Le 7 septembre 2004, 126 toxicomanes étaient évacuéEs par la police d’un bâtiment de la SNCF occupé depuis plus d’un an. Chose exceptionnelle, et malgré les pressions exercées par la préfecture pour que l’événement reste discret, l’expulsion se déroule en présence d’une dizaine de journalistes alertéEs par Act Up-Paris. De nombreuses associations spécialisées sont présentes, qui garantissent le calme et offrent du café chaud, au petit matin.
Une concertation préalable a permis d’assortir l’opération de «mesures d’urgence sanitaires et sociales» – cependant réduites à cinq lits dans une structure d’accueil de nuit proche, et quelques nuitées d’hôtel et vingt-huit chambres offertes par la Préfecture de Seine-Saint-Denis pour une durée d’un mois. La plupart des expulséEs, en clair, se retrouvent à la rue.
Le lendemain, 8 septembre, un squat se reconstitue à quelques centaines de mètres, à nouveau dans des locaux appartenant à la SNCF, mais situés cette fois dans Paris. Si le premier site était devenu dangereux pour ses occupantEs, celui-ci est bien pire. Son accès nécessite de franchir plusieurs voies ferrées électrifiées en service, d’escalader des murs élevés (jusqu’à six mètres) et d’emprunter des quais de déchargement. La configuration des lieux empêche toute évacuation en cas d’incendie. Aucun point d’eau, à l’intérieur comme en proximité, aucun sanitaire. La situation est jugée par les associations «encore plus catastrophique que celle du squat de Saint-Denis». Mais les usagerEs cherchent à reconstituer un lieu de vie commun, et éviter l’éparpillement. Soit qu’ils/elles se refusent d’eux/elles-mêmes à sortir de Paris, soit que ni la police, ni les maires, ni la Préfecture et la DDASS de Seine-Saint-Denis ne veuillent les accueillir, soit que les jeunes du 93 et leurs brigades «anti-tox» aient décidé de les contenir, ils/elles s’obstinent à rester aux portes de la capitale et révèlent dans le périphérique une véritable barrière, là où chacunE pensait que l’acharnement parisien à traquer leur présence les chasserait au-delà. Investissant des lieux plus inaccessibles que jamais, ils/elles disent qu’ils/elles ne «peuvent pas aller plus loin».
En écho, les associations de terrain se mobilisent. Le 8 septembre, un communiqué de presse signé par six associations spécialisées, deux associations d’usagerEs, quatre associations d’habitantEs et soutenu par l’Association française de réduction des risques (AFR), proteste : «200 usagers de drogues expulsés d’un entrepôt abandonné en frontière de Paris et de Saint Denis : et après ?». Une dizaine de jours plus tard, la Coordination toxicomanies du 18ème arrondissement (CT18) organise un premier repérage sur le nouveau site. Début octobre, elle alerte les services de l’État sur sa dangerosité. Les semaines qui suivent verront la mobilisation, non seulement de tous les acteurRICEs de la réduction des risques du nord-est parisien et de la Seine-Saint-Denis, mais des politiques eux/elles-mêmes. Le 8 octobre, lors d’un «Forum Toxicomanie» organisé par la Mairie de Paris, Daniel Vaillant, maire du 18ème, dont on n’a pas vraiment oublié la stratégie d’occupation et d’interpellations policières qui avait si efficacement, il y a quatre ans, repoussé les toxicomanes en errance du 18ème vers le 19ème, appelle publiquement de ses vœux la mise en œuvre d’un dispositif temporaire dicté par l’«urgence humanitaire», et se dit prêt à assumer sa responsabilité en l’accueillant sur le territoire de son arrondissement. Le 16 octobre Didier Jayle, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) se rend lui-même sur les lieux. Le 18, une réunion regroupera dans son administration une cinquantaine d’acteurRICEs : préfectures de Paris et du 93, mairies d’arrondissement, mairie centrale, SNCF, police, associations de réduction des risques, groupes d’auto-support, associations de riverainEs. Même changement de ton, même vocabulaire, même déport de la réaction sécuritaire vers l’approche humanitaire : pour Didier Jayle, la situation exige la mise en œuvre urgente d’une solution transitoire qui satisfasse des humanitaires. Deux solutions sont envisagées : la sécurisation du squat actuel, ou l’installation, sur le modèle des camps de réfugiéEs, de tentes ou d’algecos sur un site proche. La première étant catégoriquement rejetée par la SNCF pour des raisons techniques, la seconde est retenue et actée par l’ensemble des participantEs à la réunion.
