Les Réunions publiques d’information (RéPI) d’Act Up-Paris permettent de confronter l’expérience de malades avec celle de professionnels et de scientifiques. Le 26 janvier dernier, en collaboration avec Cabiria, une association lyonnaise de santé communautaire, initiée par et pour les travailleurSEs du sexe, nous avons organisé une RéPI intitulée «TravailleurSEs du sexe et VIH». Diane Gobeil (Cabiria) et Melissa Ditmore (Research for Sex Work Project), entre autres, ont pu affirmer un discours à la première personne et aborder les questions relatives à l’éthique des essais qui leur sont destinés, à l’accès aux soins et à la prévention. Nous publions ici des extraits de leurs interventions.
Accès aux soins lors du travail de nuit
par Diane Gobeil.
Diane Gobeil est animatrice de prévention à l’association Cabiria depuis 4 ans. Elle est particulièrement impliquée dans la lutte contre le sida car elle-même séropositive depuis plus de 20 ans. Elle est également co-fondatrice de l’association communautaire Stella à Montréal (Canada) qui milite pour le droit des personnes prostituées à travailler en sécurité et avec dignité.
– L’éducation par les pairs
Je ne saurais évoquer le thème de l’accès aux soins lors du travail de nuit sans évoquer ma vie de travailleuse du sexe dans une association communautaire. Si j’interviens auprès du milieu prostitutionnel à Lyon, c’est parce que je me suis moi-même prostituée pendant plus de 25 ans et que j’ai appris ma séropositivité il y a 20 ans. Depuis 5 ans, je travaille à Cabiria en tant qu’éducatrice.
Une personne prostituée qui voit arriver dans la rue dans laquelle elle travaille un médecin ou une infirmière en blouse blanche aura le plus grand mal à aller vers ces personnes et à discuter avec elles. Je ne suis pas obligée de me prostituer pour faire de l’éducation. Néanmoins, mon expérience en tant que travailleuse du sexe est un atout qui me permet d’acquérir la confiance des personnes dont je m’occupe à Cabiria. Mon travail en tant qu’éducatrice est de mettre en relation les personnes de mon milieu avec le personnel médical, social le plus compétent possible et le plus prompt à accueillir dignement des personnes prostituées. Je sais en les orientant vers mes contacts qu’on ne leur dira pas que ce qu’elles font est mal.
– Prise en charge médicale des travailleuses du sexe
Rendez-vous à l’hôpital
Un jour, j’accompagne une jeune femme dans un service hospitalier des urgences parce qu’elle avait été violée sans préservatif. On lui prescrit une trithérapie d’urgence, on lui fait passer un test dépistage du VIH et on lui demande de repasser la semaine suivante. Je l’accompagne à ce second rendez-vous qui a lieu dans le même service. Le personnel soignant me dit qu’heureusement que je suis là, que cela sera plus facile, notamment pour des questions de traduction, car ils ont des choses à dire à cette personne. Je comprends immédiatement que cette personne est déjà séropositive, en raisons d’une contamination antérieure à ce viol, sans qu’elle le sache. Ce qui était initialement le suivi de prévention suite à un viol devient l’apprentissage de sa séropositivité. Je lui apprends donc la nouvelle et lui explique que je suis également séropositive, que la vie n’est pas encore terminée à condition de se battre. Après l’annonce de sa séropositivité, l’hôpital demande à cette femme de venir une troisième fois. On lui donne des rendez-vous sans lui demander si elle travaille de jour ou de nuit. On lui cale ses rendez-vous à 9 h, alors qu’elle travaille toute la nuit, de 21 h jusqu’à 5 ou 7 h. Cette personne vit à l’hôtel et doit continuer à se prostituer pour gagner sa vie. Il est donc difficile pour elle de se rendre à un rendez-vous si tôt dans la journée. J’ai dû demander que l’hôpital le considère et qu’il accepte de prendre en compte son rythme de vie.
