité et de mortalité plus élevés» dans les trois années qui suivent l’initiation du traitement, et pour lesquels «il est impératif de recevoir dès le début de la prise en charge médicale un traitement d’efficacité optimale et validée»… Poids lourd pharmaceutique, mais débutant dans le VIH, Pfizer brûle même les étapes en lançant un essai de phase II/III qui prévoit d’enrôler directement plus de 1 000 patients dans le monde, afin de gagner six mois dans le développement de son anti-CCR5.
Si nous soutenons l’innovation, nous refusons qu’elle se développe au détriment des patients engagés dans la recherche. Dix ans après la lutte pour l’accès précoce aux traitements, nous n’avons donc d’autre choix que de dénoncer des stratégies industrielles plus soucieuses d’une rentabilité à court terme que de la sécurité des patients. Nous refusons que des prises de risques inutiles, infligées à des patients en difficulté mais pour lesquels des solutions efficaces et validées existent, servent le développement plus rapide de nouveaux médicaments. Une des règles de la recherche, et non des moindres, ne déclare-t-elle pas que «l’intérêt des personnes qui se prêtent à la recherche biomédicale prime toujours les seuls intérêts de la science et de la société» ?
A ce stade de la tourmente, Pfizer a finalement décidé de retirer son essai de phase II d’Espagne, d’Allemagne, et de France ; des pays où les agences sanitaires, les instances éthiques et les activistes font trop de résistance. L’essai a cependant débuté en Italie, en Belgique, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, sans prise en compte des propositions de modifications formulées par les activistes européens et en contradiction avec l’avis du CNS. Il se poursuit également en Australie, aux Etats-Unis et au Canada. De leur côté, GlaxoSmithKline et Schering ont, semble-t-il, cherché des compromis avec les autorités sanitaires de France, d’Espagne et d’Allemagne.
Nous nous associons aujourd’hui aux activistes européens pour mettre en garde les malades contre une industrie pharmaceutique qui a la fièvre. Les malades ont plus que jamais besoin de sécurité et de la parole de ceux qui savent raison garder, qu’ils soient cliniciens ou experts des autorités sanitaires. Nous ne voulons pas voir Pfizer inaugurer cette nouvelle ère, qui menace pourtant. Une ère où des firmes, lancées dans une «course aux molécules», (dé)localiseraient leurs essais dans des pays où des malades sont moins protégés, et n’ont pour richesse que leurs pathologies graves et mal soignées. Ceux-là même qui n’auront pas accès aux médicaments en question, lorsqu’ils seront vendus à prix d’or sur les marchés rentables.