Parallèlement, la procédure judiciaire suit son cours. Le 20 octobre, les squatteUSErs sont assignéEs en référé par le Tribunal de grande instance de Paris. Trois de leurs représentantEs, accompagnéEs par des membres de la Coordination toxicomanies 18, se rendent à l’audience, provoquant la sidération des juges et des média présents («c’est la première fois qu’on vient voir un juge sans y être obligé»). Ils/elles font état au juge de l’absence de possibilités d’hébergement adaptées, plaident l’état de nécessité qui les a menés de squat en squat jusqu’à des lieux aussi insalubres et dangereux, et réclament l’application de la trêve hivernale. «Si vous nous expulsez, on va retrouver la rue, les halls d’immeuble et les cabines téléphoniques. Dehors, on est chassés par les riverains, les jeunes nous tapent dessus pour nous voler. Nous demandons à bénéficier de la trêve hivernale, le temps d’envisager d’autres possibilités de logement». Mais surtout, ils/elles font valoir leur statut de «communauté» («des toxicos, il y en a environ deux cents à trois cents dans le 18ème, on se connaît depuis des années», «nous sommes une communauté, mais on ne veut pas le reconnaître») et revendiquent le droit, non seulement d’avoir un toit, mais le même toit pour touTEs – idées admises par touTEs et confirmées par la sous-utilisation des nuitées d’hôtel qui avaient été mises à disposition au moment de l’évacuation de Saint-Denis : à la sortie du squat, quinze chambres seulement avaient été utilisées sur vingt-huit, et seules sept l’étaient toujours au bout de quinze jours.
Aujourd’hui la situation est loin d’être réglée. La belle unanimité des participantEs à la réunion de la MILDT s’est lézardée dès le lendemain, avec la visite des terrains de «l’Évangile», pressentis pour accueillir les algecos : les représentants de la Mairie du 18ème estimant l’installation impossible aussi près d’un quartier d’habitation réputé difficile, on envisage d’implanter le dispositif près du squat évacué le 7 septembre – renvoyant ainsi la balle vers la Seine-Saint-Denis, qui la refuse. Effondré, au moins provisoirement, sur des considérations territoriales, le projet restait sans solution fin novembre, et renvoyé à des réunions ultérieures. Le tribunal avait pourtant fait connaître, entre temps, une décision qui aurait dû conforter le sentiment d’urgence : à compter du 25 octobre, les occupantEs du nouveau squat avaient huit jours pour quitter les lieux.
L’expulsion a eu lieu le 16 novembre. Les associations ayant cette fois «refusé d’accompagner l’opération», elle s’est faite devant une poignée de «témoins» d’Act Up-Paris, dont la banderole barrée d’un «Honte» a vite été arrachée par les forces de l’ordre. Une quinzaine de personnes seulement étaient présentes dans le squat ce matin-là. Les autres s’étaient déjà éparpillées. Deux ou trois des principaux leaders ont accepté des chambres d’hôtel. Mais plus de quinze jours après le début de la «trêve hivernale», la plupart étaient retournéEs à la rue, investir de nouveaux lieux aussi précaires et isolés, ou trouver refuge dans les caves des immeubles les plus dégradés. «Le cycle continue», disait notre communiqué.
Dans la rue tout est allé très vite, le deal est à nouveau devenu visible, la consommation dans les immeubles a repris, de même que les squats de caves et les duvets à même le trottoir. Plusieurs usagerEs sont mortEs. Overdoses, coups de couteau, incendies… la comptabilité est macabre et toujours incomplète. La tension est telle dans la rue qu’elle gagne toutes les boutiques d’accueil. Celles-ci battent des records d’affluence et se trouvent confrontées à des scènes de violences qui sont la conséquence directe d’un sentiment d’abandon toujours plus évident. Récemment un éducateur de la boutique de l’association Charonne a été grièvement blessé en tentant de s’interposer entre deux usagerEs. Du côté des pouvoirs publics : rien. Toujours pas de solution temporaire, toujours pas de solutions d’hébergement d’urgence, pas même un bout de gymnase dans le cadre du plan Grands froids, même le processus de concertation est totalement moribond.
Nous ne laisserons pas finir l’hiver sans dire notre colère.