Conditions sanitaires
Cette personne avait besoin de prendre une trithérapie et le médecin décide de la mettre sous Kaletra. Je suis une nouvelle fois intervenue en expliquant que ce médicament avait besoin d’être conservé au frais et que la personne vivait à l’hôtel et n’avait pas de réfrigérateur. Il est en plus impératif de manger en prenant ce médicament. Il est essentiel de tenir compte de ces éléments. Si je n’avais pas été là pour faire de l’accompagnement et si je n’avais pas cette connaissance en matière de traitement, je ne pourrais pas faire un bon accompagnement car la fille n’osait toujours rien dire. Une personne vivant à l’hôtel a plus de difficultés matérielles pour remplir les conditions favorables à un bon suivi du traitement. De manière générale, les filles préfèrent attendre et avoir confiance en leur médecin pour leur annoncer leur profession.
Planning quotidien de la prise des traitements
Le médecin lui explique quand prendre ses traitements, sans aucune flexibilité et sans aucune possibilité d’adaptation à son mode de vie. Le médecin lui dit de prendre sa trithérapie le matin à 7 h, puis à midi et le soir avant de se coucher. Mon rôle ensuite est de refaire les horaires de prise de traitement en fonction du rythme de vie de cette personne. Je lui demande à quelle heure elle commence à travailler. Je décale simplement les heures. Je lui explique qu’elle doit prendre son traitement en se levant et peu importe s’il est midi. J’ai déjà rencontré des filles qui mettaient leur réveil pour prendre leur traitement à 7 h comme leur avait dit le médecin. Si elle déjeune à 16 h, elle doit prendre son traitement à cette heure-là, puis à 5 h quand elle rentre du travail. Cette prise décalée de la trithérapie me vient directement de mon expérience personnelle. Je le fais moi-même lorsque je travaille de nuit.
Orientation professionnelle ?
J’ai déjà entendu certains médecins faire des remarques telles que : «elle va arrêter de se prostituer maintenant qu’elle sait qu’elle est séropositive». Je suis à chaque fois surprise par ce genre de commentaire et je demande toujours pourquoi. Leur réponse est qu’elle peut contaminer les clients. Ce n’est en rien un argument valable. Je ne comprends pas pourquoi une travailleuse du sexe séropositive devrait s’arrêter de travailler. Cela sous-entend qu’il faudrait rendre obligatoires les tests de dépistage pour les travailleuses du sexe. Ce genre de réflexion est une porte ouverte à l’exclusion.
La majorité des personnes prostituées contaminées par le VIH l’ont été dans le cadre de la vie privée. Lorsqu’une travailleuse du sexe exerce son métier, elle utilise systématiquement le préservatif. Mais quand elle entretient une relation avec un homme, celui-ci affirmera qu’il n’est pas un client et qu’il n’est pas nécessaire d’utiliser le préservatif et c’est là que la majorité des prostituées se font contaminer. Il y a vraiment peu de contaminations dans le cadre du travail dans les pays développés.
De plus en plus de clients veulent des passes sans préservatifs. Quand je rencontre des clients qui ne veulent pas mettre de préservatif, je me sens alors contrainte de leur divulguer ma séropositivité. Ils n’y croient pas forcément en disant que j’ai l’air d’être en forme, ce qui ne signifie rien. Les clients pensent que je mens et que j’élabore une stratégie différente pour imposer le préservatif. Je pars du principe qu’en me protégeant des IST ou d’une surcontamination, je protège aussi les autres.
L’éthique dans les essais incluant des travailleuses du sexe
par Melissa Ditmore.
Melissa Ditmore est chercheuse et consultante indépendante à New York et à Bangkok. Elle a fait un doctorat sur le lien entre le trafic et la prostitution. Elle est membre fondatrice du bureau international de Research for Sex Work Project.
– Histoire des travailleuses du sexe dans la recherche médicale
Dans l’histoire, les travailleuses du sexe ont été le sujet de plusieurs mesures de santé publique. Tout a commencé avec l’instauration de mesures préventives contre la transmission de la syphilis au XIXème siècle. Napoléon a instauré un système d’enregistrement des personnes malades et a mis en place des examens de santé pour les prostituées en France. Les travailleuses du sexe ont été la première cible de cette mesure visant à empêcher la propagation des maladies sexuellement transmissibles, non par souci de leur santé, mais plutôt pour protéger les clients et leurs familles «innocentes». Cette approche a perduré jusqu’aux initiatives de santé publique mises en place en matière de VIH et de sida.
