Le gouvernement indien vient de modifier sa législation en matière de brevets, dans le cadre de l’application des accords de l’OMC. Contrairement aux engagements pris ces dernières années sur la scène internationale, la nouvelle réglementation indienne n’utilise pas pleinement les quelques brèches subsistant dans ces accords pour limiter les monopoles et les prix des produits vitaux comme les médicaments.
En 1994, l’Inde a fait partie des pays qui ont fondé l’Organisation mondiale du commerce. Parmi les accords commerciaux qui constituent le socle de cette institution internationale figure l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC — TRIPS en anglais). L’ADPIC a pour objet d’imposer dans le monde entier le régime de protection de la propriété intellectuelle choisi par les pays les plus développés. Il prévoyait que les pays en développement auraient jusqu’au 1er janvier 2005 au plus tard pour mettre leur législation en conformité et commencer à l’appliquer.
L’Inde avait alors décidé d’attendre le dernier moment. En effet, parmi les dispositions restrictives qu’impose l’accord figure le brevetage des médicaments. Or l’Inde dispose de l’industrie pharmaceutique la plus avancée des pays en développement (en particulier en ce qui concerne les produits finis de haute qualité). En effet, en 1970, le gouvernement indien avait décidé de favoriser fortement le développement d’une industrie pharmaceutique locale, entre autres en cessant d’octroyer des brevets sur les médicaments. A l’époque, l’essentiel des médicaments disponibles en Inde étaient soit importés d’Occident, soit fabriqués sur place par les firmes occidentales, qui détenaient tous les brevets. Le système des brevets correspondait à un legs de la colonisation britannique.
Les motifs d’une trahison
Mais depuis 1995, la donne a profondément changé au sein de l’industrie pharmaceutique indienne. Les leaders de l’époque – Dr Reddy’s, Ranbaxy, [ Cipla – sont aujourd’hui des géants mondiaux du générique. Leurs usines sont agrémentées par la Food and drug administration (FDA) américaine, et elles commercialisent leurs produits dans les pays riches lorsque les brevets arrivent à expiration (les ventes des génériques aux Etats-Unis représentent déjà plus de la moitié de leur chiffre d’affaires). Dans les cinq prochaines années, les pays riches vont voir des produits réalisant un total de 60 milliards de dollars de chiffre d’affaires aujourd’hui tomber dans le domaine public, et être génériqués (à titre de comparaison, le chiffre d’affaires du médicament en Inde s’élève à l’heure actuelle à moins de 9 milliards de dollars). Or, du fait qu’elles fabriquent déjà des versions génériques de ces produits dans leurs usines estampillées FDA, les firmes indiennes sont dans une position idéale pour remporter les énormes marchés qui s’annoncent au Nord.
Pour défendre leur accès à ces marchés, les génériqueurSEs indienNEs sont prêtEs à tous les sacrifices et n’ont pas hésité à soutenir publiquement le souhait des pays riches que l’Inde adopte un régime de monopoles pharmaceutiques bien plus strict que l’OMC ne l’y oblige (voir encadré sur les dispositions ADPIC+ de l’ordonnance) .
Parmi les laboratoires indiens, seul Cipla a pris fait et cause contre le renforcement des monopoles sur les médicaments en Inde – celui-là même qui, en 2001, avait osé déclarer la guerre des prix sur les antirétroviraux au géant britannique Glaxo. Mais les deux leaders du secteur, Dr Reddy’s et Ranbaxy, ont à eux seuls plus d’influence sur le gouvernement que le reste des industrielLEs indienNEs.
Le Ministre de l’industrie et du commerce extérieur, Kamal Nath [[sa déclaration, ce jour, lors de l’annonce de la promulgation de l’ordonnance modifiant la loi des brevets :
« Il y a dix ans les exportations indiennes de médicaments étaient inférieures au milliard de dollars. Aujourd’hui nous en sommes à 3 milliards de dollars, soit plus d’un tiers de la production nationale en valeur. Près de 60 milliards de dollars de médicaments vont tomber dans le domaine public dans les toutes prochaines années. L’industrie indienne peut arracher la part du lion de ce pactole – si tant est que nous soyons un membre de la communauté commerciale internationale digne de confiance, et que nous ne mettions dans une position douteuse, exposée au risque de mesures de rétorsion ou de sanctions, qui menaceraient nos exportations non seulement pharmaceutiques, mais aussi celles d’autres secteurs clés – y compris celui des textiles [qui fait travailler tant de personnes] ». ]], a ainsi promulgué le 27 décembre dernier une ordonnance reprenant massivement les exigences occidentales.
Pourtant, la détermination des laboratoires occidentaux à faire disparaître toute concurrence en Inde n’est plus à démontrer. Ainsi, le géant pharmaceutique suisse Novartis, qui détient les brevets de l’anti-cancéreux Glivec, a utilisé une disposition obscure du droit international pour faire retirer les versions génériques de son produit du marché indien. Les malades indienNEs se retrouvent donc avec pour seul choix le Glivec, vendu au prix de 30 000 e par an… Dès l’année prochaine, c’est le Combivir, médicament anti-VIH le plus utilisé au monde, qui est va être couvert par un brevet en Inde. Or, on estime que 30 % des séropositifVEs africainEs sous traitement à l’heure actuelle utilisent un générique du Combivir fabriqué en Inde, tel que le Duovir de Cipla ou l’Avocom de Ranbaxy.
Dès lors, pour des millions de séropositifVEs pauvres, le seul espoir est que l’Inde mette en application le mécanisme de contournement légal des brevets que l’OMC a validé en novembre 2001 : la licence obligatoire. Mais Kamal Nath a décidé que s’appliquerait aux licences obligatoires un régime de recours suspensif illimité, qui a pour effet de bloquer toute utilisation réelle de ce dispositif.
La prochaine étape de la bataille contre les monopoles de brevets en Inde va être le vote par le Parlement de l’ordonnance de Kamal Nath, prévu au printemps prochain. En effet, le régime constitutionnel indien diffère du français en ce que même les ordonnances doivent être validées par le Parlement, au plus tard 6 mois après leur promulgation. D’ici là, les activistes indienNEs de l’Affordable medicine treatment campaign (AMTC) vont donc tout tenter pour convaincre les partis politiques les plus soucieux du sort des pauvres et des malades d’amender le texte afin d’exploiter toutes les brèches subsistant dans l’ADPIC, permettant de limiter les monopoles sur les produits vitaux comme les médicaments. Act Up-Paris, de même que le collectif activiste américain Health GAP (fondé par Act Up-New York et Act Up-Philadelphie), continuera de soutenir les activistes indienNEs dans leur combat pour l’accessibilité des médicaments, comme nous l’avons fait le 6 décembre dernier, à la veille de la journée mondiale de solidarité avec les activistes indiens, en manifestant devant l’ambassade d’Inde à Paris.