Récemment, cette attitude a pris un tournant préoccupant, vis-à-vis de la santé et des droits humains des travailleuses du sexe qui participent à des essais cliniques. Ce mépris officiel a été constaté dans les essais microbicides qui ont eu lieu dans les années 80-90, notamment dans un essai de nonoxynol-9 en Afrique de l’Est. La durée prévue de l’essai était de deux ans. Après six mois, il était évident que les travailleuses du sexe qui utilisaient le nonoxynol-9 étaient devenues séropositives plus vite que celles qui ne l’utilisaient pas. Néanmoins, on a laissé se poursuivre l’essai pendant dix-huit mois supplémentaires, malgré ce taux élevé de séroconversion. Beaucoup de femmes devenues séropositives auraient pu éviter l’infection.
Comme activiste luttant pour les droits des travailleurs et des travailleuses du sexe, j’ai été satisfaite d’apprendre que les chercheurs qui travaillent sur les microbicides avaient choisi de ne plus se limiter aux seules travailleuses du sexe dans les nouveaux essais. Les travailleuses du sexe qui ont des rapports sexuels très fréquents ne sont pas pour autant des sujets idéaux pour des essais de produits destinés à la population générale, laquelle ne l’utilisera normalement que deux à trois fois dans la semaine.
– Les essais ténofovir
Le ténofovir est utilisé comme antirétroviral en association avec d’autres molécules. Ce médicament a montré son efficacité dans la prévention de la transmission du VIH chez le singe. Des essais débutent alors dans quatre pays africains et au Cambodge, essais destinés à démontrer la capacité du ténofovir à empêcher l’infection par le VIH chez les humains. Les participantes doivent par conséquent être séronégatives. L’étude prévoit l’utilisation d’un placebo pour comparer les taux de séroconversion dans deux groupes différents : un groupe va recevoir le ténofovir, le deuxième recevra le placebo. Les participantes ne savent pas si elles prennent le ténofovir ou le placebo. Il est probable que des participantes deviennent séropositives au cours de l’essai.
Contexte
Je vais donc vous raconter tout ce que je peux au sujet de l’essai qui aurait dû avoir lieu au Cambodge, de son arrêt à sa possible reprise. Mon intention est de saisir l’occasion pour parler de la recherche et de l’éthique, et surtout de la possibilité d’améliorer les critères éthiques dans la recherche.
Le Cambodge est un pays pauvre avec une histoire récente d’une extrême dureté, les armes se trouvent partout, le viol est endémique, et le fossé entre les plus riches et les plus pauvres va au-delà de l’imagination des occidentaux. Les soins médicaux sont rudimentaires et les traitements ARV ne sont disponibles que pour 2 % des séropositifs, soit près de 3 000 personnes.
Problèmes méthodologiques
La méthodologie utilisée est une question cruciale de l’essai ténofovir. Des essais cliniques comme celui-ci marchent mieux dans les endroits où le taux de VIH dans la population générale est autour de 6 ou 7 %. Il n’est pas certain que ce soit le cas au Cambodge : un épidémiologiste a établi un taux d’incidence de 3 %. Malgré cette évidence, l’investigateur principal de l’essai a surestimé ce taux à environ 7 %, sans apporter de nouvelles données pour le justifier. Les travailleuses du sexe ne sont pas contre la recherche. En tant que chercheuse et travailleuse du sexe moi-même, la question de la recherche dans ce contexte me tient à coeur. Les travailleuses du sexe ont intérêt à soutenir le développement des protections et des traitements efficaces contre le VIH. La recherche et les essais cliniques y sont indispensables.
Women’s Network for Unity et le ténofovir
L’essai ténofovir a fait l’objet d’une conférence de presse tenue par Women’s Network for Unity (WNU ou
«Réseau des Femmes pour la Solidarité»), une association cambodgienne de travailleuses du sexe qui compte 5 000 membres répartis dans tout le pays.
Les travailleuses du sexe se sont vues offrir trois dollars par mois pour participer à l’essai, ainsi que des soins médicaux gratuits pendant la période de l’essai. J’ai passé une semaine chez WNU en juin 2004. J’ai été surprise par les témoignages des travailleuses du sexe approchées dans le cadre de l’essai et de leur rapport avec les chercheurs. Celles qui ont eu affaire aux personnes associées à cet essai ont souvent parlé de leur difficulté à avoir des réponses précises et fiables à leurs questions concernant l’essai comme «à quelle association appartenez-vous ?» et «quel médicament testez-vous ?».
Dès qu’il est devenu évident que les travailleuses du sexe contactées comprenaient qu’il s’agissait du ténofovir, les recruteurs ont cessé de mentionner le nom du médicament.
Aux questions posées à propos des effets secondaires du ténofovir, elles ont reçu des réponses différentes :
qu’il n’y avait pas d’effets secondaires, les effets étaient insignifiants, qu’elles ne devaient pas s’en préoccuper. On leur a aussi dit qu’elles seraient «guéries du VIH» si elles participaient à cet essai. Curieuse histoire à raconter à des sujets expérimentaux dans le cadre d’un essai préventif où elles devraient être logiquement toutes séronégatives : personne ne leur a dit s’il s’agissait d’un essai préventif ou d’un essai sur l’efficacité du ténofovir. Un nombre surprenant de travailleuses du sexe présentes à une réunion organisée par WNU m’ont affirmé que les recruteurs leur avaient dit qu’ils étaient d’Oxfam, ONG qui est le parrain de Women’s Agenda for Change. Si c’est ce qu’on leur a dit, c’est un mensonge flagrant. J’ai entendu la même histoire répétée par des gens venant de quartiers différents, qui n’avaient pas la possibilité de savoir que d’autres m’avaient déjà raconté la même chose. Je suis donc disposée à les croire.
On est obligé de se demander ce que les chercheurs ou les recruteurs avaient à perdre s’ils avaient été honnêtes par rapport aux objectifs de l’essai. Ce manque de transparence a provoqué le mécontentement extrême des travailleuses du sexe, puis le boycott de l’essai. C’est ce qui a incité les travailleuses du sexe à tenir une conférence de presse et, ensuite, avec le soutien d’Act Up-Paris, à organiser une manifestation pendant le symposium de Gilead à la conférence internationale sur le VIH à Bangkok. Cette action a été évoquée diversement par la presse : quelques articles se sont moqués des revendications des travailleuses alors que d’autres y ont été plus favorables. Finalement, le Premier ministre cambodgien a mis fin à l’étude dans son pays en invoquant les droits humains.
A propos de l’arrêt définitif ou de la reprise de l’essai ténofovir, une réunion a eu lieu le 14 janvier 2005 dans les locaux de UNAIDS à Phnom Penh. Elle regroupait des chercheurs et des «représentants de la communauté». Néanmoins, les groupes de travailleuses du sexe qui avaient refusé de prendre part à l’essai n’y ont pas été invités malgré les assurances répétées des chercheurs, qui disaient tenir à la participation de la communauté. J’en suis franchement dégoûtée.
WNU était bien présente à une seconde réunion qui s’est tenue le mercredi 19 janvier. Quand j’ai parlé à John Kaldor, l’investigateur principal de l’essai, le vendredi 20 janvier, celui-ci a reconnu la légitimité des demandes des travailleuses du sexe et il a certifié qu’il aurait refusé de continuer à participer à un essai sans que soient offerts aux participantes des traitements contre le VIH.
Point important la procédure d’inclusion
Une activiste qui a une longue expérience de la recherche avec des populations stigmatisées a estimé que la présentation de l’essai ténofovir ressemblait à beaucoup d’autres études qu’elle avait vues : «ça a l’air très bien sur le papier, mais l’implantation sur le terrain par les employés est affreuse».
Il est possible de régler ce problème récurrent en stimulant le dialogue, afin que les participantes puissent communiquer leurs soucis directement aux chercheurs. La deuxième étape est la discussion, afin de trouver des solutions acceptables pour tous. Cela demande un engagement de la part des chercheurs envers les participantes à l’essai et la communauté. Cela nous amène directement à une question plus difficile : qu’est-ce que la communauté et par qui est-elle définie ? Il est essentiel d’inclure les populations les plus marginalisées et de demander leur inclusion de façon significative.
– Conclusion
Je me trouve encore une fois obligée de terminer mon discours par un soutien plus grand encore à tous ceux et toutes celles qui se trouvent dans des situations difficiles, en France ou aux Etats-Unis.
Ce qui importe dans la recherche est moins le principe de consentement éclairé qu’un réel échange entre les participantEs à un essai et les chercheurs. Ces derniers doivent des réponses claires aux participantEs. Cette première étape, très importante, devrait amener à une meilleure protection des participantes. Disposition précisée dans les protocoles de recherche.